Que serais-je sans toi



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Que serais je sans toi by Guillaume Musso Musso Guillaume z lib

Une heure du matin
Martin était couché sur la plage, les cheveux dans le sable, le visage offert au
vent, les yeux dans les étoiles.
Il  avait  appelé  Gabrielle  sur  son  téléphone,  mais  elle  n’avait  pas  répondu.  Il
l’avait cherchée partout : à la cabane en rondins près des hydravions et dans tous
les  lieux  où  ils  avaient  l’habitude  d’aller  autrefois.  Mais  il  ne  l’avait  pas
retrouvée.
L’histoire de sa vie…
Comme  lorsqu’il  avait  vingt  ans  et  qu’il  avait  le  blues,  il  avait  échoué  sur
cette petite plage, derrière Marine Drive, entre le port de plaisance et le Golden
Gate.
Cette  nuit,  la  lune  était  presque  pleine  et  de  l’océan  s’élevait  un  chant
énigmatique. Malgré l’heure tardive, le rivage était loin d’être désert. Bravant les
panneaux  d’interdiction,  un  groupe  de 
it  girls
  avait  allumé  un  feu  de  joie  et  se
moquait d’un papy habillé en cosmonaute qui testait un char à voile. Les pieds
dans  l’eau,  un  Asiatique  au  sexe  indéterminé  –  lunettes-mouche,  kimono
échancré violet, mais torse body-buildé – manœuvrait un énorme cerf-volant en
forme de dragon. Avec son casque hi-fi sur les oreilles, il était dans son monde.
Chacun  son  trip,  chacun  sa  came  :  c’était  la  philosophie  de  cette  ville,  ce  qui
faisait son charme, son ivresse, sa répulsion…
Loin  du  rivage,  protégé  par  les  rochers,  un  jeune  couple  se  bécotait
timidement,  donnant  l’impression  de  découvrir  les  délices  des  choses  de
l’amour.
—  Tu  ne  trouves  pas  qu’ils  nous  ressemblent  un  peu  ?  demanda  une  voix
derrière lui.


Martin tressaillit en la reconnaissant. Gabrielle vint s’asseoir à un mètre de lui
et ramena ses genoux sous son menton.
Il  essaya  de  rester  impassible.  Tout  juste  daigna-t-il  tourner  la  tête  vers  le
jeune couple pour concéder :
— Oui, c’est nous, à l’époque.
— Enfin, en plus sage ! Je ne sais pas si tu gardes en mémoire tout ce qu’on a
fait sur cette plage…
— C’est loin, tout ça.
— Pas si loin, nuança-t-elle. Tu te rappelles cette phrase de Faulkner que tu
m’avais écrite dans l’une de tes lettres : 
« The past is never dead. It’s not even
past
2
. »
Il ne chercha pas à masquer son amertume :
—  Je  constate  qu’à  défaut  d’avoir  répondu  à  mes  lettres,  tu  les  as  au  moins
lues…
— … et je m’en souviens, même treize ans après.
Pour  la  première  fois,  il  la  regarda  vraiment  et  il  sentit  malgré  lui  ses
battements de paupières s’accélérer, comme s’il était consigné quelque part que
les  moments  avec  Gabrielle  ne  pouvaient  être  que  fugaces  et  qu’il  devait  se
dépêcher de graver cette image dans son cerveau.
Lorsqu’il  l’avait  quittée,  l’adolescente  l’emportait  encore  sur  la  femme.
C’était le contraire aujourd’hui, mais elle avait gardé un côté « garçon manqué »
qui la rendait encore plus singulière.
— Tu es venu à San Francisco pour me voir ?
— Non, je suis venu pour arrêter ton père.
— Donc, cet Archibald, c’est vraiment…
— Oui, Gabrielle, c’est ton père.
— Et tu le sais depuis quand ?
— Depuis ce matin.
— C’est mon père et tu as cherché à le tuer.
— C’est mon métier !
— Ton métier, c’est de tuer des gens ?
— Je suis flic, Gabrielle, enfin, j’étais…
— Je sais que tu es flic.
— Comment ?
— Google, tu as déjà entendu parler ?
Il haussa les épaules puis précisa :
— Je n’ai pas cherché à le tuer, j’ai juste visé sa moto, c’est différent.


