Ferdinand Lot De l’Institut



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LIVRE II

Les Classes sociales – Les Institutions – L’Église –
Transformation de la vie politique et sociale –
La Civilisation carolingienne : La Vie économique,
artistique, intellectuelle

CHAPITRE PREMIER



Les classes sociales


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Ce qui frappe tout d’abord c’est la différence entre les souverains et ceux de l’ère précédente, moins de culture, — car les Mérovingiens depuis les petits-fils de Clovis ont reçu de l’instruction que d’ordre psychologique, politique, moral et religieux. Les Mérovingiens ont beau être tout proches des temps impériaux, ils laissent l’impression d’être inachevés, mal dégagés de la barbarie. Ils veulent imiter l’Empire, Constantinople, et y réussissent très mal. Ce sont des grossiers parvenus. Ils n’ont aucun sentiment des devoirs de l’Etat, qui se confond avec leur personne, et sont incapables de faire fonctionner longtemps la machinerie impériale administrative dont ils héritent. Leur religion n’est qu’une superstition et elle n’influe en rien sur leur moralité qui est au plus bas. Leur médiocrité décourage le dévouement monarchique et ils ne continuent à régner qu’en achetant à prix d’or la « fidélité » de leurs sujets.
Tous aussi Germains par leur origine et même davantage en raison de leur résidence plus fréquente dans l’est de la Gaule, les Carolingiens, moins cultivés au début, font figure d’êtres civilisés. Ils s’efforcent de restaurer l’Etat. Leur piété est plus réfléchie, plus sincère. Leur moralité, d’une façon générale, est moins imparfaite. Ce n’est pas que tous soient de grands rois, il s’en faut. Louis le Bègue, Charles le Simple, Louis V parmi les « Français », Charles le Gros, Louis l’Enfant, parmi les « Allemands », ont été de piteux personnages. Mais on ne trouve rien qui rappelle, même de loin, les fantoches qui se sont succédé après Dagobert. Les derniers Carolingiens, Louis d’Outre-mer, Lothaire ont même fait preuve d’une ténacité, d’une vaillance incontestables dans leur lutte contre le courant qui les emportait.
Les reines sont comme inconnues. On sait seulement de Fastrade, l’une des femmes de Charlemagne, que sa méchanceté a été cause de troubles et de révoltes. La seule qui apparaisse en bonne, ou plutôt en mauvaise lumière, est Judith, mère de Charles le Chauve. Cette impératrice, une pure Allemande par ses ascendances bavaroise, souabe, saxonne, est cultivée, impérieuse. C’est le type de la souveraine dominant un faible époux, sacrifiant la tranquillité de l’Etat au désir de faire place à son fils. Type qui n’a rien d’original. Au siècle suivant, Gerberge, femme de Louis IV, mère de Lothaire, passe pour instruite et pieuse. C’est que, sœur d’Otton I, elle a été élevée en Saxe. Les autres reines ne sont que des noms qu’il est permis d’ignorer.
Dans la société deux classes seulement comptent, le haut clergé et l’aristocratie. On parle de la première au chapitre concernant l’Eglise. On voit, d’une façon générale, que ce clergé s’est relevé et à tous les points de vue. S’il y a fléchissement au Xe siècle, c’est que les chefs des principautés naissantes, non seulement s’emparent de la dignité abbatiale qui leur permet de disposer de l’abbatia, c’est-à-dire de la partie du temporel des monastères revenant à l’abbé, mais aussi qu’ils entendent installer, dans les évêchés les membres de leur famille, même en bas âge. Mais on doit signaler une différence avec les ères précédentes, romaine et mérovingienne. L’habitude se perd de donner l’épiscopat à un laïque dans la force de l’âge ou encore à un grand fonctionnaire désireux de terminer ses jours dans une sorte de retraite honorée et profitable, en se faisant conférer coup sur coup, per saltum, les ordres sacrés. Il est entendu désormais que l’épiscopat ne peut s’acquérir que par une vie de cléricature régulière. Même les évêques fils de princes territoriaux, élus dans l’enfance, vivront cléricalement jusqu’à ce qu’ils aient atteint l’âge canonique qui leur permettra d’exercer les fonctions pastorales, remplies en attendant par un évêque régulier, prélat fugitif ou voisin complaisant.
