Ferdinand Lot De l’Institut


CHAPITRE VII Charles Martel et la fin de l’ère mérovingienne (721-741)



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CHAPITRE VII

Charles Martel et la fin de l’ère mérovingienne
(721-741)


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Il était grand temps qu’un bras vigoureux reprît la direction de 1’Etat franc. Il s’en allait en morceaux. Les « tyrans » laïques et ecclésiastiques se rendaient indépendants. A l’exemple de l’Aquitaine, la Bourgogne, un instant, sembla se détacher du reste du Regnum et, chose curieuse, sous l’influence de l’épiscopat, notamment de l’évêque d’Auxerre. Mais ici le danger fut écarté par la mort (715) de l’évêque Savary. Quant à l’Aquitaine, dont il avait eu cependant gravement à se plaindre, Charles fut obligé de la laisser provisoirement de côté pour porter son attention du côté du Nord et de l’Est. Partout, Frisons, Saxons, Thuringiens, Alamans, Bavarois menaçaient ou se détachaient.
Il lui fallut d’abord refouler les Saxons (711, 724, 738), mais sans pouvoir envisager une conquête de la Saxe. Par contre, deux campagnes contre les Frisons amenèrent l’annexion de cette région à l’Empire des Francs.
L’Alamanie avait secoué le joug. Son duc, Lantfrid, agissait en souverain. C’est ainsi qu’il faisait rédiger une nouvelle version de la Loi des Alamans sans avoir recours à la promulgation, même pour la forme, d’un roi ou d’un maire du palais franc. Mais le châtiment fut immédiat Lantfrid fut battu et le duché supprimé, au moins pour un long temps.
Du côté de la Bavière, l’intervention de Charles fut facilitée par l’appel du duc Hucbert contre Grimoald. Deux campagnes (725, 728) amènent la défaite de ce dernier et de ses partisans. A la mort d’Hucbert, ce fut Charles qui nomma son successeur, Odilon. La Loi des Bavarois fut promulguée au nom du Mérovingien Thierry IV.
Mais Charles comprend que le seul moyen de pacifier la Germanie c’est de la christianiser. Comme son père, et plus encore, il favorise les missionnaires, ceux des îles Britanniques, le clergé de Gaule se révélant incapable de mener à bien cet apostolat : l’Anglais Willibrord reparaît en Frise. L’évêché d’Utrecht est rétabli. Seule la Frise orientale restera encore longtemps insensible à l’évangélisation. Mais le grand missionnaire du siècle est l’Anglais Wynfrid qui latinisa son nom en Bonifacius. L’initiative de son œuvre ne vint pas de France, mais de Rome. Ce fut le pape Grégoire II qui le chargea de la tâche redoutable d’évangéliser sur la rive droite du Rhin les populations, non seulement de l’Alamanie et de la Bavière, mais de la partie franque de la Germanie, la Hesse, la vallée du Main. S’il ne fut pas l’instigateur de l’apostolat, Charles en fut le soutien résolu à partir du moment où il fut le maître du Regnum Francorum (722). Les succès remportés par l’apôtre lui valurent une distinction nouvelle, créée pour lui : évêque depuis 722, il fut nommé, dix ans plus tard « archevêque », c’est-à-dire archiévêque, pour qu’il eût autorité sur les sièges épiscopaux qu’il fonda dans l’Allemagne du Sud, à Wurzbourg, à Erfurt, à Eichstädt et aussi à Buraburg. La Bavière n’était plus païenne, mais l’épiscopat y avait besoin d’une refonte. Boniface institua les évêchés de Salzbourg, Ratisbonne (Regensburg), Passau, Freisingen (739).
Mais l’histoire générale a retenu avant tout la lutte de Charles Martel contre l’Islam, et sa victoire.
Cette lutte est inséparable des événements d’Aquitaine. Si le duc Eudes avait renoncé si vite à se mêler des guerres entre Neustriens et Austrasiens c’est qu’il se sentait gravement menacé du côté du Sud. La rapide conquête de l’Espagne visigothique, en 711, n’avait pas suffi à amortir l’ardeur conquérante des Arabes et des Maures islamisés. Tout de suite, ils s’en prirent à la portion de 1’Etat gothique située au nord des Pyrénées orientales, la Septimanie. En 719, Al-Horr mène une algarade jusqu’à Nîmes. Vers 720, Narbonne est enlevée. Le 21 juin 721, il est vrai, le wali (gouverneur) Al-Samah, qui s’en prend à Toulouse, est battu et tué par Eudes. Cet échec ne décourage pas les Musulmans. En 725, Carcassonne est prise, avec le reste de la Septimanie. Un raid remonte la vallée du Rhône, pousse jusqu’à Autun qui est pillé le 23 août.
Eudes intimidé crut faire un coup de maître. Il maria sa fille à Othman, émir assurant la défense de l’Espagne du côté du Nord. Se croyant garanti sur ses derrières, Eudes eut l’imprudence de rompre le traité conclu avec Charles. Le Franc passa la Loire, dévasta l’Aquitaine dans une double expédition (731). Pour comble de malheur l’alliance d’Eudes avec Othman tourna au désastre. L’émir était un Maure détestant les Arabes. Il se souleva contre le wali arabe d’Espagne. Celui-ci, Abd-er-Rhaman, représentant du Khalife Heschamn, disposait de forces nouvelles qui lui permirent de se débarrasser d’Othman (731).
Abd-er-Rhaman s’en prit ensuite à l’allié de l’émir, à Eudes. Pour la première fois, les Musulmans, partis de Pampelune, passèrent les Pyrénées à l’ouest et marchèrent sur Bordeaux. La cité fut dévastée, ses églises brûlées. Eudes, qui s’était retiré en deçà de la Garonne et de la Dordogne, fut rejoint et complètement défait. Il s’enfuit auprès de Charles.
Abd-er-Rhaman n’avait sans doute eu comme dessein que le châtiment du duc d’Aquitaine et la prise de possession de la Gascogne. Mais il entendit parler des richesses, que la renommée grossissait énormément, des trésors accumulés dans la basilique de Saint-Martin de Tours. Il résolut de mettre la main dessus.
