Ferdinand Lot De l’Institut



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Le nom d’origine germanique continue la tradition indo-européenne, tout comme le nom grec ou le nom celtique ou le nom slave. Il se compose de deux éléments dont le second est le déterminatif. Ainsi le nom du roi Sigebert (Sige « victoire » et berht, « brillant ») « brillant dans la victoire », est la contrepartie du grec Nicéphore (nikê « victoire » et phoros). Childérich « puissant (rich) dans la bataille (childe) » est à rapprocher du nom gaulois Caturix « roi de bataille », etc...
Dans ces exemples, l’adjectif détermine le substantif. C’est le contraire dans Bald-win « hardi compagnon », Rico-win « puissant ami ».On trouve aussi deux substantifs accolés : Arn-vulf (aigle-loup », Bern-vulf « ours-loup », Hund-vulf « chien-loup » ; même deux adjectifs accolés : Adal-bercht « noble-brillant », Balde-rich « haut-puissant ». Ces noms ont passé en français : Baudouin, Ricouin, Arnoul ou Arnoux, Albert ou Aubert, Baudry.
Les Germains avaient naturellement conscience de la signification de chacun des deux termes et du sens de leur union. Les Gallo-Romains, même ceux qui entendaient le francique, ne devaient pas y comprendre grand-chose ; de là des composés qui n’ont pas de sens ou sont même absurdes, tels que Frede-bald (devenu en français Frebaud) « hardi dans la paix ». Christo-hildis accouple le nom du Christ et celui de la déesse de la guerre Hilde, Jord-Hildis le nom de cette même déesse avec celui du fleuve où le Christ a reçu le baptême.
Ces noms germaniques sont empruntés :

1° à la guerre : aux mots Gund, Had, Hild, Wig, qui s’entendent « lutte, combat, bataille ». Ainsi Gundachar, fr. Gondacre, Wigand « guerrier », les noms de femmes tirés de Hildis (déesse de la guerre) : Hilde-gard « garde d’Hildis », fr. Heudegarde, Hildiburg « forteresse d’Hildis », fr. Heudebourg ;


2° aux armes : a) offensives : ger « arme de jet » : Gere-bald, fr. Gerbaud ; ecke « épée », Ekkehard, fr. Echard ; Ger-hald « écu hardi », fr. Gérard ; b) défensives : rand « écu, bouclier » : Bertrand « brillant écu », fr. Bertrand ; helm « casque, heaume » : Bernhelm, fr. Berneaume ;
3° à la puissance : (rich), plus des terminaisons en bald : Rich-bald, fr. Ribaud ; en bert : Rich-bert, fr. Ribert ; en hard : Rich-hard, fr. Richard ;
4° à des noms d’animaux sauvages : l’ours (Berin, Bern) : Bern-hard, fr. Bernard ; Berin-gar, fr. Bérenger ; le sanglier (eber) : Eber-hard, fr. Evrard ; le loup (vulf, volf) d’où les innombrables terminaisons en ulf, réduites en français à oux, ou : Bern-vulf, fr. Bernoux ; le corbeau (ram) Gund-ram, fr. Gontran ; Sigibrand, fr. Sibrand ;
5° à des noms de dieux : Dieu (Gode) : Gode-frid (paix de Dieu), d’où Godefroid ; Gode-scalc « serviteur de Dieu », d’où Godchau. Sont fondés sur le nom des dieux, les Anses : Anse-helm « casque des Anses », d’où Anseaume. Sur l’elfe (Albe) : Alberich « maître de l’Elfe », d’où Aubry.
L’emploi constant des noms de caresse (Kosenamen), comparables aux hypocoristiques grecs, produit une variété de formes d’une richesse déconcertante. Ce procédé peut se produire par une simple apocope : un des termes est laissé de côté, ainsi le premier : Faro (Burgondofaro), Prand (Rotprand). Ou, au contraire, c’est le second : Adalbert (fr. Aubert) se réduit à Ado, Lantberth (fr. Lambert) à Lando, etc. Un nom de femme, Bertrada, devient Berta.
Le plus souvent le nom ainsi réduit est ensuite développé : à Ado, à Rodo, Rode (de Rodobert) on ajoute -zo, d’où Ad-zo, Rod-zo. Ensuite nouveau développement en -lin : Ad-zo-lin, d’où le fr. Asselin, Rod-zo-lin, d’où le fr. Roscelin ; Gaud-zo-lin, d’où le fr. Jocelin.
Il y a aussi des développements en : Lando, d’où Landek ; Ghise d’où Giseke ; en : Berto (de Bertrad), Bertin ; en kin : Hilde-kin, Hane, d’où Hanekin, fr. Hannequin, Hennequin.
Les combinaisons en arrivent à tirer d’un même thème un nombre prodigieux de dérivés. Ainsi du nom complet de Gode-bert, simplifié d’abord en Gode et en Godbo, on tire avec ilo, izo, iko 21 formes, puis avec double attribution 49 formes, sans compter les variétés dialectales qui atteindraient 300 formes, chacune susceptible de trois patronymiques ; si l’on ajoute la terminaison man on arrive à 3.600 formes.
Naturellement, le nom sous sa forme hypocoristique en arrive très vite à se distinguer tellement du point de départ qu’on ne le reconnaît plus. Les Francs de langue romane ne se retrouvent pas dans ce pullulement. Comment déceler dans Roscelin un thème primitif qui peut être Rodbert (Robert) mais aussi Rodulf ou Radulf qui en fr. aboutit à Raoul dans le Nord, à Roux dans le Sud-Est ? Soyons sûrs que de bonne heure les Gallo-Romains n’y ont rien compris.
Il va de soi que les Mérovingiens portent tous des noms germaniques, en dialecte francique :
Mero-wech « combat de mer » ( ?)

Child-rich « puissant dans la bataille », prononcé plus tard Hilderich, en fr. Heudri.

Chlodo-wech « combat de gloire »,écrit plus tard Hlude-wic, passe en français sous la forme Lools ou Loëis (3 syllabes) au moyen âge, puis Louis (2 syllabes).

Chlodo-mir « célèbre renommée », puis Lodomir, en français Lumier (Lumière, par suite d’une fausse étymologie).

Chlodo-bercht « brillant dans la bataille », puis Hildebert, en français Heudebert, Audebert.

Chlot-hari « célèbre dans la guerre », puis Lothari, en français Lohier, Loyer.

Chilpe-rich « aide puissante », que Fortunat traduit au VIe siècle par « adjutor fortis » (ne semble pas avoir persisté en français).

Chari-bercht « brillant dans la guerre », puis Haribertus, en français Herbert, Hébert.

Sige-bercht « brillant par la victoire », puis Sigebertus, en français Siebert, Sievert.