Bien que, au IXe siècle, il se rencontre encore quelques laïques qui écrivent, la majeure partie des auteurs appartiennent au monde ecclésiastique. On ne saurait, sans leur faire injure, les qualifier d’hommes de lettres, bien qu’on rencontre parmi ces évêques, abbés, diacres, moines, des tempéraments de lettrés. On verra que Théodulf, que Loup de Ferrières, et, au siècle suivant, Gerbert sont des « humanistes » au sens vrai du terme. Il est impossible qu’ils n’en tirent pas quelque orgueil et légitime. Paschase Radbert dans son Epitaphium Arsenii, Agobard dans ses écrits contre les Juifs, contre la Loi burgonde, etc., montrent un incontestable talent de polémistes. Mais ce sont dans les questions touchant le dogme, la christologie, le culte des images, la prédestination, que se manifestent avant tout les talents combatifs de nos auteurs. Leurs âpres combats n’ont rien des querelles grotesques des Vadius et des Trissotins. Il s agit de préserver la Foi, d’empêcher la perdition de l’âme des chrétiens. De là l’âpreté de leurs polémiques. Impossible qu’il n’en rejaillisse pas quelques traits satiriques sur la personne des antagonistes. L’archevêque de Reims, Hincmar, sans originalité, alignant bout à bout des textes antiques, pillant des traités antérieurs et, de plus, détesté pour sa mauvaise foi, ses manœuvres, sa tyrannie, est particulièrement visé. Jean Scot, qui eut à se plaindre de lui, composa de son vivant son épitaphe : ci-gît Hincmar, voleur, cupide. Sa mort est sa seule belle action : Hic jacet Hincmarus cleptus, vehementer avarus. Hoc solum gessit nobile quod periit.
Ce qui surprend, c’est la rapidité avec laquelle se transmettent les écrits de tout genre, en dépit des difficultés considérables de communications, et cela non seulement à travers la Gaule et la Germanie, mais à travers les Alpes, les Pyrénées, la Manche, témoignage de l’avidité de savoir, d’un désir passionné de se tenir au courant des productions de tout ordre du monde chrétien occidental.
L’aristocratie, on l’a vu, partage dans la réalité, le pouvoir avec le souverain, bien que celui-ci ne connaisse théoriquement aucune limite à ses prérogatives. Il en était déjà de même dans la période qui vit la décadence de la monarchie mérovingienne. Les règnes des Carolingiens jusqu’à la mort de Louis le Pieux ne furent qu’un intermède profitable à l’aristocratie, en raison des avantages de toute nature que lui valaient les conquêtes opérées par ces souverains. Quand les conquêtes s’arrêtèrent, quand les partages de l’Empire furent opérés, les grandes maisons se trouvèrent confinées dans un coin de royaume et il devint impossible de les déplacer, encore plus de leur enlever leurs « honneurs » c’est-à-dire la délégation des fonctions publiques. Les intraitables ducs et comtes de la période capétienne sont déjà représentés par les personnages qui fondent les dynasties provinciales dès le règne des fils et des petits-fils de Charles le Chauve. Déjà s’accuse pleinement leur caractère : orgueil intraitable, susceptibilité inquiète, cupidité jamais assouvie. Tout annonce cette haute noblesse, à la fois soutien et fléau du royaume de France, jusqu’au règne personnel de Louis XIV.
Très vite elle abandonne toute préoccupation intellectuelle. Plus d’écrivain laïque de bonne naissance après Angilbert, Eginhard et Nithard. Est-ce à dire que cette classe soit devenue inculte ? Ce serait une erreur. Mais son instruction ne va pas bien loin : lecture, d’un texte latin, cela va sans dire, car il en sera ainsi de l’apprentissage de la lecture jusqu’au commencement du XVIIIe siècle, écriture, enfin un rudiment d’instruction religieuse, plus le chant d’Eglise. Il y a des exceptions, mais fort rares. Ainsi, Foulques le Bon, comte d’Anjou, raillé par la cour du roi Lothaire (?) parce qu’il dirigeait, en habit de clerc, les offices religieux à une fête, la Saint-Martin d’été (3 juillet), aurait écrit au souverain : « Un roi illettré est un âne couronné. » L’anecdote a été certainement forgée longtemps après pour faire valoir la dynastie angevine.