Charles, alerté par Eudes, rassemblait ses forces. Il ne put empêcher le pillage du monastère de Saint-Hilaire, alors en dehors des murs de Poitiers, mais il arrêta Abd-er-Rhaman, en une localité inconnue que les textes disent « près de Poitiers », « dans les parages de Poitiers », au mois d’octobre 732. Sur cet événement fameux les annales franques sont d’une sécheresse extrême, à leur habitude. Le seul récit détaillé qu’on possède émane d’un chroniqueur espagnol, écrivant une vingtaine d’années après. On l’appelait autrefois Isidore de Beja. Son nom est en réalité inconnu. On sait qu’il écrivait à Cordoue. Si on l’en croit, les adversaires s’observèrent sept jours ; les Francs conservant une attitude défensive, les Musulmans se décidèrent à attaquer. Ils ne réussirent pas à enfoncer les gens du Nord qui demeuraient immobiles comme un mur de glace. « Les gens d’Austrasie assènent des coups violents avec leurs mains de fer. La nuit arrête le combat. Le lendemain, les Européens (sic) crurent tout d’abord que l’ennemi allait reprendre la lutte, mais les reconnaissances leur apprennent que le camp des « Ismaélites » est vide : l’ennemi avait profité de la nuit pour s’enfuir. Les Européens les recherchent de tous côtés, craignant des embuscades ; mais leurs ennemis avaient bien décampé. Le wali Abd-er-Rhaman avait trouvé la mort dans l’action. Les vainqueurs ne font pas la poursuite. Ils pillent le camp ennemi et rentrent chez eux.
Récit auquel les historiens attachent plus de valeur qu’il ne comporte. C’est un morceau de littérature avec les oppositions de termes chers à la rhétorique de l’école : la glace des Austrasiens s’oppose à la chaleur des Ismaélites, l’immobilité des premiers au tourbillonnement des seconds. Par opposition au monde africain les Austrasiens sont dits « Européens », etc. L’auteur, chrétien fervent, déteste les Musulmans et est heureux d’avoir l’occasion d’écrire un morceau de bravoure rapportant leur défaite. Il n’est pas sûr le moins du monde que les adversaires se soient observés sept jours (nombre mystique), ni même qu’ils fussent « Austrasiens », car, sauf les gens de la Touraine, considérés comme d’« Austrasie », les Francs ont dû être recrutés en Neustrie, conformément à la pratique qui voulait qu’on composât l’ost en majorité avec des contingents levés dans la partie du Regnum la plus voisine des régions menacées.
Cette victoire de Charles Martel sous Poitiers doit être appréciée à sa juste valeur. Dire qu’elle a sauvé l’Europe occidentale de l’Islam est une exagération. Mais cette exagération s’éloigne moins du réel que l’opinion émise quelquefois, laquelle tend à en réduire l’importance. Certes, l’expédition d’Abd-er-Rhaman sur Poitiers avec Tours comme but, a l’allure d’une « algarade » et non d’une conquête méthodique, mais il ne faut pas oublier que les conquêtes de la Syrie, de l’Egypte, de l’Afrique du Nord, de l’Espagne ont commencé par des algarades de ce genre, suivies rapidement de l’occupation définitive de ces régions. Sans la victoire de Charles, une grande partie de l’Aquitaine eût été rapidement islamisée et il est plus que probable qu’elle serait restée musulmane pendant un grand nombre de siècles, tout comme l’Espagne.
L’activité de Charles est sollicitée de tous côtés. Il doit porter ses coups au Nord, à l’Est, au Sud, au Sud-Est.
L’année qui suivit Poitiers, Charles est appelé en Bourgogne par des troubles très graves. Il doit procéder à une véritable conquête. Il pousse jusqu’à Lyon et « livre la ville à ses fidèles ».
En 734, c’est la Frise maritime et insulaire, demeurée païenne, qui se révolte. Charles doit l’attaquer par mer, cas rarissime dans les annales franques. Le prince frison, païen endurci, Bubon, est tué, les « temples » (fana) brûlés. Les Francs rentrent chargés de butin.
L’année 735 voit la mort du duc Eudes. Charles s’imagine qu’il va annexer l’Aquitaine. Il passe la Loire et s’empare de Blaye et de Bordeaux.
En 736, la Bourgogne mal soumise doit être occupée de nouveau jusqu’à Arles et Marseille. Charles y établit des « juges » (comtes). Puis il retourne, chargé de dépouilles et de présents dans le « royaume des Francs, siège de son principat ».
Un an après, Charles doit affronter encore les « Ismaélites ». Ecartés d’Aquitaine, Arabes et Maures veulent s’insinuer par la vallée du Rhône. Ils trouvent des complices dans le propre duc de Provence, Mauront, qui les laisse s’emparer d’Avignon et ravager la contrée. Le maire du palais confie le soin de recouvrer la place et de reprendre la région à son demi-frère Childebrand. Celui-ci nous a laissé le récit de ses exploits dans la chronique qu’on, désigne sous le nom de « Première continuation de Frédégaire ». Avignon est recouvré après un siège où l’on signale l’emploi de machines, de l’artillerie névrobalistique, à l’antique. Alors Charles, avec son ost, passe le Rhône, pénètre en Septimanie jusqu’à Narbonne, « ville très célèbre », où s’enferme l’émir Athima. Mais pendant ce temps, une armée se forme en Espagne sous Omar-ibn-Chaled, dont le chroniqueur déforme le nom en Amormacha. Une grande bataille se livre sur l’étang de Berre, entre Narbonne et Leucate. Omar est tué, les Sarrasins s’enfuient sur mer, par le grau. Ils sont poursuivis sur l’eau par les Francs et se noient. Grand butin, masse de captifs, ravage de la Gothie (Septimanie). Charles prend les villes « fameuses » de Nîmes, Agde, Béziers. Il les renverse, abat les remparts, met le feu aux cités, aux environs, aux châteaux. Puis il rentre victorieux, grâce au Christ, « dans la terre des Francs, siège de son principat ». Il n’en demeure pas moins qu’il a échoué au siège de Narbonne.
Après un intermède occupé à châtier les Saxons et à exiger le tribut d’une partie d’entre eux, tout est à recommencer du côté de la Provence. Mauront s’enfuit, se cache dans les rochers impénétrables et des fortins le long de la mer. Après avoir soumis le pays, Charles rentre en France et commence une maladie à Verberie sur l’Oise (738). Ce que le chroniqueur ne dit pas, c’est que pour triompher de la rébellion de Mauront, Charles avait dû faire appel au roi des Lombards, Liutprand.