Theude-rich « puissant dans le peuple », Théodericus, en français Théry ou Thierry.

Theude-bald « hardi dans le peuple », Théobaldus, en français Thiébaut, Thibaud.

Gund-chramn « corbeau de bataille », puis Guntramnus, en français Gontran.

Dago-bercht « brillant comme le jour », Dagobertus, Dacbertus, en français Daibert.
Pour les reines :
Chlote-hildis ou Chrote-hildis « bataille de gloire », Clotildis, en français Creut (Clotilde est une forme fabriquée par les historiens).

Balte-hildis « audacieuse bataille », Bathildis, en français Baudour, Bauteur, Badour (Bathilde est une forme fabriquée).

Nante-hildis « hardie bataille », Nantirdis, en français Nanteau.

Brune-hildis, formé de « brune » (broigne, cuirasse), plus le nom de la déesse de la guerre, en français Brunehaut, Bruneau, Brunot.

Frede-gundis, de « frede » (paix) et de gundis (combat), composé absurde qui semble indiquer que les parents de la serve élevée au trône n’étaient pas des Francs (ce nom ne semble pas avoir passé en français).

Rade-gundis, formé de « rade » (conseil) et de gundis. Nom d’origine thuringienne.


Quelquefois, la consonne initiale écrite Chl aboutit à fl d’où les formes Flodoaldus, Flobertus, Flothildis. De là les noms français de Flou, écrit Flour à une époque relativement récente (Cloud est une forme refaite), Flobert, Flahaut, etc... Le dérivé Flodovinchus descendant de Flodovic, c’est-à-dire de Clovis, subsistait au XIIIe siècle dans le nom de Floovant, porté par le héros d’une chanson de geste.
Un seul Mérovingien a porté un nom latin (d’origine juive), Daniel. Mais il était entré au cloître. Quand les Francs l’en tirèrent en 716, il prit un nom franc : ce fut Chilpéric II, qui n’illustra pas son nom.
Il est à remarquer que ces noms sont la propriété de la famille royale « mérovingienne », pour user de cette forme, empruntée au siècle dernier aux historiens allemands alors que les descendants de Mérovée devraient s’appeler en français les Mérovéens. Légitimes ou non, les porteurs de ces noms appartiennent tous à la race royale. Nul particulier, si haut fût-il placé dans la société, n’eût osé s’en parer.
Si répandue que soit cette onomastique, elle n’est pas révélatrice d’une influence profonde. C’est un fait que dans les pays conquis ou simplement dominés par une autre culture, les hommes changent de nom avec une facilité surprenante. Cela commence naturellement par l’aristocratie, puis la mode gagne vite les couches inférieures de la société. C’est ainsi que, après la conquête définitive du pays de Galles, à la fin du XIIIe siècle, après neuf siècles de luttes, les Gallois soumis prirent en masse des noms rappelant ceux des rois d’Angleterre et s’appelèrent Edward, Williams, Jones, au point de ne conserver qu’un petit nombre de noms celtiques, tels que Rhys ou Evans. Il y a plus. Les Slaves de l’Est, les Russes, convertis au christianisme par les Byzantins, prirent en majorité des noms grecs : Ivan (Johannes), Fedor (Théodore), Piotr (Petros), Youri (Georgios), Pavel (Paulos), Maria, Marfa (Martha), Nathalie, etc... Et cependant, en dehors du patriarche de Kiev et de quelques clercs de son entourage, il n’y eut pas de Byzantins en Russie, même en petit nombre.
D’autres emprunts, plus probants, vont déceler l’influence des Francs.