— Ah oui, bien sûr ! Tu as 
juste
 visé sa moto ! Mais quel genre d’homme es-
tu devenu, Martin Beaumont ?
Il s’agaça :
— Ton père est un malfaiteur et il doit payer pour ses actes.
— C’est un simple voleur de tableaux…
—  Un 
simple
  voleur  !  Toutes  les  polices  du  monde  le  traquent  depuis  des
années.
Le  vent  se  leva  et  le  ressac  se  fit  plus  violent.  Pendant  un  long  moment,
chacun se replia sur lui-même, le regard perdu vers l’horizon, l’esprit torturé par
des souvenirs qui ravivaient d’anciennes blessures.
— Ton père, c’est la première fois que tu le vois ?
— Oui ! jura-t-elle.
— Qu’est-ce qu’il t’a dit ?
— Qu’il voulait m’expliquer pourquoi il m’avait abandonnée.
Le  visage  de  Gabrielle  baignait  dans  la  clarté  lunaire.  Ses  yeux  brillants
trahissaient sa peine et son émotion.
— Tu m’as privée de cette explication, lui reprocha-t-elle.
— Non, tout est là, dit-il en ouvrant le sac à dos posé à côté de lui sur le sable.
Il lui tendit le dossier du FBI.
— C’est aussi pour ça que je voulais te voir : pour que tu connaisses la vérité.
— Je ne suis pas certaine de vouloir connaître la vérité, Martin.
—  Tu  n’as  pas  le  choix  et  il  faut  que  tu  saches  qu’en  dépit  de  ses  actes  ton
père est quelqu’un de bien.
— Quelqu’un de bien ?
— Oui, enfin, c’est compliqué. En tout cas, il aimait vraiment ta mère : d’un
amour rare, profond, passionné…
— S’il est si bien que ça, pourquoi veux-tu absolument l’arrêter ?
— Peut-être pour te faire du mal, Gabrielle.
Elle hocha la tête, médusée et affectée par la réponse de Martin. Elle sentait
ses blessures encore vives, sa peine impossible à apaiser.
—  Non  !  Le  Martin  que  je  connais  est  incapable  de  me  faire  du  mal.  C’est
aussi pour ça que je l’ai aimé : pour sa gentillesse et…
—  Arrête  avec  ton  affection  à  la  con  et  tes  compliments  qui  n’en  sont  pas
vraiment  !  De  toute  façon,  le  Martin  que  tu  as  connu  n’existe  plus.  Et  c’est  toi
qui en es responsable !
—  Parce  que  je  ne  suis  pas  venue  à  ton  rendez-vous  à  New  York  ?  Tu  ne
trouves pas que c’est un peu facile ?


— J’avais travaillé pendant des mois pour nous offrir cette rencontre ! Je t’ai
attendue  toute  la  journée  et  toute  la  soirée  au  Café  DeLalo  !  Non  seulement  tu
n’es pas venue, mais en plus, tu ne m’as jamais donné la moindre explication. Tu
avais mon numéro, tu avais mon adresse, tu avais…
— Et toi, tu n’as plus jamais cherché à me revoir après ça ! Tu as vite lâché
l’affaire  pour  quelqu’un  qui  disait  que  j’étais  la  femme  de  sa  vie  !  Et  tu  n’as
jamais cherché à savoir pourquoi je n’étais pas venue.
— Parce que tu étais avec un autre, c’est ça ?
— Peu importe, à la moindre embûche, tu…
Sidéré par autant de mauvaise foi, il ne la laissa pas terminer sa phrase :
— Je te déteste d’oser dire ça !
—  Et  pourtant,  c’est  la  vérité  !  dit-elle  en  martelant  ses  paroles.  Monsieur  a
été vexé. Monsieur a vu sa petite dignité de mec bafouée et il ne l’a pas supporté.
Alors,  monsieur  s’est  enfermé  dans  sa  colère  et  a  décidé  de  bouder  pendant
treize ans ! Je croyais pourtant que tu étais différent des autres, que tu étais au-
dessus de ça !
— Au-dessus de quoi ? Tu m’as brisé le cœur, Gabrielle !
—  Non  Martin,  c’est  toi  tout  seul  qui  as  bien  voulu  te  le  briser  !  Et  en  le
faisant, tu as aussi brisé le mien.
— Ne renverse pas les rôles avec tes tirades de roman, s’il te plaît !
Une  rafale  les  prit  par  surprise,  les  contraignant  à  protéger  leurs  yeux  des
nuages  de  sable.  Elle  se  recroquevilla  dans  son  manteau  et  il  reconnut  le  trois-
quarts  en  moleskine  qu’il  lui  avait  donné  treize  ans  plus  tôt.  Il  remonta  les
manches  de  sa  chemise,  sortit  son  briquet  et  alluma  une  cigarette.  Par
intermittence, on entendait les sirènes des ambulances et des voitures de police,
puis la plage retrouvait ses bruits familiers : le roulement des vagues, le cri des
mouettes, les sautes de vent.
—  Pourquoi  n’es-tu  pas  venue  à  ce  rendez-vous  ?  demanda-t-il  d’un  ton
moins virulent.
— On avait vingt ans, Martin, vingt ans ! On ne connaissait rien de la vie et
de l’amour. Toi tu voulais des certitudes, de grands serments !
— Non, je voulais juste un signe.
Elle essaya de lui sourire et, d’une voix pleine d’espoir :
—  Allez,  Martin,  arrêtons  avec  le  passé  !  On  se  retrouve  tous  les  deux,  au
même endroit, treize ans plus tard, c’est presque de la magie, non ?
Dans un élan de tendresse, elle tendit la main pour lui caresser la joue, mais il
la repoussa sèchement. Elle avait les larmes aux yeux. Des yeux dans lesquels il