En 741, il y eut encore de l’agitation en Bourgogne, Charles en confia la répression à Childebrand et a l’un de ses fils, Pépin. Il n’avait pu conduire, l’expédition. Il était trop atteint par la maladie. Il se rendit à la basilique de Saint-Denis où il déposa de grands présents, puis gagna le palais rustique de Quierzy-sur-Oise. C’est là qu’il mourut le 22 octobre 741. Il fut enseveli dans la basilique de Saint-Denis.
Charles, auquel le surnom de « marteau » (martellus) fut donné par la suite, est le second fondateur de l’Empire franc. Il l’a relevé, raffermi dans des conditions plus difficiles que le fondateur, Clovis. Il préfigure Charlemagne et, pour la valeur guerrière, le dépasse sensiblement. Pour mener à bon terme une tâche comme désespérée, il n’a usé d’aucun ménagement.Il a brisé impitoyablement tous ceux qui lui résistaient ou qu’il soupçonnait de complicité avec ses adversaires ou même de tiédeur envers lui-même. Il n’a pas plus épargné les gens d’Eglise que les laïques. Dès le début de son principat il chasse Rigobert, évêque de Reims, qui passe pour un saint, Wandon, abbé de Fontenelle (Saint-Wandrille) ; ensuite Eucher, évêque d’Orléans, sera exilé, Aimer, évêque d’Auxerre, emprisonné.
En faveur de ses parents et ses dévoués, toutes les règles de la discipline ecclésiastique sont violées. Son neveu Hugues, fils de Drogon, déjà évêque de Rouen, reçoit l’abbaye de Fontenelle (727), puis y joint jusqu’à sa mort (730) les évêchés de Bayeux et de Paris, plus l’abbaye de Jumièges, ce qui ne l’empêcha pas d’être considéré comme un saint en des temps peu difficiles sur le chapitre de la sainteté.
Malgré sa piété, sincère comme chez tous les Carolingiens, piété active, car il comble de biens et de cadeaux évêchés et monastères, il procède avec une rigueur impitoyable à la confiscation d’immenses domaines ecclésiastiques. L’Eglise de Gaule s’était prodigieusement enrichie au cours des VIe et VIIe siècles. Ce dernier siècle avait vu se fonder des monastères par centaines. Tout de suite ils avaient été magnifiquement dotés de biens fonciers par les rois, les reines, les maires du palais, les grands. Qui plus est, évêques et abbés avaient obtenu la faveur de l’immunité, c’est-à-dire l’exemption de tous les impôts directs, y compris les amendes judiciaires, multipliées par la pratique du rachat des délits et des crimes à prix d’argent, grosse source de revenus pour le Trésor à une époque où règne la violence des mœurs. Le comte n’a même plus le droit d’entrer sur les terres de l’immuniste, où qu’elles soient, de peur qu’il soit tenté d’y tenir l’assise judiciaire, le mall, et d’y percevoir les amendes. Le résultat, c’est que l’Eglise, qui détient au VIIIe siècle une part considérable du sol, évaluée par les modernes, mais sans base sérieuse, au tiers de la superficie de la Gaule, ne paye rien à l’Etat, est en dehors de l’Etat. Ce privilège exorbitant, que les gens d’Eglise trouvent tout naturel, est incompatible avec la situation du Regnum telle que la trouve Charles au cours de son principat. La guerre est endémique. Il lui faut porter ses coups de la Frise et de la Saxe ou de l’Alamanie, de la Bavière, en Aquitaine, en Septimanie, en Bourgogne, en Provence. Et pour réussir, il faut user de nouveaux procédés.
Le temps n’est plus où les Francs combattaient à pied, la francisque, l’angon ou le scramasax à la main. Dès la seconde moitié du VIe siècle des anecdotes recueillies chez Grégoire de Tours nous montrent qu’ils ont aussi de la cavalerie. Cette arme joue un rôle de plus en plus marqué. Au VIIIe siècle, la cavalerie est devenue l’arme prédominante et elle le demeurera jusqu’au XIVe siècle. La cavalerie coûte cher. Le cheval de guerre, le « destrier », est rare et dispendieux. Le prix des armes est très élevé. L’apprentissage du combat à cheval est long et pénible. Dès l’enfance, le futur « cavalier » doit y consacrer son temps et ses forces. Il lui faut pour l’armer, l’aider, l’escorter aussi, des serviteurs, montés également et à ses frais, les écuyers. Il lui faut d’autres serviteurs pour l’approvisionnement de campagnes qui, désormais, sont annuelles et durent chaque année au moins trois mois. Le simple homme libre, vivant de son lot de terre, obligé d’en surveiller l’exploitation, est incapable de soutenir de pareils frais. Les capitulaires nous montrent, que seuls peuvent le faire des propriétaires fonciers disposant d’une douzaine de « manses », c’est-à-dire d’exploitations. Cette classe ne serait pas suffisamment nombreuse si elle était réduite à ceux dont le patrimoine comporte pareille fortune. Alors rois et maires s’avisent de prendre sur leurs propres biens de quoi constituer des lots permettant chacun l’entretien de l’homme d’armes par excellence, le cavalier. Ces lots, ils les distribuent à leurs dévoués, à leurs vassaux, — le terme apparaît au VIIIe siècle, — soit à titre héréditaire, soit à vie : en ce dernier cas ce sont des bénéfices, des fiefs comme on dira à partir du Xe siècle.
Quand Charles saisit le pouvoir, le domaine particulier des rois mérovingiens était dissipé. Les Carolingiens ont une belle fortune en Austrasie, mais le nouveau maître voit bien qu’elle ne résistera pas longtemps à des largesses indispensables.
