4. Vers une autre authenticité : les Œuvres et la veine gauloise
20 Ces Œuvres controversées , à l'auteur(e) flou(e) et détrôné(e), peuvent-elles être le lieu d'une forme d'altération authentique ? Oui, dirons-nous, car tout ça est très français, y compris la tradition des locutrices et narratrices féminines travesties en auteur supposé (cf. la Religieuse portugaise, Bilitis, etc.) ainsi que celle des poètes appelant de leurs voeux une création littéraire féminine, générale ou nationale. Rimbaud disait par exemple : « Quand sera brisé l'infini servage de la femme, quand elle vivra pour elle et par elle, elle sera poète, elle aussi ! ».
29 Jacques Roussiaud, « Qui êtes-vous, Louise Labé », L'histoire , n o 310, juin 2006, p. 18-20 ; ces11 (...)
21 Huchon formule avec énergie l'hypothèse d'un « coup éditorial » de génie (p. 100) très concerté. Toute l'œuvre de Labé, la critique s'y accorde, est par ailleurs un chant de liberté et de vigueur (sensuelle et ludique) interprétable comme un détournement ou une appropriation très français(e) . Car le Français, dans le discours nationaliste (c'est-à-dire largement anti-italianiste) du temps, est fort et vigoureux, rieur et bon vivant ; il est franc de nature, c'est-à-dire libre de cœur ; il est surtout impulsif et galant, c'est-à-dire apte aux et armes à l'amour – amour physique s'entend. On comprend mieux dans cette perspective les renversements et paradoxes ressentis, accentués soit par une poétesse audacieuse qui intègre les codes d'un nouveau lyrisme faussement imitatif, soit par ces poètes français non seulement habiles à faire passer des vessies pour des lanternes et à se jouer d'un certain lectorat, mais faisant concurrence aux autorités qui sous-tendent la suprématie culturelle. Le rival en chef est Pétrarque, alors adulé par l'humanisme, les Lyonnais, et François I er . Ou Maurice Scève, maître d'œuvre putatif de ce recueil sans doute collectif, est le génial « inventeur » du tombeau de Laure en Avignon (1533) et sans doute du sonnet de Pétrarque exhumé à cette occasion. On peut donc lire les Œuvres de Louise Labé et l'hommage de poètes lyonnais associés comme un coup d'éclat signant une translatio vers Lyon, et de l'hégémonie culturelle italienne à l'illustration de la langue et de l'esprit français . La concurrence avec Paris, appelée dans la décennie suivante à devenir le nouveau centre de l'imprimerie, est en outre sensible, comme le rappelle l'historien Jacques Roussiaud12.
30 Huchon rappelle la pratique lyonnaise des anagrammes et autres jeux lettrés ( Louise Labé : une créa (...)
22 Au projet retenant de laudare Laura dans les Rimes sparse se substitue en un parfait écho paronomasque celui de louer Louise , entreprise initiée quelques années plus tôt par Clément Marot (p. 186). L'émulation est patente, sinon provocatrice : à la chaste et gracile Laure on substitue la virile et sensuelle Louise ; à la dame muette au désir insignifiant on substitue la courtisane amoureuse qui prend la plume et crie. De nombreux aspects aiguillonnent la lectrice vers une somme de substitutions concurrentielles et subversives sans être radicalement transgressifs (« gaye fantaisie », « gayes sornettes », disent des liminaires rappelant la gaya scientia médiévale ; cités p. 208 et 271). Les jeux onomastiques se multiplient en particulier, comme le montre excellemment Huchon : Louise contient los (louange) et Laïs ; Labé, c'est labea , la baisant, et labyrinthe. « LLL » au frontispice (« Louise Labé Lyonnaise »), c'est l'initiale de Lyon fièrement répétée, Lyon dont le O est également présent dans le prénom, contre le A de Laure et de Paris ou Avignon 30 . La veine gauloise et ludique, ici dans sa couleur lyonnaise, surdétermine et déstabilise bien des références pétrarquistes et néo-platonistes.
31 On songe à « Contre les pétrarquistes » de Joachim Du Bellay, cité par Huchon ; sur le lien à une (...)
23 Les Œuvres , ouvrage collectif sans doute masculin, paradoxal voire facétieux, ouvrage gaulois : l'impact n'est certes pas le même dans l'histoire de la condition féminine, mais je ne vois pas en quoi il diffère radicalement si l' on s'en tient à l'histoire littéraire et qu'on laisse là des amalgames tentants mais risqués sinon fallacieux. Labé, femme ou figure, est présentée comme agent et comme source de la gloire des poètes gravitant autour d'elle et de ses vers. L'accent mis sur le dépassement des clivages de genre informant la manière pétrarquiste – et sur la franchise, autre nom de la liberté (assujettissement rejeté) et sur la volupté – fait bel et bien partie d'une vague anti-pétrarquiste très française, que j'ai pour ma part étudiée dans sa manifestation bellayenne et que certains des collaborateurs proposés par Huchon avaient déployée.
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