B. Dans la langue courante
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1° Les Gallo-Romains ont emprunté nombre de termes de la langue du gouvernement, de l’administration, de la vie politique et judiciaire. Ainsi ban, ordre impératif du souverain dans tous les domaines. L’assemblée judiciaire, le mall, a laissé peu de traces dans les noms de lieu, et ce terme n’a pas passé dans la langue, mais les membres de l’assemblée, les juges, dits skapins à l’époque carolingienne, sont devenus les échevins.
Le droit, la procédure, les sanctions ont laissé des traces dans la langue. A la base de ce droit est la faide, la vendetta que le coupable ne peut apaiser que par le versement d’une « composition » pécuniaire à la victime et à sa parenté. La citation en justice adhramitio, n’a persisté que dans certains patois : arramir. L’emploi de la saisie privée et du gage a donné le français saisir (de sasjan) et gage (de wadium). Le mot nantissement dérive de nant. Renoncer à un droit s’opère en lançant (werpan, d’où guerpir, déguerpir) à terre ou dans le giron d’un nouvel ayant droit une baguette, une motte de terre, un simple fétu de paille : c’est la festuca, symbole de la propriété. L’officier de justice, le bidil, devient le bedeau. Le carcan c’est le cou (querca) entravé de l’accusé. Le châtiment humiliant de l’harmiscara, qui consiste à se traîner une selle sur le dos, avait donné haschière, terme disparu.
La parenté, la tutelle, ont laissé bru (de brud), alors que bruman « gendre », formé de bru + man a disparu. De même, le mot pour désigner le tuteur, le protecteur ou mainbour (munde-burnis), si usité autrefois, ne s’est pas conservé.
Dans la langue de la propriété, relevons gaif (bien sans maître), lagan (droit d’épaves), également disparus. Mais deux termes devinrent d’un usage courant, à l’époque carolingienne du moins, alleu (de alodis) pour désigner la pleine propriété héréditaire et fief (de faihu) pour la terre ou le profit tenu d’un seigneur.
Au XIe siècle, quand l’habitude d’avoir plusieurs seigneurs menacera de désorganiser le système féodal, on s’appliquera à rechercher le principal seigneur, celui auquel on doit l’hommage en premier, l’hommage lige, la ligeance ; c’est le vieux mot germanique ledig « exclusif »
2° La vie guerrière a laissé, comme on peut s’y attendre, une empreinte profonde sur le vocabulaire. D’abord le terme guerre (werra), et des termes d’action guerrière : l’assaut, estour (de storm), garde (de warda), avant-garde, arrière-garde, le guet (wacta), d’où guetter, aguet, guet-apens. Un corps de troupe est une eschière ou eschielle (scara) ; il est hébergé (heri-berga). Termes de commandement : maréchal (maris-schalk, préposé à la cavalerie), sénéchal (sinis-schalk, l’aîné des préposés).
Les verbes sont nombreux : blesser, navrer, guenchir (esquiver), fourbir, adouber (armer pour la chevalerie). Plusieurs sont sortis de l’usage.
A plus forte raison en a-t-il été des armes par suite des changements dans l’armement : atgier « javelot », brand « épée », conservé dans brandir, guige (courroie de l’écu), estoc, fenne « fourreau »,. belt ou heut « poignée de l’épée », broigne (brunia) cuirasse de plaques métalliques, gamboison (wamba) gilet rembourré, heaume (helm) « casque », targe (taria) « targe, bouclier » ; heuses, housseaux « bottes » ; étrier (streup), éperon, renge « boucles ». Egalement francisques étendard, bannière, gonfanon (gund « combat » et fanon).
3° Les Francs étant peu ou pas marins, ne semblent avoir rien fourni au vocabulaire maritime. Les nombreux termes de cet ordre qui se trouvent en français ont été empruntés aux Normands, au Xe siècle. Nous les retrouverons plus loin.
4° Dans le vêtement : robe (hrauba), bliaut, gant (wanta), écharpe (skarpa), guimpe, bou « bracelet ».
5° Plus significatifs peut-être les termes concernant la demeure et la nourriture :
a) le lieu, la demeure : bourg de burgus, mais avec un changement de signification total ; la burg germanique était une forteresse et le bourg la partie non fortifiée, au début, d’une agglomération : hamel, hameau (ham) borde « masure », loge (laubia) « cabane de feuillage » ;
b) construction et ameublement : faîte (first), beffroi (berg-fried), guichet, bord (et ses dérivés bordes, aborder, etc.), banc, poutre, loc (conservé dans loquet), quime « chevron », fauteuil, en vieux français faldestuel (faldistol), banc, malle, écran, madre (bois pour les coupes), hanap, espoi « broche », gource, bourse, banaste, « corbeille », et alène, canif ;
c) nourriture : bacon « porc salé » (conservé en anglais), gâteau (wastel), gaufre (wastrel), rôti (hraust) ;
d) divertissement : danser, espringuer « sauter » (springen), estamper, treschier « gigue » (threskan), gab, gaber (plaisanter, se vanter).
Comme instruments de musique : harpe (harfa).
Les parties du corps : échine (skina), hanche (hanka), lippe (lippa), quenne, quenotte, nuque, rate, tette (titta), d’où tétin, tétine, braon (partie charnue du corps).
La nature :
a) le paysage : lande (lant), bois (bosc), gaut « forêt » (wald), gazon (waso), haie (haga), jardin (garden), jachère, bief ;
b) les arbres, plantes : épautre (spalt), gerbe (garba), hêtre (haster), houx (hulst), if, mousse (mas), roseau (hraus, d’où les noms de lieu Rozière) ; tan, guède, laiche (liska). Pour les baies : fraises, framboises, groseilles ;
c) animaux : braque, brachet « chien », ran « bélier », gaignon « cheval entier », taisson « blaireau », hase, renard (nom propre remplaçant depuis les X-XIe siècles le latin vulpeculus « goupil »), fresanges, estaudeau (jeune, jeune poulet), witecoc. Pour les poissons : brême, esturgeon, épeiche, hareng, écrevisse, enfin le marsouin (mar et suin « porc de mer »). Pour les oiseaux : héron, gerfaut, épervier, mouette, mésange. Pour les insectes et arthropodes : frelon, rée « rayon de miel », wan « ver blanc » ;
d) les points cardinaux : Nord, Sud, Est, Ouest ;
e) les couleurs : quantité de termes nouveaux : blanc, bleu, brun, bloi (disparu), gris, saur « jaune » (ne se trouve plus que dans hareng saur), fauve, have, enfin blond, qui, par une étrange anomalie, disparut en allemand et s’y est réintroduit sous une influence française.
Termes d’ordre moral : substantifs : fouc « troupe » (folc) disparu ; troupe, guerredon « récompense » (withardon) ; orgueil « hauteur » (se retrouve dans le qualificatif de quelques localités) de orgoli. Des mots disparus sen « intelligence » qui ne se conserve que dans forcené pour forsené « hors de raison », estrif « querelle », jafeur « commodité ».
Adjectifs. Ont disparu : bald, baud « en train », graim « morne, triste », estout « orgueilleux », (stolz), isnel « rapide » (snell), eschevi « svelte » ; riche se maintient dans le sens de « fortuné », alors que sa signification dans le Haut Moyen Age était « puissant ». Sont conservés : laid, hardi, frais, franc, enfin joli dont le sens premier est « joyeux, gaillard ».
Des verbes même : choisir (kausjan), dont le sens premier est « apercevoir », effrayer, composé de la préposition latine ex et de fride, littéralement « sortir de la paix », épargner, haïr, honnir, hâter, tricher, fournir, garder, garnir. Ont disparu : esmarir « perdre courage », escharnir « railler », gehir « avouer », guiler « tromper », guier « guider », jangler « médire », runer « chuchoter », tehir « prospérer », etc...
9° La grammaire elle-même s’enrichit de suffixes nouveaux : -ard, -and, -lenc (devenu -lan), de deux adverbes : trop (de torp : réunion, assemblage, d’où troupeau), dont le plus ancien sens est « très » ; guères dont le premier sens est « beaucoup ».
10° Il n’est jusqu’à la prononciation qui ne soit affectée dans l’h initiale ; elle ne se faisait plus entendre en latin, elle reparaît dans les emprunts tels que haïr, honte, etc... On soupçonne l’influence de hoch dans haut qui eût dû être aut (lat. altum).
On s’attendrait à ce que la demi-voyelle germanique w se durcît à l’initiale en gu. Il n’en est rien. Les régions en contact plus fréquent avec les Germains conservent ce son ou le consonnifient en : Wilhelm devient Villaume, Warm devient Varin. Ce sont, au contraire, les régions les plus romanes qui changent en gu le : Guillaume, Garin ou Guérin, comme elles faisaient du latin v qui tantôt représente une consonne, tantôt une demi-voyelle : vadum devient gué, vastum, gast, vastare, gâter.
On ne peut mieux faire après cette énumération, si incomplète soit-elle, que de transcrire cette page d’un maître de la philologie romane :
« Combien faut-il que les envahisseurs et les indigènes aient échangé de pensées familières pour que ceux-ci aient nommé d’après ceux-là des accidents de terrain ou de culture, des objets naturels, des groupes d’arbres ou de plantes, des animaux, des parties même de leur corps ; pour qu’ils aient reconnu la supériorité de l’allemand sur le latin dans la désignation des couleurs, pour qu’ils aient pris à la langue des nouveaux venus deux adverbes 1. »