Il reste une catégorie de biens fonciers qui ne donnent rien à l’Etat, les biens de 1’Eglise. Sans hésitation, Charles Martel met la main dessus. Sa spoliation est brutale. Elle s’opère de plusieurs manières. Pour triompher de toute résistance, il installe de sa propre autorité comme évêques des laïques. Ce n’est pas une nouveauté. Souvent, sous l’Empire romain, et pendant l’ère mérovingienne, des hommes mariés, pères de famille, ayant joué un rôle dans le siècle, arrivent à l’épiscopat vers la fin de leur carrière. Mais généralement, qu’ils soient élus, conformément au droit canonique, par le peuple (l’aristocratie) et le clergé du diocèse, ou qu’ils soient désignés d’emblée par le prince, ces hommes sont renommés par leur piété, leurs bonnes mœurs, leur instruction. Charles n’a égard à aucun de ces mérites. Il lui faut des créatures prêtes à exécuter ses volontés et son choix s’arrête sur des personnages décriés ou ignares, mais dévoués et bons guerriers. Mulon reçoit la tonsure de clerc et une immense dotation, les évêchés de Reims et de Trèves qu’il conserve quarante ans : c’est un être sans mœurs, sans religion. Gérold, évêque de Mayence, est adultère et homicide. Qu’importe, s’ils acceptent de distribuer les biens fonciers de leurs églises aux vassaux du maire ! Certains sont tellement ignorants qu’ils sont incapables d’exercer leurs fonctions pastorales : les églises de Lyon et de Vienne demeurent ainsi « désolées » pendant plusieurs années. Parfois l’intrus invite un évêque légitime à célébrer les offices à sa place : ainsi Milon invite saint Rigobert à rentrer à Reims et à célébrer dans la cathédrale : il lui abandonne même le revenu d’un domaine pour qu’il puisse vivre.
Plus encore peut-être que les évêchés, les monastères sont victimes de l’impitoyable spoliation et la mesure est moins scandaleuse légalement. A cette époque, les abbés, pas plus que les moines, ne sont tenus de recevoir les ordres sacrés et, même, par modestie, il en est qui refusent diaconat et prêtrise. Nommer abbé un laïque n’offre donc pas le caractère comme sacrilège que présente l’imposition d’un évêque qui exerce des fonctions sacerdotales. Mais cet abbé est forcément un complaisant, un « loup ravisseur », qui prodigue, aux vassaux du prince les biens fonciers. Ce qui reste, il le garde pour lui : c’est son abbatia et les religieux meurent de faim ou disparaissent. Il est même des abbés réguliers, tel Teutsind, de Fontenelle (Saint-Wandrille) qui ne livre pas moins de vingt-neuf domaines (villae) au seul comte Rathier. Par pudeur il use, il est vrai, d’un détour légal : le bénéficier les reçoit à titre de précaire il paiera un cens, mais un cens dérisoire — 60 sous — et qui cessera vite d’être versé.
Charles ne se fait pas faute de négliger même la fiction de la précaire, même le détour des concessions par l’intermédiaire d’évêques et d’abbés complaisants : il n’hésite pas, en nombre de cas, à mettre la main directement sur les biens d’Eglise et à les distribuer à ses « fidèles ».
Certes, avant Charles, les établissements religieux n’avaient pas été à l’abri soit de réclamations d’héritiers, bien ou mal fondées, soit de reprises, soit de spoliations effectuées par les donateurs eux-mêmes ou les grands, mais ces abus étaient compensés d’un autre côté par de généreuses donations.
Avec Charles la spoliation est massive, méthodique, impitoyable. C’est la première en date et la plus grande qu’ait subie l’Eglise de France avant la Révolution.
L’Eglise ne pardonna pas. Elle ne sut aucun gré à Charles de l’avoir délivrée de l’immense danger de l’Islam. Sous son principat et celui de ses fils elle n’osa trop, par crainte, manifester sa réprobation, mais, au siècle suivant, elle s’en prit directement à sa mémoire. Alors de saints personnages ont des visions qui leur permettent de voir Charles brûler des feux de l’enfer.
Dans la politique extérieure, Charles montra aussi son caractère réaliste. Pressé par les Lombards, le pape Grégoire III lui adressa deux missions où il lui offrait de reconnaître son autorité au lieu de celle de l’empereur lointain et impuissant qui régnait à Constantinople. Ces missions apportaient au prince des Francs des présents tels qu’on n’en avait jamais vus, dit naïvement le chroniqueur, son demi-frère : les clefs et les liens de Saint-Pierre. Charles déclina la proposition : l’alliance lombarde lui était trop utile.
Dans ses lettres, le pape qualifie Charles de « sous-roi » (subregulus). En fait, Charles était vraiment roi et seul roi, car à la mort de Thierry IV, en 737, il ne daigna pas chercher un autre fantoche mérovingien pour lui succéder. Toutefois, par prudence, il se garda bien d’assumer pour lui et ses fils la royauté. Cette usurpation lui eût valu des résistances et sans profit. La réalité du pouvoir lui suffit.
Le caractère monarchique de ce pouvoir se manifeste par la manière dont, peu avant sa mort, il règle sa succession. Il avait trois fils, dont deux légitimes, Carloman et Pépin. A l’aîné, Carloman, il attribua les parties exposées du Regnum : Austrasie, Alemanie, Thuringe ; au puîné, Pépin, la Neustrie, la Bourgogne avec la Provence. De Swanehilde, une concubine bavaroise, il avait un troisième fils, Gairemundus, plus connu sous la forme hypocoristique de Grifon : il lui assigna des terres, mais dispersées, en Neustrie, Bourgogne, Austrasie et sans autorité politique. Enfin, nulle désignation de roi n’est prévue dans ce testament de chef d’Etat. Charles comptait évidemment sur le temps pour que ses successeurs prissent la détermination qui s’imposait.
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LIVRE II

Transformation de la Gaule en France

CHAPITRE PREMIER



La Gaule se détache de Rome


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La transformation de la Gaule romaine en France est un des spectacles les plus surprenants de notre histoire.
Comment et pourquoi ces Gaulois qui se sentaient Romains, comme organiquement, qui chantaient Rome, souveraine blessée, mais toujours adorée, même après 410, ont-ils pu — et rapidement — l’oublier et ne viser qu’un but : passer pour des Francs ? Cette métamorphose est a priori inconcevable.
La mutation du Celte indépendant en Romain s’explique sans grande difficulté. Rome lui offre une haute civilisation et sa culture séduit le Gaulois, qui n’est déjà plus un vrai Barbare, mais un homme qui cherche péniblement, sans grand succès, à acquérir par ses propres forces une culture. D’ailleurs, Rome est accueillante. Assez vite, elle assimile ses fils d’adoption à ses fils de nature.
