Que serais-je sans toi



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Que serais je sans toi by Guillaume Musso Musso Guillaume z lib

C’est dans les mots
que  nous  pensons
,  disait  Hegel, 
car  le  mot  donne  à  la  pensée  son  existence  la
plus haute et la plus vraie.


Pourtant,  de  plus  en  plus,  les  mots  sonnaient  creux  dans  la  bouche  des
hommes qui l’approchaient. La plupart lui sortaient le même baratin, les mêmes
codes,  les  mêmes  rendez-vous  foireux,  les  mêmes  textos  laconiques,  creux  et
sans  imagination.  Alors,  elle  se  raccrochait  à  l’ineffable  :  les  gestes,  le  regard,
les expressions du visage, les postures…
Et  cet  Archibald  dégageait  une  confiance  en  lui  qu’il  n’avait  pas  besoin  de
surjouer. Quelque chose de bizarre, à la fois distant, rassurant et familier.
 
Les  indications  du  navigateur  GPS  conduisirent  Martin  jusqu’au  plan  d’eau
où travaillait Gabrielle. Il se gara sous les pins et resta un long moment dans la
voiture, hésitant quant à la marche à suivre. Il avait épluché le rapport d’enquête
du  FBI  qui  ne  mentionnait  aucun  contact  entre  Archibald  et  sa  fille,  mais  quel
crédit accorder à ce document ? Lui-même autrefois avait posé la question à la
jeune  femme  et  elle  lui  avait  répondu  qu’elle  n’avait  jamais  connu  ses  parents.
Pourquoi en douter aujourd’hui ?
Parce  que  Gabrielle  était  une  femme  secrète  et  mystérieuse.  Parce  qu’elle
vivait à San Francisco et parce que Archibald n’allait pas tarder à arriver en ville
pour tenter de s’emparer du diamant. À supposer qu’il n’y soit pas déjà…
Martin appuya sur un bouton et, en quelques secondes, les deux éléments du
toit  en  aluminium  se  refermèrent  l’un  par-dessus  l’autre,  transformant  le
roadster
  en  coupé  aux  lignes  brisées.  Lorsqu’il  sortit  pour  verrouiller  le
cabriolet, il ne reconnut pas tout de suite le reflet que lui renvoyait la vitre de la
portière. Il faut dire que Lloyd’s Brothers avait bien fait les choses : en rentrant à
son hôtel, il avait trouvé trois costumes Smalto, taillés sur mesure, aux manches
coupées  au  cordeau,  aux  épaules  et  au  tombé  impeccables.  Plus  surprenant
encore,  un  coiffeur  l’attendait  dans  sa  chambre  pour  transformer  le  jeune  flic
barbu et chevelu en héros d’une série télé de Jerry Bruckheimer
1
. Cette nouvelle
apparence le faisait se sentir dans la peau d’un autre. Un autre plus présentable et
plus lisse, mais qui n’était pas davantage lui que le flic neurasthénique traînant
ses Converse sur le pavé parisien. Depuis quand d’ailleurs ne s’était-il pas senti
en accord avec lui-même ?
Depuis elle…
Il soupira de consternation et fit quelques pas vers le « lac ». L’endroit était
paisible,  lumineux  et  lui  rappelait  la  Provence  de  son  enfance.  Ne  manquaient
que les cigales pour compléter le tableau.
Il se dirigea vers la cabane en rondins posée au bord de l’eau qui faisait office
de petit café.


C’est alors qu’il les vit…
 
—  Vous  voulez  que  je  jette  un  coup  d’œil  au  moteur  ?  demanda  Archibald
d’une voix engageante.
— Vous êtes mécano ?
— Pas vraiment. Je travaille dans le milieu de l’art.
—  Alors,  je  crois  que  ça  ne  servirait  à  rien,  répondit  Gabrielle  en  laissant
échapper un sourire. C’est une mécanique très capricieuse, un très vieil avion…
— Oui, je sais, un Late 28.3.
Gabrielle haussa un sourcil, à la fois surprise et méfiante.
Archibald se fit plus technique :
—  Le  moteur,  ce  n’est  pas  l’Hispano  original,  n’est-ce  pas  ?  Vous  l’avez
remplacé par quoi ?
— Un Chevrolet.
— Un 640 chevaux ?
— Oui, c’est… c’est ça.
Cette fois, plus de doute : ce gars s’y connaissait drôlement en mécanique.
— Je peux aller jeter un coup d’œil ?
Dans une dernière tentative, elle montra ses mains pleines de cambouis.
— Vous allez vous en mettre partout !
Mais  déjà  Archibald  enlevait  sa  veste  et  retroussait  les  manches  de  son  col
roulé.
— C’est vous qui l’aurez voulu après tout ! fit-elle, souriante, en lui tendant la
boîte à outils.
Amusée,  elle  le  suivit  jusqu’au  ponton  où  il  se  hissa  sur  le  fuselage  de
l’hydravion comme s’il avait fait ça toute sa vie.
—  Qu’est-ce  que  vous  m’accordez  si  j’arrive  à  le  réparer  ?  demanda-t-il  en
ouvrant le capot. Un dîner ?
Elle battit plusieurs fois des paupières. Son cœur s’accéléra.
Douche froide.
Elle savait qu’elle avait ce truc en elle. Ce truc qui plaisait aux mecs, qui leur
faisait croire que c’était possible avec elle et qui les incitait à tenter leur chance.
Tous y venaient, avec plus ou moins de subtilité, et celui-ci n’était pas différent
des autres.
Ne  pas  lui  montrer  son  trouble,  ni  sa  déception.  Faire  semblant  de  s’en
amuser.


