Japanese Tea Garden
et qui l’avait fait
rire aux éclats, comme s’il avait deviné sa tristesse, un jour où rien n’allait.
Encore lui…
Autant de tête-à-tête furtifs qui ne lui laissaient aujourd’hui que des regrets. Si
seulement elle avait su plus tôt…
Mais les regrets se mêlèrent à la colère lorsque Archibald évoqua ce détective
qu’il avait engagé et qui la pistait depuis des années.
— Comment as-tu osé t’immiscer dans ma vie sans ma permission ?
demanda-t-elle, scandalisée.
— Je voulais simplement t’aider, plaida Archibald.
— M’aider ?
— Tu n’es pas heureuse, Gabrielle.
— Mais qu’est-ce que tu en sais ?
Il ouvrit la sacoche en cuir posée à côté de lui et en sortit plusieurs « pièces à
conviction » : la photocopie des journaux intimes de sa fille, des photos de fin de
soirée, jamais avec le même homme. Il s’était renseigné sur certains : des mecs
nuisibles, centrés sur eux-mêmes, parfois violents, parfois cruels, au point qu’il
avait dû lui-même « s’occuper » de l’un d’entre eux.
— Pourquoi tu fais ça, chérie ?
Elle leva vers lui des yeux qui menaçaient de déborder. Elle était gênée
d’avoir à se justifier devant son père de quelque chose qu’elle ne savait pas elle-
même analyser.
— Eh bien, tu vois, c’est ce que tu me disais tout à l’heure : parfois, tu
cherches à te punir de quelque chose, sans même savoir de quoi…
Gabrielle était plongée dans le silence et Archibald dans ses souvenirs.
Il repensait à la première nuit de printemps qu’il avait passée ici avec
Valentine, seuls au monde, au milieu des iris et des coquelicots.
Au crépuscule de sa vie, il pouvait désormais affirmer qu’il n’avait rien connu
de plus fort que cette sensation de ne faire qu’un avec l’autre. Cette sensation si
rare de ne plus être seul.
Il regarda sa fille et, sans tourner autour du pot :
— Ce Martin, tu l’aimes vraiment ?
Elle hésita à lui répondre, puis :
— Oui, je l’aime depuis longtemps. Lui, ça n’a rien à voir avec les autres.
— Et lui, il t’aime ?
— Je crois que oui, mais après ce que tu viens de lui faire subir, ça va être
difficile de le récupérer…
— Moi, je n’ai rien fait, répondit Archibald avec un mince sourire. C’est toi
qui l’as enfermé tout nu dans le cellier ! Et oui, je te confirme que ça ne va pas
lui plaire et que tu vas galérer pour le récupérer !
— On dirait que ça te fait plaisir !
Il haussa les épaules et tira une nouvelle bouffée de son cigare.
— S’il t’aime vraiment, il reviendra. Ça va même lui faire du bien de voir que
rien n’est acquis. Moi, ta mère, je me suis battu pendant cinq ans avant qu’elle
me dise oui !
— Mais lui, ça fait treize ans qu’il m’attend…
— Attendre, ce n’est pas se battre ! trancha Archibald.
Elle secoua la tête ; il chercha à comprendre :
— Pourquoi l’as-tu fait attendre aussi longtemps, si tu l’aimes ?
Elle répondit comme une évidence :
— Parce que j’avais peur.
— Peur de quoi ?
— Peur de tout.
— De tout ?
— Peur de ne pas être à la hauteur, peur de ne pas savoir l’aimer, peur de me
réveiller un jour et de ne plus l’aimer, peur de ne pas pouvoir lui faire les enfants
qu’il désire…
Imperceptiblement, Archibald se renfrogna. Les mots de sa fille lui
rappelaient trop ceux de Valentine. Des mots qu’il n’aimait pas entendre parce
qu’ils ne signifiaient rien pour lui.
— Et toi, Martin, comment le trouves-tu ? osa demander Gabrielle.
— En faisant abstraction du fait qu’il a essayé de me mettre deux bastos dans
le ventre ?
— Oui, sourit-elle.
Archibald grimaça :
— Moi, je ne sais pas s’il en sera capable.
— Capable de quoi ?
— Capable de te protéger.
— Mais je ne suis pas une enfant ! s’agaça Gabrielle. Je n’ai pas besoin d’un
homme pour me protéger.
— Des foutaises tout ça ! Une femme a besoin de…
— Arrête avec ton discours d’un autre âge ! le coupa-t-elle. Et d’ailleurs,
Martin est plus fort que tu ne le crois.
— Tu parles ! Il n’a même pas été capable de te protéger contre moi. Même
toi, tu as pu l’enfermer à poil dans la cave !
— Tu crois que j’en suis fière ?
Mais Archibald n’en avait pas fini avec ses reproches :
— Je le trouve trop tendre, trop sensible, trop sentimental…
— Toi aussi, tu étais sentimental à son âge, lui fit-elle remarquer.
— Justement, les sentiments m’ont fait perdre mon sang-froid, ils ont
obscurci mon jugement. Ils m’ont empêché de protéger ta mère…
— Qu’est-ce que tu veux dire ?
— Jamais je n’aurais dû la conduire dans cet hôpital, jamais je n’aurais dû
tirer sur ce médecin, jamais je n’aurais dû bousiller ma vie et la tienne, jamais je
n’aurais dû…
Sa voix trembla avant de se briser dans un sanglot.
Le vent se fit soudain plus froid et s’engouffra avec un bruissement sourd
entre les arbres.
Et, pour la première fois en trente-trois ans, un père et sa fille purent enfin se
blottir dans les bras l’un de l’autre.
22
La lettre de Valentine
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