Mais quel attrait pouvait présenter la société franque à la société gallo-romaine ? Pas celui d’une culture supérieure, à coup sûr. On demeure même étonné du peu d’influence que Rome avait exercée sur les Francs au moment où ceux-ci se rendent maîtres de la Gaule. A l’inverse des Frisons, Saxons, Thuringiens, Bavarois, les Francs avaient été en contact journalier avec l’Empire. A partir du règne de Constantin, il était devenu pour tout Franc ambitieux un pays d’élection où l’on faisait sa fortune dans la carrière des armes, où l’on parvenait jusqu’aux grades les plus élevés, même jusqu’à l’honneur civil du consulat. Ceux mêmes, comme les Saliens, qui ne quittaient pas le pays au sud du Rhin inférieur, ou Wahal, où ils s’étaient installés au IVe siècle, avec la permission de Rome, y vivaient dans une certaine dépendance de l’Empire. Eux et leurs frères, qu’on appellera plus tard des Ripuaires, sont à son service comme fédérés et, à ce titre, acceptent de défendre la Gaule contre les autres Germains et contre les Huns. Le propre père de Clovis, Childéric, a été une sorte, sinon de général romain, du moins de général au service de Rome. Enfin, quand ces Francs, profitant de l’affaiblissement de l’Empire, étendirent leurs cantonnements par la force, le contact des populations « romaines » des régions occupées par eux, mais où ils ne constituaient qu’une minorité, aurait dû leur faire subir l’influence de la civilisation romaine.
Il n’en fut rien. Les Francs demeurèrent à un stade de culture arriéré. Leur genre de vie, leur religion, leur droit portent témoignage qu’ils restaient, dans la masse, foncièrement des Barbares, en cela différents des Visigoths, des Ostrogoths, des Vandales, qui se romanisent, même de langue, et se christianisent, dans le cadre, il est vrai, de la confession arienne. Les Francs semblent longtemps imperméables à la culture latine. Les Gallo-Romains assujettis auraient dû, en conséquence, les avoir en horreur. S’ils ont éprouvé des sentiments hostiles à leur égard aux IIIe, IVe, Ve siècles, leur attitude changea du tout au tout sous Clovis et sous ses successeurs. Rome, au contraire, s’éloigna d’eux ou ils s’éloignèrent d’elle.
Le prestige de Rome s’affaiblit en même temps que son pouvoir politique. La Gaule, qui n’avait cessé d’être traversée ou même habitée par l’empereur, surtout depuis la fin du IIIe siècle, ne voit plus le prince chez elle après les règnes de Gratien et de Valentinien II. Eugène, revêtu de la pourpre par son terrible protecteur, Arbogast, ne fait que passer. Son vainqueur, Théodose, n’a pas le temps de pousser jusqu’en Gaule au cours des quelques mois où il réunit pour la dernière fois l’Occident à l’Orient. Après 395, plus d’empereur en Gaule, car Constantin III (407-411) et Jovin (411-413) ne furent que des fantoches n’ayant d’autre soutien que les Barbares. Majorien séjourna, il est vrai, en Gaule, mais pour peu de temps (459-461) et il ne remonta pas plus loin que Lyon. Dès ce moment, si des hommes, tel Sidoine Apollinaire, restent de fervents patriotes romains, on rencontre, même dans les hautes classes de la société, d’autres personnages qui conseillent de s’entendre avec les rois barbares, de ne plus s’attacher à « l’ombre d’un empire ». Certains vont jusqu’à la trahison. Arvand écrit au roi visigoth Euric de ne pas faire la paix avec l’empereur Anthémius, sous prétexte qu’il est un « Grec », et de partager le Berry avec les Burgondes. Séronat, un voleur, il est vrai, le « Catilina du siècle », fait de la propagande pour le même Euric, qui rompt le traité, le foedus, avec Rome. Tous deux furent désavoués il est vrai et envoyés à Rome. Si Séronat paya de sa vie ses intrigues non moins que ses concussions, le premier s’en tira avec une condamnation à l’exil. De semblables manœuvres de la part de hauts fonctionnaires — Arvand avait été préfet du prétoire des Gaules et Séronat, agent du fisc — dénotent un fléchissement inquiétant du loyalisme romain, et cela dans la partie la plus romanisée de la Gaule, le diocèse des « Sept provinces ».
Après la disparition du dernier empereur d’Occident, Romulus, en 476, quel intérêt pouvait présenter à la Gaule une Italie au pouvoir du Skyre Odoacre, puis de l’Ostrogoth Théodoric ? Ses maîtres, les Francs, profitèrent de la lutte des Goths contre les Byzantins pour tenter de se tailler une large place au delà des Alpes. La pragmatique de Justinien (13 août 554) déclarant l’Italie réunie à l’Empire ne touchait en rien la Gaule. Byzance la sentait détachée tellement d’elle qu’elle n’osa rien tenter de ce côté. Au reste, les « Romains » d’Orient étaient depuis longtemps devenus étrangers aux Romains d’Occident. L’Italie elle-même ne considérait plus comme des compatriotes ces prétendus Romains de Constantinople qui oubliaient jusqu’à la langue latine et n’usaient plus que du grec, même officiellement. La législation de Justinien ne fut jamais acceptée en Gaule. Même les « novelles » des derniers empereurs d’Occident avaient cessé d’y avoir cours avant la chute de l’Empire. Les rois francs ne tolérèrent pas une ingérence impériale quelconque. Ils se défiaient de Byzance. Le roi Theudebert (Thibert) eut même un instant l’idée téméraire de marcher sur Constantinople. Les Gallo-Romains n’eurent donc ni le pouvoir, ni même le désir de reconnaître à l’empereur byzantin une prééminence même simplement idéale, sauf peut-être en quelque coin de Provence. Quant à la Gaule du Nord, son indifférence apparaît absolue.
Force était donc d’accepter la domination des Francs, la seule effective. La Gaule n’y répugna nullement.
Le rapprochement s’imposait par la fréquentation de la cour, de l’armée, des malls. Les Gallo-Romains en vinrent — et plus rapidement qu’on ne pourrait croire — à s’assimiler aux Francs, à se dire « Francs ». Les divergences de race et de langue ne jouaient pas en ces temps un rôle primordial. Le roi n’en tenait aucun compte pour le gouvernement de son Etat. Des mariages rapprochèrent l’aristocratie sénatoriale de l’aristocratie franque naissante, noblesse de cour, en même temps que classe de grands propriétaires.