C. Le bilinguisme
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Poussant à bout les observations qui précèdent, plusieurs linguistes, romanistes et germanistes ont voulu, en ces derniers temps, que la population de la Gaule, au nord du moins de la Loire et de la vallée du Rhône, aient possédé les Cieux langues, la lingua romana et le franc (sous la forme du salien, surtout) au cours de l’ère mérovingienne. Vers le VIIIe siècle seulement, une séparation linguistique se serait effectuée : à l’ouest de l’Escaut, de la Meuse, des Vosges, du Jura on aurait perdu la connaissance du germanique.
Si l’on s’en tient aux textes historiques, hagiographiques, épistolaires, poétiques, synodaux, cette théorie ne tiendrait pas debout un seul instant.
On s’étonne même que dans ces textes de toutes natures on ne rencontre jamais ou presque jamais de termes étrangers au latin. Grégoire de Tours ne connaît que deux ou trois mots de ce genre : leudes dans le sens de « gens du roi » par exemple ; scramasax pour une arme que les archéologues assimilent, à tort ou à raison, au long couteau que l’on rencontre dans les sépultures du Nord et du Nord-Est, à partir d’une époque plus récente que celle de l’évêque de Tours, au VIIe et plus encore au VIIIe siècle,
Fortunat connaît un terme leudit qui veut dire « poèmes ». Il sait (I. IX, 1) que Chilpéric signifie adjutor (chilpe = help, hilfe), puissant (rich). C’est qu’il s’est fait traduire la signification du nom du roi dans le poème dithyrambique qu’il lui adresse et que cette traduction lui permet une flatterie de plus. Même indigence chez Frédégaire au siècle suivant et chez l’auteur du Liber historiae Francorum, etc...
On demeure même surpris que dans les huit textes législatifs qui s’échelonnent de 511 à 614 on rencontre si peu de termes nouveaux. On n’y voit que ceux dont l’emploi est strictement indispensable : mallus, leudes, trustis, vergeld. Les lois barbares elles-mêmes n’en renferment pas autant qu’on pourrait croire.
Mais à s’en tenir là on se ferait l’idée la plus fausse touchant l’influence du vocabulaire germanique sur le vocabulaire du latin parlé de la Gaule. Les progrès de la linguistique au siècle dernier ont permis de déceler un apport considérable de mots germaniques dans le français issu directement de cette langue latine de la Gaule. Bien que les textes en une langue qu’on peut qualifier « française » n’affleurent qu’à partir du XIe siècle, il est clair que les termes nouveaux n’ont pas été empruntés à cette date, ni même à l’époque carolingienne, époque où nous savons de source sûre que la Gaule parlait la lingua romana, et certainement avec des formes dialectales, en dehors des régions rhénanes et du cours inférieur de la Moselle, de la Meuse, de l’Escaut. Il faut nécessairement que l’emprunt se place à une époque antérieure, qui ne peut être que l’ère mérovingienne, particulièrement au cours de la période comprise entre la seconde partie du VIe siècle et le milieu du VIIIe.
Il est donc avéré que le français doit, et plus que ne pourrait le croire celui qui n’a pas de connaissances linguistiques, au germanique, spécialement au dialecte bas-allemand parlé par les Francs Saliens.
Mais l’emprunt, si étendu soit-il, implique-t-il le bilinguisme ? En aucune manière. Des explications simples peuvent être données pour l’emploi des termes empruntés si on les range par catégories :
Il est naturel que les hommes libres gallo-romains étant astreints au service militaire apprennent des termes de guerre et d’armement nouveaux.
Les grandes chasses, complément de la guerre, comme chez les Byzantins, les Mongols et les Turcs, fournissent des expressions neuves pour le gibier de poil et de plume, en même temps que la forêt révèle ses baies, si différentes des fruits de la plaine.
Il est naturel qu’appelés, peut-être chaque mois ou chaque quinzaine, au tribunal mixte, de type nouveau, le mall, comme juges, témoins, plaignants ou accusés, ils retiennent des termes de procédure.
D’une façon générale, il n’est guère de ces emprunts qui ne se justifient soit par l’absence de termes latins, soit, quand ils existent, par leur infériorité expressive. C’est ainsi que le latin, comme le grec, du reste, distingue mal les nuances de couleur, confondant roux et châtain. Combien plus fine était la perception de la langue germanique ! Rien que pour les variétés de la blondeur, elle a blond, bloi, sour. Elle distingue le brun du noir et du gris ; le bleu, certain bleu, du vert. Du latin le Gallo-Romain ne conserve que les noms de couleurs tranchées : rouge, vert, jaune.
Les nombreux emprunts pour les parties du corps s’expliquent tout autrement, par une tendance de la langue à user de termes nouveaux, argotiques, au besoin. C’est un vocabulaire qu’on aime à renouveler. Les mots teste, jambe, sont de l’argot latin, remplaçant caput, crus. La même tendance argotique se retrouve de nos jours : la jambe devient la guibole, la tête la bille, etc... Les nouveaux termes empruntés au germanique relèvent de cette mode.
L’emprunt pour des procédés nouveaux de divertissement ou pour des instruments de musique répond également à une tendance de tous les temps. Il n’y a pas eu besoin de bilinguisme pour que les Français du XIXe siècle empruntent à l’allemand la valse, au polonais la polka, la mazurka, à la Grande-Bretagne la scottish, puis au XXe siècle, à l’Argentine, le tango, etc...
On s’explique sans peine les emprunts de termes d’alimentation, soit qu’il s’agît de salaison (bacon), de cuisson (rôti), etc.. soit que la table s’enrichisse de mets constitués par des oiseaux (héron), des poissons (esturgeons, harengs, etc..), de friandises (gâteau). Le bilinguisme n’est pas plus nécessaire que pour s’expliquer bifteck ou les innombrables dénominations de plats et de pâtisseries que nous empruntons ou inventons de nos jours. De même, comme récipient de boisson, hanap n’a rien de plus significatif que chope ou bock. Le mot bière a l’avantage de mieux distinguer la préparation de la boisson dite sicera, laquelle a fini par s’entendre de la boisson préparée avec le jus de pommes (le sidre, écrit cidre par erreur), au lieu d’orge et de houblon.
Même observation pour le vêtement : robe, écharpe, gant, etc., ne relèvent pas d’un procédé différent que redingote, raglan, pull-over, qui ne supposent pas un bilinguisme anglo-français.
Les points cardinaux sont moins significatifs qu’ils ne paraissent à première vue. Sauf Nord qui se substitue heureusement au lourd Septentrion, les autres noms n’ont été que peu usités. Au XVIIIe siècle encore on s’oriente d’après le Levant, le Couchant ou Ponant (en terme de marine), le Midi. Il semble que les dénominations germaniques n’aient triomphé qu’au XIXe siècle, probablement sous l’influence des atlas hollandais et allemands répandus et imités en France.
