Une heure du matin
Martin était couché sur la plage, les cheveux dans le sable, le visage offert au
vent, les yeux dans les étoiles.
Il avait appelé Gabrielle sur son téléphone, mais elle n’avait pas répondu. Il
l’avait cherchée partout : à la cabane en rondins près des hydravions et dans tous
les lieux où ils avaient l’habitude d’aller autrefois. Mais il ne l’avait pas
retrouvée.
L’histoire de sa vie…
Comme lorsqu’il avait vingt ans et qu’il avait le blues, il avait échoué sur
cette petite plage, derrière Marine Drive, entre le port de plaisance et le Golden
Gate.
Cette nuit, la lune était presque pleine et de l’océan s’élevait un chant
énigmatique. Malgré l’heure tardive, le rivage était loin d’être désert. Bravant les
panneaux d’interdiction, un groupe de
it girls
avait allumé un feu de joie et se
moquait d’un papy habillé en cosmonaute qui testait un char à voile. Les pieds
dans l’eau, un Asiatique au sexe indéterminé – lunettes-mouche, kimono
échancré violet, mais torse body-buildé – manœuvrait un énorme cerf-volant en
forme de dragon. Avec son casque hi-fi sur les oreilles, il était dans son monde.
Chacun son trip, chacun sa came : c’était la philosophie de cette ville, ce qui
faisait son charme, son ivresse, sa répulsion…
Loin du rivage, protégé par les rochers, un jeune couple se bécotait
timidement, donnant l’impression de découvrir les délices des choses de
l’amour.
— Tu ne trouves pas qu’ils nous ressemblent un peu ? demanda une voix
derrière lui.
Martin tressaillit en la reconnaissant. Gabrielle vint s’asseoir à un mètre de lui
et ramena ses genoux sous son menton.
Il essaya de rester impassible. Tout juste daigna-t-il tourner la tête vers le
jeune couple pour concéder :
— Oui, c’est nous, à l’époque.
— Enfin, en plus sage ! Je ne sais pas si tu gardes en mémoire tout ce qu’on a
fait sur cette plage…
— C’est loin, tout ça.
— Pas si loin, nuança-t-elle. Tu te rappelles cette phrase de Faulkner que tu
m’avais écrite dans l’une de tes lettres :
« The past is never dead. It’s not even
past
2
. »
Il ne chercha pas à masquer son amertume :
— Je constate qu’à défaut d’avoir répondu à mes lettres, tu les as au moins
lues…
— … et je m’en souviens, même treize ans après.
Pour la première fois, il la regarda vraiment et il sentit malgré lui ses
battements de paupières s’accélérer, comme s’il était consigné quelque part que
les moments avec Gabrielle ne pouvaient être que fugaces et qu’il devait se
dépêcher de graver cette image dans son cerveau.
Lorsqu’il l’avait quittée, l’adolescente l’emportait encore sur la femme.
C’était le contraire aujourd’hui, mais elle avait gardé un côté « garçon manqué »
qui la rendait encore plus singulière.
— Tu es venu à San Francisco pour me voir ?
— Non, je suis venu pour arrêter ton père.
— Donc, cet Archibald, c’est vraiment…
— Oui, Gabrielle, c’est ton père.
— Et tu le sais depuis quand ?
— Depuis ce matin.
— C’est mon père et tu as cherché à le tuer.
— C’est mon métier !
— Ton métier, c’est de tuer des gens ?
— Je suis flic, Gabrielle, enfin, j’étais…
— Je sais que tu es flic.
— Comment ?
— Google, tu as déjà entendu parler ?
Il haussa les épaules puis précisa :
— Je n’ai pas cherché à le tuer, j’ai juste visé sa moto, c’est différent.
— Ah oui, bien sûr ! Tu as
juste
visé sa moto ! Mais quel genre d’homme es-
tu devenu, Martin Beaumont ?
Il s’agaça :
— Ton père est un malfaiteur et il doit payer pour ses actes.
— C’est un simple voleur de tableaux…
— Un
simple
voleur ! Toutes les polices du monde le traquent depuis des
années.