La Gaule devint France. Son nom même se perdit dans le parler populaire : il fût devenu dans la prononciation Gaille dans le Midi, Jaille dans le Nord. Il n’y en a pas trace. Le mot Gallia ne se rencontre que comme legs du passé, comme archaïsme chez les lettrés. La forme Gaule dont nous usons est une forme artificielle qu’on ne rencontre pas en langue française avant le XIIIe siècle.
L’Église enfin a fortement contribué à détourner la population cultivée du passé romain. Tout d’abord saint Augustin avec son concept providentiel de l’histoire du monde. Son disciple, Orose, s’applique à représenter le passé sous les couleurs les plus sombres. Un mouvement hostile aux lettres antiques, pénétrées de paganisme, se dessine dès le début du Ve siècle. Mais les traditions de l’école, sont si fortes, le milieu social encore tellement imprégné de cette culture qu’il ne peut triompher tout de suite. Vers la fin du siècle, ce mouvement reprend avec une force accrue. Sans doute les détracteurs des lettres antiques n’arriveront pas à les faire entièrement délaisser. Ils n’oseront pas, comme l’eût voulu la logique, aller jusqu’à la conclusion inexorable de les taire disparaître en cessant de recopier les manuscrits, mais ils mettront en garde contre leur séduction. Ils détourneront les esprits, comme il est naturel, dans une tout autre direction, vers l’Antiquité judaïque. La lecture des livres saints, l’étude des écrits des Pères, la législation synodale, telles sont les tâches que doit s’assigner avant toute autre, le véritable chrétien. L’histoire de Rome et de sa civilisation doit céder le pas à l’Histoire sainte. On s’intéresse aux juges, aux rois d’Israël. David supplante Théodose, même Constantin. On vit dans un autre climat.
Et ce n’est pas seulement le monde des clercs qui se désintéresse du passé romain, qui cesse de le comprendre, c’est le monde laïque. Les écoles publiques de rhétorique entretenues par 1’Etat ou les cités achèvent de disparaître vers la fin du Ve siècle. De même les précepteurs particuliers. La culture n’est plus entretenue que dans les écoles épiscopales et monastiques encore fréquentées par ce qui compte dans la société. Et ces écoles se proposent, comme il convient, de donner une instruction avant tout pratique. Leur but est de mettre en état l’écolier, qui se confond avec l’étudiant, de comprendre les livres saints, de célébrer la liturgie, d’apprendre le comput ecclésiastique, compliqué, divergent selon les diocèses, de chanter les psaumes et compositions vocales d’inspiration chrétienne. Nulle différence, longtemps du moins, entre l’instruction du futur clerc et celle du futur fonctionnaire. Et tout cela est fort naturel. Ce qui refoule le passé romain dans une brume sans cesse épaissie, c’est la vie qui ne s’arrête jamais.
C’est aussi sur les rois que l’influence de l’antiquité judaïque se fait sentir, sous l’action de l’Eglise : bien avant Charlemagne que son entourage ecclésiastique poussait à se comparer à David, l’imitation des rois d’Israël est proposée par le clergé. Dans un « sermon » adressé a un Mérovingien qui ne peut être que Clovis II (630-656), un pieux palatin, saint Eloi ou saint Ouen, se permet de tracer une ligne de conduite à son « très doux roi ». Il lui recommande la lecture des Saintes Ecritures. Il l’exhorte à la pratique de toutes les vertus, tant publiques que privées, lui vante la piété de ses ancêtres, notamment celle de son aïeul Clotaire (II) qui faisait de lui, séculier, un « quasi sacerdos », enfin lui propose comme modèles David et Salomon. Les Mérovingiens ne devaient que trop suivre ce conseil : ils imitèrent les rois d’Israël, mais dans leurs dérèglements.
Cependant, une distinction s’impose. Ce n’est pas l’ensemble de la Gaule qui se laisse attirer par les Francs. La Septimanie, naturellement, demeurée sous la domination des Visigoths, s’assimilait à ceux-ci. La Provence, qui ne sera franque qu’à partir de 536, leur sera souvent hostile et on la verra même, un jour, appeler Arabes et Maures pour leur échapper. Entre la Durance, les Cévennes, les Alpes et, au Nord, le plateau champenois, les régions hétérogènes auxquelles les Burgondes imposent leur nom — Bourgogne — même après la mainmise des fils de Clovis sur ce pays, ne se confondent pas avec la région des Francs. Les Gallo-Romains qui les habitent se disent « Bourguignons », bien que les vrais Bourguignons n’y constituent qu’une infime minorité, parce que ce vocable même porte attestation qu’ils ne sont pas « Francs » et ne désirent pas le devenir. Si le nord de la Bourgogne se voit historiquement entraîné cependant à partager la destinée du monde franc, la région située entre Lyon et la Durance ne se sentira jamais vraiment franque, à peine « bourguignonne », d’ailleurs.
Enfin, il y a une grande partie de la Gaule qui se refuse et se refusera toujours à se considérer comme franque, c’est l’Aquitaine, le pays qui va des Pyrénées à la Loire. Et précisément, c’est la région qui, au Ve siècle, passe toujours pour la plus fertile, la plus civilisée, la perle de la Gaule.
Les destinées de l’Aquitaine, il est vrai, vont être tragiques. Après la mort de Clovis, ses fils se la partagent. Elle n’est plus que lambeaux et les populations se déchirent mutuellement quand leurs maîtres se livrent à leurs guerres fratricides. A la fin du VIe siècle, la Novempopulanie, l’antique Aquitaine, entre les Pyrénées et la Garonne, tombe au pouvoir des Basques ou Gascons venus d’Espagne. Cependant à la fin du VIIe siècle, une dynastie de ducs, d’origine franque, reconstitue, on l’a vu, une Aquitaine qui se pose immédiatement en rivale des Francs. Pépin le Bref parviendra, après des luttes incessantes, à la soumettre, mais Charlemagne la ressuscitera, en la constituant en royaume pour son plus jeune fils (781). Ce n’est qu’au prix des plus rudes efforts que le premier roi de France, Charles le Chauve, réussira à s’en rendre maître. Par la suite, l’Aquitaine ne sera plus qualifiée de royaume, mais de duché. Son sentiment particulariste n’en persistera pas moins à travers les siècles et ne s’éteindra, pour le Bordelais, qu’avec la fin de la guerre de Cent ans.