Quant aux emprunts à la langue du droit, de la procédure, de l’administration, ils s’expliquent tout naturellement par les changements intervenus en suite de la mainmise des Francs sur la Gaule.
Il en va de même de la vie guerrière à laquelle toute la population libre est tenue de participer. Elle emprunte naturellement des termes à un armement nouveau pour elle, ainsi qu’à une tactique différente sans doute.
Encore faut-il observer que ces emprunts sont loin d’éliminer les termes latins. On emprunte maréchal, sénéchal, mais on garde duc, comte. Et parmi les grands officiers du palais le chambrier (camerarius),le connétable (comes stabuli), le comte du palais (comes palatii), le chef de la maison royale (major palatii), gardent leur nom romain.
Les armes ne sont pas toutes germaniques : la lance, l’épée, l’écu, etc... subsistent et les armes spécifiquement franques, la framée, l’an gon, la francisque, le scramasax n’ont pas laissé de trace dans la langue des Gallo-Romains.
L’armée elle-même conserve à travers les âges son nom latin vulgaire ost, dérivé paradoxal de hostem. Une sémantique militaire a transformé le sens premier ire ad hostem « marcher à l’ennemi », en aller à l’armée, ce qui pratiquement revient au même. La transformation de sens est ancienne puisqu’on la retrouve en roumain (oaste) : la Dacie romanisée ayant été évacuée vers 260, la transmutation est antérieure à cette date.
Dans le vocabulaire féodal, alleu et fief sont des emprunts. Ce dernier, qui s’entend d’une propriété incomplète, conditionnelle, n’apparaît dans les textes qu’au Xe siècle, mais on doit croire qu’il existait déjà dans la langue, vivant d’une vie cachée. Il était commode pour mieux distinguer la tenure noble de la tenure roturière, alors que le terme « bienfait » (beneficium) dont usent les textes antérieurs les distinguait mal. Cependant il convient de dire que fevum eut longtemps, sans doute, lui aussi, une acception mal déterminée, car sous une forme féminine, la fieffe, il s’est appliqué, en Normandie, à travers les siècles, à la censive, alors que le fief noble y est dit « fief de haubert ».
Les fondements même du régime gardent des noms latins : seigneur (senior), vassal (le mot latin remonte même à la période celtique). L’engagement vassalique a tenu par la cérémonie de l’hommage (hominium) où le vassal jure féauté (fidelitatem). Le guerrier par excellence est dit chevalier (caballarius) et son serviteur est dit écuyer (scutarius). Le régime dit « féodal » s’étant formé en Gaule entre le IVe et le VIIIe siècle, il est naturel que le vocabulaire soit mixte, avec prédominance de termes latins.
De même le régime seigneurial, constitué dès l’époque romaine, celtique même, conserve un vocabulaire ancien : seigneur, colon, serf, mainmortable, massip (mancipium). Les redevances en nature sont une part de la récolte, champart (campi partem), en argent cens (census). La réserve seigneuriale, entretenue par des mains-d’œuvre (mannoperae) et des corvées (corrogatae). Le sol sur lequel s’exerce ce régime est une censive, etc... On le voit, le vocabulaire germanique ne compte pour ainsi dire pas en ce domaine.
Au contraire, dans la demeure, l’habitation, on rencontre des termes nouveaux : hameau, borde. Ils répondent sans doute à un besoin de mieux spécifier les diverses parties ou quartiers d’un domaine, d’une future paroisse. Villare (Villar dans le Midi, Villers, Villiers au Nord) s’entendait d’un petit domaine (villa) ou d’une fraction de domaine, mais ce terme avait fini par s’entendre, presque partout, de la villa même. Il était donc besoin d’un autre mot. La demeure, mansus, conserve son nom qui aboutira à mas dans le Midi, à mes (écrit à tort meix) dans le Nord. Le borde, au nom germanique, s’entend d’une minuscule exploitation aux confins, aux « bords », du village.
Quant au mot bourg il a subi en passant en langue romane un complet changement de sens. En germanique, burgis (féminin) est une forteresse. En français bourg (masculin) s’entend de la dépendance non fortifiée, hors des murs, d’une cité. Très tard, aux XIIe, XIIIe, XIVe siècles, nos bourgs seront à leur tour fortifiés. En dehors (foris) naîtront les fors-bourgs, dits faubourgs, à leur tour sans défense. Tardifs, ils ne seront pas fortifiés ; on préfère les raser en temps de guerre.
Ce qui demeure impressionnant, c’est le nombre des termes empruntés aux genres de la nature. La forêt surtout et la vie forestière renouvellent leur vocabulaire. Ce n’est pas que le mot forest soit d’origine germanique. Il semble une fabrication de l’époque, basée sur foris substantifié par la terminaison ta : c’est la sylve interdite, mise hors (foris) de la jouissance commune ; c’est aussi l’eau gardée : les portions réservées dans la Seine sont la « forêt de Seine », et ce n’est que tardivement, que la forest prendra l’acception moderne de bois de grande étendue. Le germanique forst est dérivé du français. Le terme germanique pour la forêt, pour la chasse et la pâture réservées est garenne (warinna), qui a conservé une partie seulement de son sens.
Le vieux terme celtique vabra s’est pétrifié dans les innombrables vabre, vavre, vêtre, ou bien il désigne une nature de terrain, la woëvre.
Le terme latin sylva n’a pas disparu. Il se maintient dans le Midi, la selve, mais au Nord il se pétrifie dans des noms de lieu dérivés, tels Servais, Senvois. Un terme nouveau est le bienvenu bosc, d’où bosc, bois. Parmi les essences forestières, un mot nouveau, hêtre, mais il lui faudra de nombreux siècles pour supplanter le latin fagus, qui a donné fou.
Mais le gibier et les animaux sauvages conservent pour la plupart leur nom (ours, loup, cerf, chevreuil, conil (lapin), lièvre, etc...). Les nouveautés s’entendent surtout des oiseaux (épervier, gerfaut, héron), des poissons. Pour ces derniers, l’emprunt s’explique aisément : c’est l’exploitation de la faune maritime des mers du Nord qui apporte, et assez tard, le hareng, par exemple. Un nom nouveau pour le chien de chasse (brachet) n’a rien de surprenant : on sait que le vocabulaire de la race canine se renouvelle perpétuellement. Le cheval non châtré, le gaignon, s’oppose au cheval châtré, appelé bien plus tard hongre, c’est-à-dire hongrois.
On a dit plus haut pourquoi la chasse dont les deux races étaient passionnées, était une occasion de se grouper, donc d’échanger des expressions de vénerie. Les baies offertes par la forêt ne semblent pas avoir intéressé les Romains puisqu’ils ont emprunté fraise, framboise, groseille, alors que les fruits ont conservé leur nom latin.