Le vent se leva et le ressac se fit plus violent. Pendant un long moment,
chacun se replia sur lui-même, le regard perdu vers l’horizon, l’esprit torturé par
des souvenirs qui ravivaient d’anciennes blessures.
— Ton père, c’est la première fois que tu le vois ?
— Oui ! jura-t-elle.
— Qu’est-ce qu’il t’a dit ?
— Qu’il voulait m’expliquer pourquoi il m’avait abandonnée.
Le visage de Gabrielle baignait dans la clarté lunaire. Ses yeux brillants
trahissaient sa peine et son émotion.
— Tu m’as privée de cette explication, lui reprocha-t-elle.
— Non, tout est là, dit-il en ouvrant le sac à dos posé à côté de lui sur le sable.
Il lui tendit le dossier du FBI.
— C’est aussi pour ça que je voulais te voir : pour que tu connaisses la vérité.
— Je ne suis pas certaine de vouloir connaître la vérité, Martin.
— Tu n’as pas le choix et il faut que tu saches qu’en dépit de ses actes ton
père est quelqu’un de bien.
— Quelqu’un de bien ?
— Oui, enfin, c’est compliqué. En tout cas, il aimait vraiment ta mère : d’un
amour rare, profond, passionné…
— S’il est si bien que ça, pourquoi veux-tu absolument l’arrêter ?
— Peut-être pour te faire du mal, Gabrielle.
Elle hocha la tête, médusée et affectée par la réponse de Martin. Elle sentait
ses blessures encore vives, sa peine impossible à apaiser.
— Non ! Le Martin que je connais est incapable de me faire du mal. C’est
aussi pour ça que je l’ai aimé : pour sa gentillesse et…
— Arrête avec ton affection à la con et tes compliments qui n’en sont pas
vraiment ! De toute façon, le Martin que tu as connu n’existe plus. Et c’est toi
qui en es responsable !
— Parce que je ne suis pas venue à ton rendez-vous à New York ? Tu ne
trouves pas que c’est un peu facile ?
— J’avais travaillé pendant des mois pour nous offrir cette rencontre ! Je t’ai
attendue toute la journée et toute la soirée au Café DeLalo ! Non seulement tu
n’es pas venue, mais en plus, tu ne m’as jamais donné la moindre explication. Tu
avais mon numéro, tu avais mon adresse, tu avais…
— Et toi, tu n’as plus jamais cherché à me revoir après ça ! Tu as vite lâché
l’affaire pour quelqu’un qui disait que j’étais la femme de sa vie ! Et tu n’as
jamais cherché à savoir pourquoi je n’étais pas venue.
— Parce que tu étais avec un autre, c’est ça ?
— Peu importe, à la moindre embûche, tu…
Sidéré par autant de mauvaise foi, il ne la laissa pas terminer sa phrase :
— Je te déteste d’oser dire ça !
— Et pourtant, c’est la vérité ! dit-elle en martelant ses paroles. Monsieur a
été vexé. Monsieur a vu sa petite dignité de mec bafouée et il ne l’a pas supporté.
Alors, monsieur s’est enfermé dans sa colère et a décidé de bouder pendant
treize ans ! Je croyais pourtant que tu étais différent des autres, que tu étais au-
dessus de ça !
— Au-dessus de quoi ? Tu m’as brisé le cœur, Gabrielle !
— Non Martin, c’est toi tout seul qui as bien voulu te le briser ! Et en le
faisant, tu as aussi brisé le mien.
— Ne renverse pas les rôles avec tes tirades de roman, s’il te plaît !
Une rafale les prit par surprise, les contraignant à protéger leurs yeux des
nuages de sable. Elle se recroquevilla dans son manteau et il reconnut le trois-
quarts en moleskine qu’il lui avait donné treize ans plus tôt. Il remonta les
manches de sa chemise, sortit son briquet et alluma une cigarette. Par
intermittence, on entendait les sirènes des ambulances et des voitures de police,
puis la plage retrouvait ses bruits familiers : le roulement des vagues, le cri des
mouettes, les sautes de vent.
— Pourquoi n’es-tu pas venue à ce rendez-vous ? demanda-t-il d’un ton
moins virulent.