Ce particularisme aquitain s’explique avant tout par l’absence de toute colonisation franque au sud de la Loire. Les Francs étaient trop peu nombreux pour y avoir des installations considérables. On a remarqué même que, au cours du siècle qui suivit la conquête de 507, les représentants du pouvoir, les comtes, sont souvent choisis dans la population indigène, surtout en Auvergne.
Reste le Nord. C’est la partie qui s’assimile aux Francs, sauf naturellement la péninsule armoricaine, peuplée, au Ve siècle, de nouveaux venus, les Bretons, ennemis irréconciliables des Francs. Le rapprochement, puis la fusion, des Gallo-Romains s’opère dans l’espace compris, au nord de la Loire et du plateau de Langres, entre le cours inférieur de la Loire, les Vosges, la haute-Moselle, la Meuse et l’Escaut. Les rois francs se déplacent sans cesse, mais leurs points de ralliement sont Paris, Orléans, Soissons, Reims (puis Metz). Les classes dirigeantes, « sénateurs » et évêques, de cette région sont donc en relations fréquentes, avec la cour, peu éloignée, du roi, ou des rois. Ils y subissent l’influence de l’entourage germanique du souverain, en même temps qu’ils l’influencent de leur côté.
Même pour la masse de la population romaine, libre s’entend, l’obligation du service militaire, du service d’assistance aux assemblées judiciaires et administratives (les malls) entraînait un contact permanent entre les deux races.
Ce contact à lui seul ne suffirait pas cependant à expliquer l’élan qui porte les indigènes vers les nouveaux venus, et leur fait adopter leurs mœurs sauvages, leur droit même, bien qu’arriéré. Cet élan ne peut guère s’expliquer que par une certaine affinité de nature avec les envahisseurs. Il est naturel que le nord de la Gaule soit demeuré moins pénétré de culture que le Midi. La violence des mœurs, le goût des aventures guerrières et du pillage des Francs répondaient aux instincts secrets de ces populations. Pour cette même raison, le droit germanique, fondé sur la « composition », sur le rachat de la vengeance de l’offensé, loin de les choquer, convenait à la rudesse de leur existence.
Cependant extérieurement, rien de tel n’apparaissait. Les villas somptueuses ne sont pas plus rares dans les deux Belgiques ou les Lyonnaises que dans le reste de la Gaule. Les villes n’y sont pas plus exiguës que dans le Midi. Les routes n’y sont pas moins nombreuses. Mais il est significatif que les écoles publiques de grammaire et de rhétorique n’y ont eu aucun éclat. Au nord d’une ligne tirée de Poitiers à Bourges, Autun, Langres, nulle « école » n’apparaît comme renommée. La seule exception, celle de Trèves, n’est qu’apparente, cette ville étant, au IVe siècle, la capitale politique des Gaules. Le préfet du prétoire, souvent l’empereur, y résident. Mais, dès qu’elle cesse d’être le siège de la préfecture, l’école de Trèves s’effondre.
Il est significatif également que les écrivains latins d’origine gauloise soient des Aquitains, tel Ausone au IVe siècle, tel Paulin de Noie, tel Rutilius Namatianus au Ve siècle, tel Prosper Tiro, ou encore des Lyonnais, comme Sidoine Apollinaire, ou qu’ils vivent à Marseille, comme Salvien. Il n’apparaît pas que la Gaule du Nord ait produit d’écrivain digne de mémoire.
Il en va de même pour l’histoire ecclésiastique. Nul évêque du Nord ne peut se comparer à Hilaire de Poitiers. Avitus de Vienne (mort en 518) est d’Auvergne tout comme sera Grégoire de Tours. Et les grands missionnaires qui s’assignèrent, au VIe siècle, la dure tâche de convertir les sauvages populations du nord de la Gaule, demeurées païennes obstinément, tel Amand, tel Victrice, sont des Aquitains.
Aussi bien, longtemps, très longtemps, la France, depuis le milieu environ du VIe siècle, c’est la partie de la Gaule qui va de la Loire au Rhin, puis, après 843, de la Loire à la Meuse et à l’Escaut.
La Gaule ne pouvait se transformer en France qu’en se réduisant, en se contractant.
Déjà, depuis la fin du IIIe siècle, Rome avait jugé la Gaule trop étendue pour être administrée dans son ensemble. Elle l’avait divisée en deux diocèses, la partageant entre le Midi et le Nord. Le premier dit d’abord des « Cinq provinces » en embrassa sept.Ces Septem provinciae comprirent, outre l’ancienne Narbonnaise, les deux Aquitaines et la Novempopulanie. La capitale de la Gaule méridionale ne fut plus Narbonne, mais Vienne.
La Gaule septentrionale, qui comprenait dix provinces, à la fin du IVe siècle, d’où son nom de Decem provinciae, eut pour capitale Lyon, comme jadis l’ensemble de la Gaule « chevelue ». Capitale excentrique pour le diocèse septentrional.
En fait, la capitale réelle de la Gaule, même de la préfecture du prétoire des Gaules, embrassant l’Espagne et l’île de Bretagne, fut, Trèves, siège du préfet, très souvent de l’empereur. Mais il est significatif que lorsque Trêves fut enlevé par les Francs et à peu près détruit par l’invasion des Vandales, Suèves et Alains de 406-407, la capitale ne fut pas établie dans une position de repli, par exemple Metz, Reims ou Sens, ou même ne revint pas à Lyon, mais fut transportée à l’autre extrémité de la Gaule, à Arles.Il est non moins significatif que, lorsque Honorius, en 418, veut ressusciter l’Assemblée des Gaules, il convoque en cette ville seulement les représentants des cités du diocèse de Vienne, comme si le diocèse des Decem provinciae échappait déjà à son autorité effective.