Il faut reconnaître que pour s’intéresser aux lettres latines et au renouveau artificiel de la « renaissance carolingienne » il eût fallu que cette noblesse consacrât toute sa jeunesse à apprendre le latin devenu incompréhensible. Les temps étaient durs. Elle avait autre chose à faire. Elle s’intéressera aux lettres quand celles-ci seront accessibles en langue vulgaire. Elle voudra même y briller en composant des chants lyriques, mais le temps des troubadours et des trouvères est encore lointain, sauf peut-être en Aquitaine où le duc Guillaume VII a pu avoir des prédécesseurs.
Il en va de même de la dame noble. Au IXe siècle, Dhuoda, femme du célèbre Bernard de Septimanie, écrit un manuel de morale religieuse et politique pour l’éducation de ses fils, Guillaume et Bernard, qui n’en profiteront guère, mais après elle il n’apparaît pas qu’aucune dame ait tenu la plume, du moins en France. Au Xe siècle, nulle qui ait reçu une instruction comparable à celle de la Saxonne Hrosvita, abbesse de Gandersheim. Comme leurs époux, les dames de la noblesse reçoivent une instruction, mais d’un caractère élémentaire, semble-t-il.
Religieusement, l’aristocratie ne semble pas différer beaucoup de la période antérieure. Elle est croyante, pieuse, pratique les offices. Un grand personnage comme Guillaume le Pieux, suscite même, sans trop en mesurer la portée, il est vrai, un grand événement religieux par la fondation de Cluny en 911. C’est une tradition de famille il descend en ligne directe de Guillaume de Gellone, mort un siècle auparavant en odeur de sainteté dans ce cloître fondé par lui, après une existence consacrée à la lutte contre les Sarrasins d’Espagne. Un « vassal royal » (dit comte par erreur) d’Aurillac, Géraud, fonde le monastère de Saint-Pierre et y mène une vie sainte. Mais, pour la grande majorité, leur christianisme demeure superficiel. Il ne pénètre pas profondément dans leur âme, qui reste dure. On a dit d’eux justement :
« On assistait aux offices sans comprendre le sens de la liturgie ; on faisait l’aumône aux pauvres sans avoir la charité ; on vénérait les tombeaux des saints ou leurs reliques sans être disposés à imiter leurs vertus ; on faisait des donations aux églises par crainte des vengeances de Dieu ou des saints. Souvent on associait une vie déréglée à la dévotion la plus minutieuse » (A. Dumas).

La peur du diable et de l’enfer prime l’amour de Dieu.


L’aspect de la demeure de la classe noble traduit son esprit d’indépendance. Il n’est plus question pour elle d’habiter les grandes villas, telle celle d’Aydat que décrit son propriétaire, Sidoine Apollinaire, au Ve siècle, ou celles, plus ou moins somptueuses, que révèlent les fouilles opérées récemment, pas même celles que décrit Fortunat au VIe siècle. Ce qui peut subsister peut-être du passé c’est la villa rustique, sur plan carré avec son entourage de bâtiments agricoles. Ce qui se répand de plus en plus c’est la maison-forte, et pour les puissants le château. Point de hauteur qui ne voie s’édifier une tour. La plaine elle-même se hérisse de « fertés » (firmitates). Tout fourré d’arbres se transforme en « plessis ». Au besoin, on rapporte de la terre pour constituer un tertre artificiel, une « motte » dominant la plaine.
La terre de France commence à prendre l’aspect d’un pittoresque inquiétant qu’elle ne perdra que lorsque Richelieu fera abattre les châteaux forts devenus inutiles à la défense du royaume, mais repaires de rebelles.