Dans le domaine de la construction et de l’habitation l’influence de la forêt se fait sentir, d’autant plus que, jusque dans le Midi, les maisons, même dans les villes, sont en bois, d’où faitre, poutre, madre, guichet, loquet, quime ; et pour l’ameublement banc, malle, fauteuil, etc...
Tout cela semble bien indiquer un commerce plus intime avec la vie forestière.
Les nombreux termes d’ordre moral, soit substantifs, soit adjectifs, soit verbes, relevés plus haut, impliquent des rapports intimes entre indigènes et nouveaux venus. Ces rapports, c’est dans la famille qu’ils se sont effectués. Les mariages mixtes entre gens appartenant aux classes supérieures de la société, se sont produits au cours du VIe siècle. Et c’est ce qui nous explique que, dans la seconde moitié de ce même siècle apparaît un mélange assez fréquent de noms propres romains et germaniques. Ainsi, en Limousin, deux frères s’appellent l’un Nectarius, l’autre Bodegisilus. Deux frères aux noms germaniques, Barsolenus et Dado, ont pour père un Séverus. Le duc Lupus a pour frère Magnulf et deux fils nommés Romulf et Johannès. Gallomagnus, évêque de Troyes, a une fille, Palatina, qui épouse le duc Bodegisel. Ennodius, fils du sénateur Euphrasius, a pour proche parent Beregisil. Bertulf est fils de Florus. Saint Didier de Cahors est fils de Severus et de Bobila. De même l’évêque de Chartres, Deodatus, a une mère au nom germanique : Adrebertana. Parfois un nom germanique apparaît alors que les parents ont des noms romains ; ainsi Goar est fils de Georgius et de Valeria : c’est qu’on donne à l’enfant le nom d’un grand-père franc. Ou encore c’est l’inverse. Il y a aussi le cas des doubles noms : Calumniosus a pour cognomen Aegila, mais le duc Dracolen a un surnom romain, Industrius.
En passant en revue quelques exemples du vocabulaire nouveau on a dit les raisons qui peuvent expliquer les emprunts faits au germanique sans qu’il soit indispensable de supposer le bilinguisme de la population, dans son ensemble, ni même chez les classes supérieures. La meilleure preuve à l’appui de nos réserves c’est que ce vocabulaire nouveau se retrouve dans les dialectes de régions, telle l’Aquitaine, telle la Provence où les Francs n’ont pas eu d’établissement ayant la moindre importance et même ont laissé, ainsi en Auvergne, l’administration aux mains des grandes familles du pays.
Les termes nouveaux ont été introduits par les hautes classes qui les ont transmis aux classes inférieures. De même, dans le passé, ce sont des grands seigneurs gaulois latinisés, et non de l’école qu’elles ne fréquentaient pas, que les masses ont appris le latin, chose plus difficile que l’adoption de quelques centaines de mots étrangers. De même, si au nord de la Loire, des familles de l’aristocratie gallo-romaine ont appris à parler le francique aux VIe et VIIe siècles, chose possible, vraisemblable, bien que nous n’en possédions nul témoignage direct, la masse de la population n’a pas eu besoin d’apprendre une langue étrangère pour lui emprunter des mots utiles. Pas plus que, de nos jours, l’envahissement de termes anglais, pour le sport par exemple, n’implique que ceux qui en usent, parlent anglais.
Il y a plus. Est-il même indispensable que le véhicule du nouveau vocabulaire soit le fait de l’aristocratie et de la classe moyenne des Gallo-Romains ? Ne serait-ce pas le fait des Francs eux-mêmes, de ceux qui vivant isolés ou par groupes peu nombreux dans les régions où l’immense majorité de la population était « romaine », en vinrent à oublier leur langue d’origine pour celle de la population qui les entourait ?
L’époque précise de cet abandon ne peut être déterminée, d’autant plus qu’il a dû s’opérer plus ou moins rapidement selon les régions. Cependant il est avéré que à l’ouest de la Meuse et de l’Escaut la population ne parlait que le « romain » au IXe siècle, même au VIIIe.Au moment où la dynastie carolingienne prend le pouvoir et substitue comme langue germanique de cour le ripuaire, c’est-à-dire le vieux-moyen-allemand au dialecte salien, qui se rattache au platt-deutsch, l’ensemble de la population des régions neustriennes n’usait plus que des divers dialectes de la lingua romana, intermédiaire encore entre le latin classique et la langue qui va s’appeler le « français ». Terme révélateur, car le « français » qui était jusqu’alors le salien, ancêtre du néerlandais et du flamand, devient le terme désignant la langue opposée, le roman.
C’est alors, alors surtout que l’emprunt au vocabulaire germanique, du moins dans la majorité des cas, a dû s’opérer. Les Francs de Neustrie peuvent délaisser le salien, mais ils en retiennent des termes que la langue indigène ne possède pas ou exprime mal et ils l’enrichissent de la sorte.
Cette vue peut s’autoriser de phénomènes analogues en d’autres pays, en d’autres temps. C’est ainsi que, en Angleterre, le français introduit en 1066, et l’anglais vivent côte à côte longtemps, sans se pénétrer, ne s’empruntant qu’un nombre insignifiant de mots. Brusquement, au XIVe siècle, l’anglais est inondé de mots français. C’est que la cour et les hautes classes cessent d’user couramment du français, mais elles retiennent de son vocabulaire ce que ne donne pas l’anglais et le transportent dans la langue indigène dont elles useront désormais à peu près exclusivement.
Convient-il de regretter cet apport de termes germaniques dans le latin parlé de la Gaule qui devient le français ? En aucune manière. Le vocabulaire de la langue parlée, dite « vulgaire » s’était considérablement appauvri. Même le latin littéraire, classique rendait mal certains aspects de la nature et certaines nuances de sentiments.
Or il suffit de relire notre liste, même imparfaite, des termes empruntés au germanique pour voir à quel point ils ont enrichi et nuancé notre langue. Que de termes expressifs, ou charmants nous lui devons ! Ils sont incorporés au français et vivront autant que lui.
Examinons maintenant l’autre aspect de la question, la connaissance de la langue de la population indigène de la Gaule par les Francs.
Que les Mérovingiens aient continué à user du dialecte germanique, variété du platt-deutsch qui devait aboutir au néerlandais (flamand et hollandais) la chose, a priori, est certaine. Les rois conquérants se font un point d’honneur dans le monde entier et à toutes les époques de continuer à user de l’idiome ancestral. Les rois normands et angevins d’Angleterre parlent français pendant près de quatre siècles, tout comme les conquérants mandchous de la Chine ont gardé officiellement leur idiome comme langue de cour, quoique moins longtemps. Deux siècles encore après leur établissement en Slavie orientale les Suédois, les Ros (Russes) entendront encore le parler scandinave. Que les rois goths d’Espagne et d’Italie aient abandonné sans doute assez tôt (VIe siècle ?) leur dialecte, cela peut s’expliquer par la faiblesse numérique de leur peuple englouti dans la masse des Hispano-Romains et des Italiens. Encore sommes-nous mal informés à ce sujet. De même pour les rois vandales d’Afrique.
