C’est dans les mots
que nous pensons
, disait Hegel,
car le mot donne à la pensée son existence la
plus haute et la plus vraie.
Pourtant, de plus en plus, les mots sonnaient creux dans la bouche des
hommes qui l’approchaient. La plupart lui sortaient le même baratin, les mêmes
codes, les mêmes rendez-vous foireux, les mêmes textos laconiques, creux et
sans imagination. Alors, elle se raccrochait à l’ineffable : les gestes, le regard,
les expressions du visage, les postures…
Et cet Archibald dégageait une confiance en lui qu’il n’avait pas besoin de
surjouer. Quelque chose de bizarre, à la fois distant, rassurant et familier.
Les indications du navigateur GPS conduisirent Martin jusqu’au plan d’eau
où travaillait Gabrielle. Il se gara sous les pins et resta un long moment dans la
voiture, hésitant quant à la marche à suivre. Il avait épluché le rapport d’enquête
du FBI qui ne mentionnait aucun contact entre Archibald et sa fille, mais quel
crédit accorder à ce document ? Lui-même autrefois avait posé la question à la
jeune femme et elle lui avait répondu qu’elle n’avait jamais connu ses parents.
Pourquoi en douter aujourd’hui ?
Parce que Gabrielle était une femme secrète et mystérieuse. Parce qu’elle
vivait à San Francisco et parce que Archibald n’allait pas tarder à arriver en ville
pour tenter de s’emparer du diamant. À supposer qu’il n’y soit pas déjà…
Martin appuya sur un bouton et, en quelques secondes, les deux éléments du
toit en aluminium se refermèrent l’un par-dessus l’autre, transformant le
roadster
en coupé aux lignes brisées. Lorsqu’il sortit pour verrouiller le
cabriolet, il ne reconnut pas tout de suite le reflet que lui renvoyait la vitre de la
portière. Il faut dire que Lloyd’s Brothers avait bien fait les choses : en rentrant à
son hôtel, il avait trouvé trois costumes Smalto, taillés sur mesure, aux manches
coupées au cordeau, aux épaules et au tombé impeccables. Plus surprenant
encore, un coiffeur l’attendait dans sa chambre pour transformer le jeune flic
barbu et chevelu en héros d’une série télé de Jerry Bruckheimer
1
. Cette nouvelle
apparence le faisait se sentir dans la peau d’un autre. Un autre plus présentable et
plus lisse, mais qui n’était pas davantage lui que le flic neurasthénique traînant
ses Converse sur le pavé parisien. Depuis quand d’ailleurs ne s’était-il pas senti
en accord avec lui-même ?
Depuis elle…
Il soupira de consternation et fit quelques pas vers le « lac ». L’endroit était
paisible, lumineux et lui rappelait la Provence de son enfance. Ne manquaient
que les cigales pour compléter le tableau.
Il se dirigea vers la cabane en rondins posée au bord de l’eau qui faisait office
de petit café.
C’est alors qu’il les vit…
— Vous voulez que je jette un coup d’œil au moteur ? demanda Archibald
d’une voix engageante.
— Vous êtes mécano ?
— Pas vraiment. Je travaille dans le milieu de l’art.
— Alors, je crois que ça ne servirait à rien, répondit Gabrielle en laissant
échapper un sourire. C’est une mécanique très capricieuse, un très vieil avion…
— Oui, je sais, un Late 28.3.
Gabrielle haussa un sourcil, à la fois surprise et méfiante.
Archibald se fit plus technique :
— Le moteur, ce n’est pas l’Hispano original, n’est-ce pas ? Vous l’avez
remplacé par quoi ?
— Un Chevrolet.
— Un 640 chevaux ?
— Oui, c’est… c’est ça.
Cette fois, plus de doute : ce gars s’y connaissait drôlement en mécanique.
— Je peux aller jeter un coup d’œil ?
Dans une dernière tentative, elle montra ses mains pleines de cambouis.
— Vous allez vous en mettre partout !
Mais déjà Archibald enlevait sa veste et retroussait les manches de son col
roulé.
— C’est vous qui l’aurez voulu après tout ! fit-elle, souriante, en lui tendant la
boîte à outils.
Amusée, elle le suivit jusqu’au ponton où il se hissa sur le fuselage de
l’hydravion comme s’il avait fait ça toute sa vie.
— Qu’est-ce que vous m’accordez si j’arrive à le réparer ? demanda-t-il en
ouvrant le capot. Un dîner ?
Elle battit plusieurs fois des paupières. Son cœur s’accéléra.
Douche froide.
Elle savait qu’elle avait ce truc en elle. Ce truc qui plaisait aux mecs, qui leur
faisait croire que c’était possible avec elle et qui les incitait à tenter leur chance.