La noblesse de France commence à passer la majeure partie de son existence dans ces demeures fortifiées, bien longtemps sans confort, sans agrément, pleines d’ombre et de tristesse. Ses seules distractions seront la chasse, surtout la chasse avec le faucon ou l’autour sur le poing, la guerre privée aussi. Bien qu’il soit question de combats simulés entre guerriers de différents pays lors des fêtes que se donnent les jeunes rois Louis et Charles à Strasbourg, en février 842, le tournoi n’apparaît pas comme passe-temps habituel avant le XIe siècle. A partir de ce moment, le tournoi, l’assemblée, la joute, le pas d’armes feront fureur en France jusqu’au milieu du XVIe siècle et ce sport dangereux, qui comporte blessure et même mort d’homme, se répandra dans les pays voisins.
En dehors des exercices violents, cette classe ne connaît, semble-t-il, d’autre distraction que le jeu d’échecs importé de Perse, vers le IXe ou le Xe siècle, et aussi les tours et récits des jongleurs. Chantaient-ils déjà des chansons « de geste » ? La chose n’est pas impossible.
Plus triste encore que celle de leurs époux devait être l’existence des dames. En dehors de lectures édifiantes pour celles qui poussaient leur instruction jusqu’à la connaissance du latin, rien. Ce n’est pas avant la seconde moitié du XIIe siècle que la classe aristocratique pourra se délecter dans la lecture des romans en vers, imités de l’Antiquité ou du cycle arthurien, ou se complaire aux chansons des troubadours et des trouvères.
A l’exemple des reines, ou des filles de rois, les dames filent la laine et leur piété s’applique à confectionner ou à broder des tissus pour l’ornement des églises. L’assistance aux tournois, qu’elles goûteront passionnément, ne paraît pas encore d’usage.
On aimerait connaître l’aspect physique de quelques représentants typiques de cette classe, mais, comme on sait, nulle représentation figurée n’en existe. Il n’est pas douteux que, dans l’ensemble, elle ne différait pas sensiblement de celle des Français modernes. Le port de la moustache, même de la barbe entière était répandu, depuis le milieu du IXe siècle environ, comme chez les rois, et le demeurera jusqu’au milieu du XIIe siècle.
Par le costume aussi, l’ère carolingienne finissante prépare l’ère suivante. Pour les deux sexes, le costume se compose essentiellement de deux pièces, la chemise, dite aussi chainse, en lin, qui n’est pas encore du « linge » (elle ne le sera qu’au XVe siècle), mais un vêtement de dessous, et par-dessus une sorte de blouse, dite bliaud, serrée à la taille, de tissu précieux et avec ornements. Au-dessous de la ceinture les hommes portent des braies, sorte de large culotte. L’ensemble s’arrête aux genoux. Hommes et femmes maintiennent chemise et bliaud par un ceinturon. Un manteau par-dessus, en cas de nécessité, complétait l’habillement, ainsi que des chausses et des chaussures : celles-ci, pour les élégants, sont en cuir de Cordoue, fabriquées par des « cordouanniers ». Comme coiffure, les hommes se contentent souvent d’un ruban à bouts flottants entourant la tête aux cheveux coupés court. Les femmes portent un long et étroit voile tombant au-dessous des genoux. Mais on rencontre aussi la continuation de la très ancienne coiffure en turban. Une autre coiffure consiste à diviser les bandeaux en deux mèches croisées sur la nuque soutenues par deux fils de perles entrecroisés. Enfin, pour les riches, on trouve une sorte de couronne fermée ornée de perles et de pierreries, sans doute la continuation, évidemment exceptionnelle, vu sa richesse, de la coiffure de l’impératrice byzantine du VIe siècle. Ce n’est qu’à partir de 1110 que les modes nouvelles, qui triompheront vers 1150, remplaceront celles des temps carolingiens.
De la vie des simples hommes libres, des pagès (pagenses) nous ne savons rien, sinon qu’elle est inquiète, menacée et par les exigences militaires du pouvoir et par la tyrannie des grands qui veulent les réduire au vasselage et transformer leurs petites et moyennes propriétés en fiefs.