ne voyait plus beaucoup de paillettes. Des yeux dans lesquels il ne voulait plus
rien voir. Peut-être n’avait-il plus de sentiments pour elle, après tout. Et peut-être
était-ce la meilleure chose qui pouvait lui arriver.
Il se leva, boutonna sa veste et regagna sa voiture sans se retourner.
 
Gabrielle ne dormit pas cette nuit-là.
Il  était  2  heures  du  matin  lorsqu’elle  rentra  chez  elle.  Elle  se  prépara  un
Thermos  de  thé  et  se  connecta  sur  le  web  pour  faire  davantage  connaissance
avec  cet  Archibald  McLean  dont  les  «  exploits  »  ne  lui  étaient  parvenus  que
sporadiquement et déformés par le bruit médiatique.
Elle se plongea ensuite dans l’épais dossier que lui avait remis Martin. Au fil
de la lecture, non seulement elle se découvrit un père dont personne ne lui avait
jamais  parlé,  mais  elle  vit  aussi  sa  mère  sous  un  jour  différent  :  une  femme
amoureuse et résolue, coûte que coûte, à mettre au monde son enfant, même si
c’était au péril de sa propre vie.
Puis… elle pleura toutes les larmes de son corps, convaincue que sa naissance
avait  bousillé  quatre  vies.  Celle  de  sa  mère  d’abord,  puis  celle  d’Archibald,
injustement envoyé en prison. La sienne ensuite, orpheline solitaire et maussade
qui  n’avait  jamais  vraiment  trouvé  sa  place  nulle  part.  Celle  de  Martin  enfin,
qu’elle avait fait souffrir malgré elle.
 
À 4 heures du matin, elle laissa tomber le thé pour la vodka à la framboise et
s’en alla fouiller dans le placard du cellier, à la recherche de vieux albums. Elle
regarda les photos de sa mère avec un œil nouveau pour découvrir que certains
clichés  –  ceux  où  Valentine  semblait  la  plus  heureuse  –  étaient  découpés  aux
ciseaux.  Une  censure  méthodique  de  sa  grand-mère  pour  éliminer  la  présence
d’une  silhouette  qu’elle  devinait  être  celle  d’Archibald.  Elle  connaissait  ces
photos par cœur – elle n’en avait pas énormément de sa mère –, comment était-il
donc  possible  qu’elle  ne  se  soit  jamais  posé  de  questions  sur  ce  «  caviardage
graphique », digne de l’ère stalinienne ?
Mais  peut-être  l’avait-elle  fait…  inconsciemment.  Déjà,  dans  son  esprit,  se
bousculaient des souvenirs liés à ses grands-parents – des phrases ambiguës, des
regards  entendus  –  qui  l’avaient  intriguée  à  l’époque,  mais  qu’elle  comprenait
mieux  aujourd’hui.  Comme  tous  les  secrets  de  famille,  le  drame  entourant  sa
naissance avait sans doute pesé comme une chape de plomb invisible, étouffant
son enfance et son adolescence et causant des dégâts qu’elle avait encore du mal
à évacuer.


 
À  5  heures,  elle  laissa  tomber  la  vodka  et  se  fit  du  café  en  relisant  les
anciennes lettres enflammées de Martin. L’image du jeune homme amoureux se
confondait et se brouillait avec celle de l’homme plus dur qu’elle avait découvert
ce soir. D’une ligne à l’autre, d’une seconde à l’autre, elle passait de la gaieté à
la  tristesse.  Elle  avait  le  sourire  aux  lèvres  et,  l’instant  d’après,  elle  était
effondrée, la tête entre les mains, laissant libre cours à son chagrin.
Elle  l’avait  tant  aimé,  elle  l’aimait  tellement,  elle  n’avait  jamais  cessé  de
l’aimer  !  Depuis  le  premier  baiser,  non,  depuis  la  première  lettre  !  Celle  qui
commençait par :

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