Tous y venaient, avec plus ou moins de subtilité, et celui-ci n’était pas différent
des autres.
Ne pas lui montrer son trouble, ni sa déception. Faire semblant de s’en
amuser.
— Alors, nous y voilà… On se donne des airs de gentleman, mais on en
revient toujours à ça, n’est-ce pas : un petit dîner, un petit verre, une petite
baise…
Archibald fit comme s’il n’avait rien entendu. Elle insista :
— Finalement, vous êtes pareil que les autres.
— Peut-être, admit-il, en levant le nez de son moteur, mais peut-être pas.
— OK, le défia-t-elle, un dîner si vous réussissez à réparer le moteur.
Le cœur battant, Martin se réfugia dans le cabriolet. Fébrile, il ouvrit la boîte
à gants pour attraper le Glock 19 Parabellum que lui avait remis Mademoiselle
Ho. La Coréenne avait tenu parole, lui fournissant une arme et une accréditation
visée par le Bureau. Dans un compartiment, il trouva également une torche, une
fusée de détresse, un couteau de chasse et une paire de jumelles. Il s’empara des
binoculaires et regarda en direction du lac.
Gabrielle discutait avec son père !
Elle portait un long pull torsadé à grosses côtes sur un jean élimé qui
retombait sur ses bottes. Martin sentit que ses mains tremblaient légèrement. Il
n’avait pas vu Gabrielle depuis treize ans, mais c’était comme s’il l’avait quittée
hier. Comme autrefois, ses cheveux châtain clair, presque blonds, cachaient
souvent ses yeux, sans qu’elle prenne la peine de les balayer. La lumière
tombante mettait en valeur l’harmonie de son visage, faisant rayonner quelque
chose en elle qui s’éteignit brusquement.
Martin comprit alors que ni le temps ni la distance n’avait tempéré son amour.
Mais un amour qui vous fait souffrir à en crever est-il vraiment un amour ?
Le moteur de l’hydravion toussa, sembla s’étouffer comme s’il avait avalé un
boulon de travers, puis reprit son souffle avant de pétarader puis de ronronner.
Sans triomphalisme, Archibald descendit prudemment de l’hydravion et
s’essuya les mains à un chiffon.
— Le problème ne venait pas du carburateur, mais de l’une des culasses.
Même si ça va tenir encore un moment, il faudra penser à les changer.
Il remit sa veste, réajusta son pull et se tourna vers Gabrielle en souriant.
— Pour le restaurant, c’était une boutade, bien sûr. Enfin, sauf si vous
insistez…
Déstabilisée, elle eut une brève hésitation. Elle avait envie de prolonger ce
moment, envie de connaître cet homme davantage, mais elle préféra ne pas
montrer son intérêt.
— Non, je n’insiste pas.
Archibald accepta le verdict. Il attrapa son casque et la salua :
— Au revoir Gabrielle.
— Au revoir.
Il s’éloigna de la cabane en rondins pour rejoindre l’aire de stationnement.
À présent, elle ne voulait pas qu’il parte. Elle avait envie de l’écouter parce
que ses mots lui faisaient du bien. Elle avait envie de savoir ce qui la troublait en
lui. Elle avait envie, mais elle n’osa pas.
Il avait déjà enfourché sa grosse cylindrée lorsqu’il l’interpella :
— Finalement, vous n’acceptez de sortir qu’avec les hommes qui ne vous
plaisent pas, c’est ça ?
— Oui, répondit-elle dans un souffle.
— Pourquoi ?
— Parce que les autres, j’ai peur de les perdre, admit Gabrielle.
Elle avait renoncé à lutter. Elle savait qu’il lisait en elle comme dans un livre.
Il avait découvert la faille, l’abîme, la honte, l’écorce qui saigne, la profondeur
des blessures, la mâchoire qui lui dévorait le ventre.
Il enfila son casque, en releva la visière et la regarda une dernière fois.
Elle avait les yeux vifs et brillants, comme si elle avait pleuré.
Debout, au milieu du ponton, elle se sentait vulnérable et donnait l’impression
que le vent pouvait l’emporter comme une feuille.
Quelque chose se jouait entre eux. Ce n’était pas de la séduction, ce n’était
pas du désir, mais ça avait la force de l’évidence.
Archibald pressa sur le démarreur et la quatre-cylindres se mit en branle. Il
passait le premier rapport lorsque Gabrielle le rejoignit en courant et grimpa
derrière lui sur la selle. Il la sentit s’agripper à sa taille et poser la tête sur son
épaule.
Alors, Archibald accéléra et la moto se fondit dans le soleil couchant.
1
. Célèbre producteur américain à l’origine de plusieurs séries télé mettant en scène des policiers :
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