Des gens des villes il n’est pas question. Il n’est pas assuré que les artisans qui y travaillent, surtout pour le clergé et les édifices sacrés, aient conservé leur liberté personnelle. Les negociatores eux-mêmes, ces marchands en gros qui font le commerce lointain, quand ils peuvent, ne jouent absolument aucun rôle dans l’Etat. Ils sont comme inexistants — et c’est un indice non trompeur de la stagnation économique de l’époque. On les voit groupés en confréries affectant un caractère de piété et de secours mutuels sous le nom de ghildes ou de hanses en Flandre, de charités ou de fraternités ailleurs. Il est plus que probable qu’elles ont aussi un aspect professionnel, bien que les textes ne le disent pas expressément. L’Eglise les condamne, même sous leur aspect religieux, à cause des serments qui lient les confrères et des beuveries (potationes) de rigueur, entraînant des rixes sanglantes.
Parmi les négociants, on ne trouve plus de ces Syriens qui foisonnaient dans les villes de commerce à l’époque mérovingienne. Les Juifs demeurent. Le capitulaire de Quierzy de 877 (art. 31) divise les negociatores en deux catégories, les chrétiens qui doivent verser pour le tribut aux Normands le onzième de leur revenu (ou de leur capital), les Juifs, dits aussi cappi, qui doivent le dixième. Ceux-ci occupent donc toujours une place importante dans la vie économique. Ils ne sont pas persécutés. Louis le Pieux est même accusé de trop les favoriser par le fougueux Agobard qui dénonce leur « perfidie ». Certains pratiquent la médecine. Charles le Chauve a un médecin juif. Naturellement, quand il meurt d’épuisement à Avrieux, au pied du Mont-Cenis, Hincmar déclare que c’est ce médecin qui l’a fait périr. Les disputes religieuses avec les Juifs ne sont nullement interdites, mais parfois finissent mal : il est des chrétiens qui « judaïsent ». La persécution ne se manifestera, semble-t-il, qu’après 1010, lorsqu’on apprit en Occident la destruction de l’église du Saint-Sépulcre de Jérusalem par le Khalife du Caire Hakem, atteint d’aliénation mentale. On se persuada qu’il avait agi à l’instigation des Juifs d’Orléans (sic) qui l’auraient averti que les chrétiens voulaient lui prendre Jérusalem.
Les travailleurs des campagnes, colons et serfs, sont toujours en dehors de l’Etat. Au IXe siècle encore, les colons conservaient quelque chose de la fiction juridique romaine qui les disait « libres » quoique liés au sol. Les intéressés ne l’oublient pas. Ils savent aussi que s’ils sont attachés à la glèbe, leur propriétaire et seigneur n’a pas le droit d’augmenter les redevances en argent ou en nature ou les journées de corvée qui lui sont dues. En 861, les hommes du domaine de Mitry en Parisis portent à la cour du roi Charles une plainte contre leur seigneur, le monastère de Saint-Denis, qui veut les réduire à une condition inférieure. Ils sont déboutés, parce que l’enquête révèle qu’ils ne sont pas de « libres colons », mais des serfs. En 864, un capitulaire révèle que les colons du roi et les colons d’église se refusent à charrier de la marne et à battre dans la grange « parce que cela ne se faisait pas dans les temps anciens ».
Même les serfs ne se laissent pas imposer plus qu’ils ne doivent. En 828, ceux d’Antoigné portent plainte à ce sujet auprès de Pépin, roi d’Aquitaine, contre l’abbaye de Cormery.
Les charges « coutumières », la population les accepte, même lourdes, si elles représentent une habitude invétérée, immuable. Ce qui est intolérable c’est la taxe irrégulière, subite, dont le montant est fixé par le seigneur. Elle frappe une communauté rurale, urbaine même, le maître ne laissant aux assujettis que le soin de la répartir entre eux, d’où le nom de taille. Ce terme n’apparaît pas à l’époque carolingienne, mais on aurait tort d’en tirer la conclusion que la chose est une innovation des XIe-XIIe siècles. Il est question dans les chartes et diplômes d’ « occasions », qualifiées « illicites », et d’« exactions ». Plus que probablement, c’est la taille au nom près. Mais le nom n’importe à la chose. Même, à dire vrai, il est des termes équivalents qui éclairent sur l’origine de l’institution : queste, c’est-à-dire « requête » dans le Centre et le Midi de la France, et bede, c’est-à-dire Bitte « prière » dans le Nord de l’Allemagne. En 858, les évêques de la province de Reims signalent au roi que les intendants des domaines royaux se permettent d’exiger des serfs du souverain des redevances qui n’existaient pas antérieurement, en usant de machinations dolosives et de prières inconvenantes. Enfin, en 971, dans un village du Mâconnais appartenant au comte Aubry, chaque tenure (manse), outre un mouton à la Saint-Jean et un porc à la Saint-Martin et, chaque année, deux ou trois fois, deux sous, est astreinte à un service en deniers à volonté : c’est la taille évidemment.