Mais, d’autre part, il est inévitable que le conquérant d’un pays où son peuple est en minorité apprenne la langue de la majorité de ses sujets. Dès le Xe siècle les princes scandinaves de Russie usent du slave et prennent des noms slaves (Sviatoslav, Vladimir, Iaroslav, etc.). Les empereurs mandchous de Chine parlent le chinois et mieux certainement que le mandchou. Même les rois d’Angleterre savent l’anglais, à partir d’une époque difficile à déterminer, le XIIIe siècle peut-être, le XIVe à coup sûr.
Que les Mérovingiens aient connu la langue des Romains, et cela avant même la mainmise sur l’ensemble de la Gaule, c’était chose inévitable. Le père de Clovis, au service de l’Empire, ne pouvait pas ne pas la savoir, et aussi Clovis et ses parents, d’autant que deux des capitales de leurs petits royaumes, Tournai, Cambrai, pour le moins, étaient de langue romaine. A plus forte raison, après la conquête de Clovis. Pour administrer la Gaule, les Mérovingiens durent longtemps faire appel aux indigènes. Les comtes, les agents financiers, étaient en grosse majorité des Gallo-Romains. Les séjours préférés des rois, Paris, Orléans, Soissons, Reims, Metz, étaient en plein pays romain et la population de ces villes en majorité « romaine », la chose est évidente. Il est d’ailleurs significatif que toutes les lois « barbares » soient rédigées en latin la loi Gombette, les lois des Visigoths, la loi Salique, la loi Ripuaire, même les édits des rois lombards. Seuls les Anglo-Saxons useront de leur idiome, mais à contre-cœur, faute d’un personnel de chancellerie suffisamment maître de la seule langue digne d’être couchée par écrit dans les idées du passé.
Il y a plus. La différence entre la langue romaine parlée et la langue littéraire était déjà si accusée que pour comprendre les écrits latins — et il ne s’agit pas seulement de la littérature profane qu’on était en droit d’ignorer ou de dédaigner, mais de la littérature sacrée — il fallait se livrer à des études prolongées. Les livres saints s’ils ne représentent pas un latin très pur, accusent une langue déjà trop éloignée de la langue parlée. Or, l’Eglise catholique romaine n’a jamais admis d’autre interprète sacré que le latin, moins libérale que l’Eglise d’Orient qui en a toléré la traduction en copte (égyptien), en arabe, en arménien, en gothique, en slave, etc... Force était donc au Mérovingien devenu chrétien d’entendre le sens de la liturgie, de lire aussi les Ecritures saintes, de comprendre les psaumes qu’il chantait tout comme le plus humble de ses sujets. Nous avons la preuve que les rois germains voulurent même aller plus loin et que, à partir du règne des petits-fils de Clovis, pour le moins, ils se piquèrent de connaître les beaux auteurs de l’antiquité. Certains s’appliquèrent même à écrire. Et pourquoi non ? Le roi visigoth Sisebut a composé une Vie de saint Didier de Vienne en un style alambiqué.
Déjà au milieu du Ve siècle, Théodoric, le Visigoth, apprenait, en Gaule, d’Avitus à goûter Virgile. Les rois vandales étaient instruits. De même, Théodahat, en Italie, successeur de Théodoric l’Ostrogoth.
Grégoire de Tours se moque de Chilpéric qui composa deux livres de vers latins où il voulait imiter la manière de Sedulius, qui vers le milieu du siècle précédent, avait célébré les hauts faits du Christ en hexamètres dans son Carmen paschale. Chilpéric confondait brèves et longues et ne savait ce qu’est un pied, dit l’évêque. Grégoire manquait de charité, lui qui n’osait écrire en vers. Le roi composa aussi des hymnes « inadmissibles ». En tout cas, il connaissait la prononciation latine classique avec assez de finesse pour vouloir introduire quatre lettres nouvelles, empruntées à l’alphabet grec, dans l’orthographe traditionnelle qui ne pouvait noter certaines nuances. Et le fait qu’il adressa à toutes les cités une circulaire impérative pour obliger à introduire cette innovation dans les manuscrits anciens prouve qu’il avait à cœur de donner à la prononciation du latin classique une plus grande précision, donc qu’il s’intéressait au beau latin. Il ne se doutait pas qu’il avait eu un prédécesseur, cinq siècles auparavant, en la personne de l’empereur Claude. Naturellement, tous deux furent raillés par les sots enfoncés dans la routine.
Dans le torrent de flagorneries dont il accable le même Chilpéric, Fortunat (1. IX, I) le loue de surpasser n’importe quel de ses sujets en esprit (ingenio) et en éloquence (ore loquax) et de connaître diverses langues sans interprète. Le prince se distingue et par les armes et par les lettres ; égal des rois ses ancêtres dans les armes, il les surpasse dans la poésie (carmine major). Aimoin, dans une compilation historique, écrite vers l’an mille, rapporte à Chilpéric des vers en l’honneur de saint Germain de Paris. Comme ils sont d’une bonne latinité, on suppose qu’ils ont été refaits ou plutôt composés par Fortunat lui-même !
Charibert, frère de Chilpéric, est représenté par Fortunat (VI, 2) comme parlant latin à la perfection :
« quoique de l’illustre race des Sicambres, il surpasse les Romains en éloquence ; que doit-il être en sa langue maternelle ! »
Tout en faisant la part de flatteries, il ressort tout de même de cette pièce que Charibert possédait la langue de ses sujets gallo-romains.
Clotaire II, au dire de Frédégaire, était savant lettré (litterarum eruditus). Dans un « sermon » adressé à un très jeune roi qui ne peut être que Clovis II, l’auteur (saint Eloi ou saint Ouen) lui recommande la lecture assidue des Saintes Ecritures et le met en garde contre les propos des « jongleurs » (joculatores). Les jongleurs continuaient la tradition romaine des mimes, bouffons, conteurs d’anecdotes, chanteurs de poésie grivoise, etc. Le fils de Dagobert se plaisait plus évidemment à l’audition de récits ou chants en latin vulgaire qu’à la lecture des Saintes Ecritures.
Enfin, on ne s’expliquerait pas la faveur persistante de l’Italien Fortunat, si les rois auxquels il prodigue cyniquement dans ses vers les flatteries les plus outrées n’y avaient compris quelque chose. On ne voit pas Chilpéric, Sigebert, Childebert II, les reines (Brunehaut et Galswinthe sont des visigothiques, donc des femmes instruites) se faire traduire en francisque ou en gothique les poèmes de Fortunat. Qu’en serait-il resté ?