— On avait vingt ans, Martin, vingt ans ! On ne connaissait rien de la vie et
de l’amour. Toi tu voulais des certitudes, de grands serments !
— Non, je voulais juste un signe.
Elle essaya de lui sourire et, d’une voix pleine d’espoir :
— Allez, Martin, arrêtons avec le passé ! On se retrouve tous les deux, au
même endroit, treize ans plus tard, c’est presque de la magie, non ?
Dans un élan de tendresse, elle tendit la main pour lui caresser la joue, mais il
la repoussa sèchement. Elle avait les larmes aux yeux. Des yeux dans lesquels il
ne voyait plus beaucoup de paillettes. Des yeux dans lesquels il ne voulait plus
rien voir. Peut-être n’avait-il plus de sentiments pour elle, après tout. Et peut-être
était-ce la meilleure chose qui pouvait lui arriver.
Il se leva, boutonna sa veste et regagna sa voiture sans se retourner.
Gabrielle ne dormit pas cette nuit-là.
Il était 2 heures du matin lorsqu’elle rentra chez elle. Elle se prépara un
Thermos de thé et se connecta sur le web pour faire davantage connaissance
avec cet Archibald McLean dont les « exploits » ne lui étaient parvenus que
sporadiquement et déformés par le bruit médiatique.
Elle se plongea ensuite dans l’épais dossier que lui avait remis Martin. Au fil
de la lecture, non seulement elle se découvrit un père dont personne ne lui avait
jamais parlé, mais elle vit aussi sa mère sous un jour différent : une femme
amoureuse et résolue, coûte que coûte, à mettre au monde son enfant, même si
c’était au péril de sa propre vie.
Puis… elle pleura toutes les larmes de son corps, convaincue que sa naissance
avait bousillé quatre vies. Celle de sa mère d’abord, puis celle d’Archibald,
injustement envoyé en prison. La sienne ensuite, orpheline solitaire et maussade
qui n’avait jamais vraiment trouvé sa place nulle part. Celle de Martin enfin,
qu’elle avait fait souffrir malgré elle.
À 4 heures du matin, elle laissa tomber le thé pour la vodka à la framboise et
s’en alla fouiller dans le placard du cellier, à la recherche de vieux albums. Elle
regarda les photos de sa mère avec un œil nouveau pour découvrir que certains
clichés – ceux où Valentine semblait la plus heureuse – étaient découpés aux
ciseaux. Une censure méthodique de sa grand-mère pour éliminer la présence
d’une silhouette qu’elle devinait être celle d’Archibald. Elle connaissait ces
photos par cœur – elle n’en avait pas énormément de sa mère –, comment était-il
donc possible qu’elle ne se soit jamais posé de questions sur ce « caviardage
graphique », digne de l’ère stalinienne ?
Mais peut-être l’avait-elle fait… inconsciemment. Déjà, dans son esprit, se
bousculaient des souvenirs liés à ses grands-parents – des phrases ambiguës, des
regards entendus – qui l’avaient intriguée à l’époque, mais qu’elle comprenait
mieux aujourd’hui. Comme tous les secrets de famille, le drame entourant sa
naissance avait sans doute pesé comme une chape de plomb invisible, étouffant
son enfance et son adolescence et causant des dégâts qu’elle avait encore du mal
à évacuer.
À 5 heures, elle laissa tomber la vodka et se fit du café en relisant les
anciennes lettres enflammées de Martin. L’image du jeune homme amoureux se
confondait et se brouillait avec celle de l’homme plus dur qu’elle avait découvert
ce soir. D’une ligne à l’autre, d’une seconde à l’autre, elle passait de la gaieté à
la tristesse. Elle avait le sourire aux lèvres et, l’instant d’après, elle était
effondrée, la tête entre les mains, laissant libre cours à son chagrin.
Elle l’avait tant aimé, elle l’aimait tellement, elle n’avait jamais cessé de
l’aimer ! Depuis le premier baiser, non, depuis la première lettre ! Celle qui
commençait par :
Do'stlaringiz bilan baham: |