La taille a donc commencé par être une sollicitation, une demande de secours pécuniaire, une precatio, une petitio d’un supérieur à un inférieur. La source est la même que l’aide féodale. Mais en ce dernier cas le supérieur, en dehors des trois ou quatre occasions consacrées (rachat du seigneur captif, chevalerie de son fils aîné, mariage de sa fille aînée, croisade parfois) ne peut rien exiger de ses vassaux. Ceux-ci constituent une classe noble qu’il faut ménager. L’aide est vraiment sollicitée. Elle fait l’objet de discussions, de transactions où le seigneur, roi ou duc ou comte, doit laisser quelque chose de ses pouvoirs. Avec les assujettis non nobles et même non libres, il en va autrement. La prière se transforme vite en ordre. Son caractère « d’exaction », non coutumière, donc injuste et haïssable, ne sera jamais oublié des populations. Bien plus que les redevances coutumières, c’est la taille qu’elles auront à cœur, à partir des XIIe-XIIIe siècles, de racheter, tout au moins de limiter, d’« aborner », autrement dit d’abonner.
Ainsi deux courants issus de la même source, mais coulant sur des pentes différentes ont abouti, ici à limiter l’absolutisme royal et seigneurial, là à l’étendre et à le consolider.
La soumission de la classe rurale a des soubresauts, très rares, — du moins à notre connaissance, — mais qu’il ne faut pas négliger de signaler. En 805, dans un capitulaire, il est question de « conspirations ». Si les conspirateurs sont serfs qu’on les fouette : ce sont donc des paysans. En 821, les « conjurés » sont des serfs des Flandres et du Mempisc : leurs seigneurs sont responsables de leurs méfaits.
En Bretagne, au début du règne d’Alain III (1008-1040), on verra une terrible révolte de paysans comprimée atrocement ; sans difficulté, car ces paysans « n’ont ni chef ni plan de combat ».
De même en Normandie à la même époque, sous Richard II (996-1024) :
« Tandis que le jeune Richard abondait en vertus, il s’éleva dans son duché une semence de discorde pestilentielle, car les paysans, à l’unanimité, dans tous les comtés du pays normand, s’assemblèrent en plusieurs conventicules et décrétèrent de vivre à leur guise (juxta suos libitus). Ils voulaient établir de nouvelles lois pour l’exploitation des forêts et des eaux, sans tenir compte du droit pratiqué auparavant. Pour que ces lois fussent confirmées, chaque groupe de cette foule en révolte choisit deux délégués chargés de porter les décrets à une réunion générale au milieu des terres. Quand le duc l’apprit, il convoqua aussitôt contre eux le comte Raoul avec une multitude de soldats pour comprimer cette férocité agreste et dissiper l’assemblée rustique.Celui-ci, ne tardant pas à obéir, s’empara de tous les délégués et de quelques autres, leur fit couper les mains et les pieds et les renvoya « inutiles » aux leurs pour les détourner de leur entreprise et les rendre prudents dans la crainte d’un sort encore plus misérable. Les paysans, instruits de la sorte, cessèrent leurs assemblées et retournèrent à leurs charrues. »
On le voit, il s’agit ici d’une protestation contre la dureté des lois forestières imposées par les ducs de Normandie.
Un dernier problème. Qu’est devenue cette classe de colons qu’on qualifie traditionnellement de « libres » ?