L’ironie des choses voulut que, en cette même année 418, l’empereur établît en Aquitaine les Visigoths. Sans doute, c’est à titre de fédérés. Les populations indigènes continuent à être régies par les fonctionnaires civils et financiers de l’Empire. Pour les Burgondes, c’est à titre d’« hôtes » qu’Aetius les installera en Sapaudia, une « Savoie » allant de Grenoble à Genève, en l’an 443. Installés sur la rive gauche du Rhin à Mayence, à Worms en 413, ces gens avaient été vaincus et leur transport dans les montagnes était pour ce peuple le salut. Mais on a vu que, dès le milieu ou la seconde partie du siècle, les rois visigoths et burgondes se rendirent maîtres de l’administration des régions où leur peuple n’était au début qu’un corps d’armée avec femmes et enfants simplement cantonné et nourri. Les régions de la Gaule où dominent Visigoths et Burgondes en arrivent pratiquement à vivre d’une vie particulière. Que dire de celles où Francs, Alamans, Bretons même, empiètent sans cesse ? Avant la chute de l’Empire en 476, la Gaule était en fait disloquée. Elle avait perdu son unité antique.
Le Visigoth Euric, qui rompit la fiction du fédéralisme et régna en prince indépendant, lui aurait peut-être rendu une certaine cohérence sous forme d’un empire gothique. Mais, comme cet empire eût embrassé en même temps l’Espagne, en partie ou en totalité, cette cohérence n’eût pas été une réelle unité, même en admettant, chose plus que douteuse, que les Visigoths eussent été capables de s’étendre jusqu’à la Seine, jusqu’à la Somme, jusqu’à la Meuse. La décadence de la monarchie gothique qui suivit la mort d’Euric en 484, puis la catastrophe de 507, fit évanouir ces rêves.
Désormais, le centre du pouvoir sera transféré là où se tient le vainqueur, le roi des Francs, dans le Nord.
Pas d’unité sans capitale. La capitale ne sera plus Toulouse, bien située pour un Etat gothique embrassant le midi de la Gaule et l’Espagne, mais désormais trop excentrique. Encore moins Narbonne conservé par les Visigoths, Arles gardé par l’Ostrogoth d’Italie. Pas davantage Vienne et Lyon au pouvoir des Burgondes. Même après la ruine de leur Etat, en 533, ces villes s’avèrent trop lointaines, trop écartées.
Le centre urbain préféré ne sera nullement Tournai, ou Cambrai, ni même Soissons. Ces localités passent désormais à l’arrière-plan des préoccupations du Mérovingien. Il choisira un point entre la Loire inférieure et le Rhin. Sens, chef-lieu de la IVe Lyonnaise, pourrait le tenter, ou Troyes peut-être, ou Orléans, clef de l’Aquitaine. Non ! Il fait choix de Paris, imitant en cela, sans le savoir, l’empereur Julien qui, cent cinquante ans auparavant, y avait établi ses quartiers militaires. C’est que l’humble cité des Parises, enveloppée par deux bras de la Seine, était presque inexpugnable, ce qui n’était pas le cas des autres cités du Nord. Les campagnes qui l’entourent offrent le double avantage d’être à la fois fertiles et giboyeuses, en raison des forêts qui l’enveloppent de toutes parts. La Beauce et la Brie, toutes proches, lui font une autre ceinture, une ceinture d’épis de blé.
En outre, Paris, tout en n’étant pas très éloigné des régions où les Francs sont établis en masse, est proche de la Loire et de l’Aquitaine. Il convient d’insister sur le fait que Clovis et ses successeurs n’ont pas voulu s’établir en ce dernier pays. Ils y eussent été cependant, à Bourges, par exemple, au centre géographique de la Gaule. Mais cet avantage, illusoire au fond, n’eût pas compensé l’inconvénient d’être loin des régions purement franques. En Aquitaine, les Francs se sont toujours sentis des étrangers. Leurs rois ont eu le sentiment très juste qu’ils n’étaient pas en mesure de coloniser ce pays et ils le considérèrent toujours comme une annexe de leur Etat dont l’axe est judicieusement reporté plus au Nord.
La possession de Paris sera considérée comme essentielle aux Mérovingiens. Lors des partages, ils le neutraliseront pour ne pas donner un avantage aux copartageants. Chaque fois que l’unité du pouvoir est rétablie, Paris redevient la capitale mérovingienne par excellence.
Ce rôle centralisateur subira une longue éclipse à l’époque carolingienne. C’est que la nécessité d’achever la conquête de la Germanie et aussi le fait que leurs vassaux habitent les vallées de la Meuse et de la Moselle, obligent le Carolingien à déplacer vers l’Est sa résidence habituelle. A plus forte raison, quand, devenu maître de la Germanie, il comprend que le centre du pouvoir doit être reporté plus près du Rhin. Il eût pu se fixer à Metz, par exemple, ou sur le Rhin même, à Mayence, à Cologne. Charlemagne préférera élire une localité inconnue, Aix, qu’il essaiera de transformer en capitale. Vain effort ! Aix ne sera qu’une petite ville d’eaux autour d’un palais.
Le premier roi de France, Charles le Chauve (840-877), dévot à saint Denis, eût dû s’établir à Paris, ou au monastère voisin où il avait été élevé. Il préféra les vallées de l’Aisne et de l’Oise. Empereur, il voudrait établir sa capitale à Compiègne que ses flatteurs appellent Carlopolis. C’est sans doute que Paris, pris et dévasté plusieurs fois par les Normands, n’offrait plus une résidence convenable à un souverain. Cependant, c’est Paris seul qui est capable, une fois ses murs réparés, de présenter une résistance victorieuse lors de la terrible invasion scandinave de 884-885.
An cours du siècle qui suivra, si les derniers Carolingiens se tiennent toujours dans les vallées de l’Aisne et de l’Oise — et par nécessité — car c’est là que sont les domaines constituant leurs dernières ressources, si Laon, perché sur sa « montagne », est leur place de refuge, leurs compétiteurs, les Robertiens, se portent peu à peu du cours inférieur de la Loire, d’Angers, de Tours, vers Orléans, enfin vers Paris. Quand un long drame s’achève en 987, par l’élection du Robertien Hugues Capet comme roi des Francs, Paris devient tout naturellement la capitale des Capétiens, — la « troisième race », comme disaient nos anciens historiens —, ainsi qu’il l’avait été de la « première race » à plus d’une reprise. On peut donc dire que la formation de l’unité française est liée intimement au rôle séculaire de Paris.
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