—  Alors,  nous  y  voilà…  On  se  donne  des  airs  de  gentleman,  mais  on  en
revient  toujours  à  ça,  n’est-ce  pas  :  un  petit  dîner,  un  petit  verre,  une  petite
baise…
Archibald fit comme s’il n’avait rien entendu. Elle insista :
— Finalement, vous êtes pareil que les autres.
— Peut-être, admit-il, en levant le nez de son moteur, mais peut-être pas.
— OK, le défia-t-elle, un dîner si vous réussissez à réparer le moteur.
 
Le cœur battant, Martin se réfugia dans le cabriolet. Fébrile, il ouvrit la boîte
à gants pour attraper le Glock 19 Parabellum que lui avait remis Mademoiselle
Ho. La Coréenne avait tenu parole, lui fournissant une arme et une accréditation
visée par le Bureau. Dans un compartiment, il trouva également une torche, une
fusée de détresse, un couteau de chasse et une paire de jumelles. Il s’empara des
binoculaires et regarda en direction du lac.
Gabrielle discutait avec son père !
Elle  portait  un  long  pull  torsadé  à  grosses  côtes  sur  un  jean  élimé  qui
retombait  sur  ses  bottes.  Martin  sentit  que  ses  mains  tremblaient  légèrement.  Il
n’avait pas vu Gabrielle depuis treize ans, mais c’était comme s’il l’avait quittée
hier.  Comme  autrefois,  ses  cheveux  châtain  clair,  presque  blonds,  cachaient
souvent  ses  yeux,  sans  qu’elle  prenne  la  peine  de  les  balayer.  La  lumière
tombante  mettait  en  valeur  l’harmonie  de  son  visage,  faisant  rayonner  quelque
chose en elle qui s’éteignit brusquement.
Martin comprit alors que ni le temps ni la distance n’avait tempéré son amour.
Mais un amour qui vous fait souffrir à en crever est-il vraiment un amour ?
 
Le moteur de l’hydravion toussa, sembla s’étouffer comme s’il avait avalé un
boulon de travers, puis reprit son souffle avant de pétarader puis de ronronner.
Sans  triomphalisme,  Archibald  descendit  prudemment  de  l’hydravion  et
s’essuya les mains à un chiffon.
—  Le  problème  ne  venait  pas  du  carburateur,  mais  de  l’une  des  culasses.
Même si ça va tenir encore un moment, il faudra penser à les changer.
Il remit sa veste, réajusta son pull et se tourna vers Gabrielle en souriant.
—  Pour  le  restaurant,  c’était  une  boutade,  bien  sûr.  Enfin,  sauf  si  vous
insistez…
Déstabilisée,  elle  eut  une  brève  hésitation.  Elle  avait  envie  de  prolonger  ce
moment,  envie  de  connaître  cet  homme  davantage,  mais  elle  préféra  ne  pas
montrer son intérêt.


— Non, je n’insiste pas.
Archibald accepta le verdict. Il attrapa son casque et la salua :
— Au revoir Gabrielle.
— Au revoir.
Il s’éloigna de la cabane en rondins pour rejoindre l’aire de stationnement.
À  présent,  elle  ne  voulait  pas  qu’il  parte.  Elle  avait  envie  de  l’écouter  parce
que ses mots lui faisaient du bien. Elle avait envie de savoir ce qui la troublait en
lui. Elle avait envie, mais elle n’osa pas.
Il avait déjà enfourché sa grosse cylindrée lorsqu’il l’interpella :
—  Finalement,  vous  n’acceptez  de  sortir  qu’avec  les  hommes  qui  ne  vous
plaisent pas, c’est ça ?
— Oui, répondit-elle dans un souffle.
— Pourquoi ?
— Parce que les autres, j’ai peur de les perdre, admit Gabrielle.
Elle avait renoncé à lutter. Elle savait qu’il lisait en elle comme dans un livre.
Il avait découvert la faille, l’abîme, la honte, l’écorce qui saigne, la profondeur
des blessures, la mâchoire qui lui dévorait le ventre.
Il enfila son casque, en releva la visière et la regarda une dernière fois.
Elle avait les yeux vifs et brillants, comme si elle avait pleuré.
Debout, au milieu du ponton, elle se sentait vulnérable et donnait l’impression
que le vent pouvait l’emporter comme une feuille.
Quelque  chose  se  jouait  entre  eux.  Ce  n’était  pas  de  la  séduction,  ce  n’était
pas du désir, mais ça avait la force de l’évidence.
Archibald  pressa  sur  le  démarreur  et  la  quatre-cylindres  se  mit  en  branle.  Il
passait  le  premier  rapport  lorsque  Gabrielle  le  rejoignit  en  courant  et  grimpa
derrière  lui  sur  la  selle.  Il  la  sentit  s’agripper  à  sa  taille  et  poser  la  tête  sur  son
épaule.
Alors, Archibald accéléra et la moto se fondit dans le soleil couchant. 
 
 
1
. Célèbre producteur américain à l’origine de plusieurs séries télé mettant en scène des policiers : 

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