Ce qu’on vient de dire pour les rois vaut aussi pour leur cour. Elle était composée de grands et riches personnages des deux races. Ceux d’origine gallo-romaine représentaient la noblesse authentique comme issus très souvent de la classe « sénatoriale » des clarissimes provinciaux, alors que, en dehors de la famille royale, la noblesse véritable n’existait plus chez les Francs. Pour eux la noblesse était une noblesse de cour. Il ne parait pas douteux que les Gallo-Romains constituaient, au VIe siècle, l’élément le plus important de cette cour. C’est parmi eux que le roi choisissait, par la force même des choses, ses hauts fonctionnaires, ses comtes et les intendants des domaines dits « domestiques » (domestici). On a relevé que sur cinquante-cinq noms de comtes rencontrés dans les écrits de Grégoire de Tours et de Fortunat, les deux tiers environ sont romains. Les courtisans de race franque ne pouvaient pas s’abstenir d’entretenir avec leurs collègues du « palais », qui formaient une vraie confrérie, des rapports journaliers impliquant la connaissance du latin parlé.
Nombre d’entre eux devaient aller plus loin et se familiariser, sinon avec les auteurs classiques, du moins avec le latin de la liturgie. Devenues chrétiennes, des familles franques voulurent pour leurs enfants les honneurs du « sacerdoce », notamment de l’épiscopat. Or, en fait, sinon en droit c’est, le plus souvent, dans l’entourage du roi que l’épiscopat est recruté, donc parmi les « palatins ». On voit même cette ambition se manifester chez des personnages ayant longtemps exercé des fonctions de référendaire, de comte, de « domestique » comme fin de carrière. L’épiscopat leur apparaît comme une sorte de retraite. La vie d’un prélat est plus assurée, le prestige incomparable, l’autorité plus solide que dans le siècle. Peu ou pas de stage : le candidat favorisé par le roi ou la cour, reçoit les grades ecclésiastiques, per saltum, à toute vitesse. Rares sont les scrupuleux, comme le référendaire Dadon (saint Ouen) qui emploie une année entière à s’y préparer. Quel que fût le sans-gêne de l’époque, il eût été impossible qu’on instituât évêque un homme qui eût été incapable de dire les offices sacrés et aussi de se pénétrer des canons des conciles du passé et du présent, un homme n’ayant pas reçu une instruction latine fondée au moins sur des texte d’Eglise. Le Franc de race devait donc avoir eu la précaution de se donner quelque teinture de culture latine dès sa jeunesse.
Toutefois, il importe de remarquer que ce mouvement ne s’est pas accusé avant la fin du VIe siècle. Quand on relève les noms des évêques qui ont signé les actes des conciles tenus de 475 à 578 on trouve cinq cent huit noms romains contre vingt-huit germaniques ; encore parmi ces derniers il en était sûrement d’origine gallo-romaine. L’inverse n’est pas possible, les Francs ne prenant plus de noms romains comme ils faisaient encore avant le milieu du IVe siècle.
Parmi ceux-là mêmes qui jusqu’au bout vécurent dans le siècle, il en est qui se piquent d’être lettrés. Tel ce duc Gogon auquel Fortunat adresse plusieurs pièces de vers et dont le hasard nous a conservé quelques réponses en style alambiqué.
Mais c’est là une exception.La baisse de la culture classique au VIe siècle est trop évidente pour que des personnes de race franque, même de race gallo-romaine, aient pu acquérir ce semblant de culture littéraire qui parait les amis et correspondants de Sidoine Apollinaire au siècle précédent.
Tout au moins les personnages de race franque aspirant à exercer les plus hautes fonctions de l’Etat dans les provinces de langue romaine étaient-ils obligés de connaître la langue de leurs administrés, la langue de tous les jours, tout comme les administrateurs coloniaux européens d’aujourd’hui sont tenus de savoir l’arabe, l’annamite ou quelque dialecte africain ou asiatique. Au début on a utilisé les indigènes. On a remarqué que, au VIe siècle, les comtes ou ducs d’Auvergne, province « austrasienne », sont choisis, en majorité, par les rois d’Austrasie parmi les grandes familles du pays. Cette sage précaution n’a été ni durable ni générale. Soyons certains qu’un Franc, Salien ou Ripuaire, désireux de faire une belle carrière apprenait la lingua romana parlée dans les 5/6 de la Gaule.
Il n’est même jusqu’au petit clergé des parties mi-romanes, mi-germaniques, ou même entièrement germaniques du Regnum Francorum qui n’ait été dans la nécessité de prendre une teinture de latin, de latin d’Eglise. Les exigences de l’Eglise pour le recrutement du clergé des petits bourgs et des campagnes n’étaient pas d’un ordre bien élevé : le chant des psaumes, les leçons, les Ecritures. Césaire d’Arles ne voulait conférer la prêtrise qu’au clerc ayant lu quatre fois l’Ancien et le Nouveau Testament. Les conciles du temps ne sont pas exigeants. Les prêtres des gros bourgs (vici), dits archiprêtres, doivent y joindre la connaissance de quelques homélies des Pères et de canons synodaux.
C’est seulement dans les régions franques d’outre-Rhin (Hesse, vallée du Main) où le christianisme ne pénétra pas effectivement avant le VIIe ou le VIIIe siècle, où, par conséquent, nulle ambition personnelle n’incitait grands ou petits à s’intéresser à la langue des « Romains », que la culture latine a dû être longtemps comme inexistante.
De même que le latin parlé en Gaule a emprunté des termes de la vie courante au germanique, le germanique a emprunté, de son côté. Mais il est malaisé de distinguer les emprunts faits par l’ensemble des Germains au latin dès le Ier siècle de notre ère, de ceux qui ne se sont produits qu’à partir du contact permanent avec les Gallo-Romains aux Ve, VIe, VIIe siècles. On voit bien que des mots tels que Kaiser (Caesar), Kampf « combat » (campus martins) ; wall « rempart » (vallum), pieu « trait » (pilum), tracho « étendard » (draco), kerker « prison militaire » (carcer), kauf-man « marchand » (caupo le vivandier), etc... remontent à la période où les Germains entretenaient des relations hostiles ou pacifiques avec les légions romaines campées sur la rive gauche du Rhin. Même avant de passer le Rhin, le Germain emprunte au latin la semaine et ses noms, ainsi que les noms des mois de l’année.
Mais on peut admettre que les mots empruntés pour désigner des plantes, des fruits, des légumes, le vignoble, le bâtiment, le commerce, l’administration — et ils sont au nombre d’environ trois cents — datent de l’époque gallo-franque. On ne trouve pas d’emprunts d’ordre religieux et moral au latin vulgaire. C’est que ces termes sont remplacés dans le monde germanique converti par des emprunts directs au latin d’Eglise.
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CHAPITRE IV
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