Le nom de colons s’efface au Xe siècle. Il a complètement disparu au XIe siècle. On admet généralement que, au cours du Xe siècle, ils se sont confondus avec les serfs dont la condition économique différait si peu de la leur. Du reste, si le terme de colon disparaît, celui de serf est moins usité. En parlant de la masse paysanne, les textes disent les « mainmortables », les « hommes de corps », ou simplement les « hommes » ou encore les « questaux » (soumis à la queste, c’est-à-dire la taille). Cette diminution de la condition sociale du colon ne surprend pas, au premier abord, quand on sait la dureté de ces temps.
A la réflexion, des doutes ne peuvent pas ne pas surgir à l’esprit de quiconque a quelque familiarité avec cette époque. Ce qui frappe quand on a étudié le quelques polyptyques qui nous ont été conservés, c’est la grosse majorité des tenures dites libres (ingenuiles). C’est ainsi que Saint-Germain-des-Prés possède 1.430 manses libres contre 216 serviles, Saint-Remi de Reims 430 contre 176, Montierender 723 contre 10, Lobbes 712 contre 8. II serait extraordinaire que la minorité, parfois infime, eût absorbé la majorité.
Autre sujet d’étonnement. En des régions entières, on ne trouve plus de serfs, ou en petit nombre dès le XIIe siècle. Ainsi en Normandie, en Bretagne, en Flandre, en Auvergne, Poitou, Guyenne, Gascogne, Languedoc, Provence, etc... Et cependant nulle trace d’affranchissements en masse.Ces millions de paysans libres semblent surgir brusquement. Les contemporains eux-mêmes s’en étonnent parfois. On invente pour la Bretagne l’explication qu’un duc — Alain Barbe-torte par exemple — aurait affranchi la population.
Il est vrai qu’il est des régions où le servage persiste, ainsi dans la contrée à laquelle on donnera au XVe siècle, le nom d’Ile-de-France. Et la preuve de cette persistance, c’est que nous possédons quantité d’actes d’affranchissement concédés à prix d’argent par le chapitre de Notre-Dame de Paris, les abbayes de Saint-Denis, de Saint-Germain-des-Prés, par Sainte-Geneviève, par Saint-Victor, etc., au cours du XIIIe siècle. Seulement, quand on examine, ces chartes, on s’aperçoit que, dans la majorité des cas, c’est une partie seulement de la population de chaque village qui est affranchie et la moindre. On ne souffle mot de l’autre, et nul acte postérieur d’affranchissement n’apparaît. Ne serait-ce pas parce qu’il n’en était pas besoin : la majorité était libre, et depuis longtemps, car nulle trace d’affranchissements antérieurs n’apparaît dans ces archives ecclésiastiques bien conservées.
En 1315 et 1318, les rois Louis X et Philippe V décident d’affranchir les serfs de leur domaine. Le prétexte est que les rois souffrent qu’il y ait des non-libres dans le royaume des Francs (on joue sur le double sens du terme). Dans la réalité, on veut faire recette, car l’affranchissement se paye et il est imposé. Les résultats de l’enquête et de la levée sont piteux : il n’y a presque pas de serfs dans le domaine royal.
Les seules régions où le servage se prolonge tardivement sont la Bourgogne et le Nivernais, la Champagne et, hors du royaume, la Lorraine — pour des raisons encore mal déterminées. Partout ailleurs il est visible que les paysans, s’ils doivent des redevances, main-d’œuvres et corvées aux propriétaires et seigneurs, sont réputés libres et cela au lendemain même de la période carolingienne.
La conséquence inéluctable, c’est qu’ils l’étaient déjà dès cette période. Si en certaines régions, les colons ont été assimilés aux serfs et ont vu leur condition dégradée, dans la majorité du royaume ils ont dû, au contraire, sans doute au cours du Xe siècle, améliorer leur condition par la force même de leur nombre et du besoin qu’on avait de leurs bras, sans qu’aucune mesure législative ni aucune série d’affranchissements en masse ait eu besoin de se produire.
Si ces considérations sont justes il en résulte que, en immense majorité, les paysans de France, dont nous sommes tous issus, n’ont jamais été des serfs, mais des hommes de condition indécise, sorte de demi-libres, puis de condition vraiment libre, « franche », dès la fin des temps carolingiens.
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