Zone des départs
23 h 46
La Voûte Céleste
était le restaurant le plus luxueux de la
Zone des départs
.
Une trentaine de tables rondes recouvertes de nappes en tissu couleur crème
étaient agencées harmonieusement dans une belle salle au design moderne et
élégant. Tendu au mur, un étonnant rideau luminescent tissé de centaines de
fibres optiques enveloppait la pièce d’une lumière tamisée, créant une ambiance
chaleureuse et raffinée.
Au centre de l’espace, une cheminée contemporaine ajoutait à l’ensemble une
touche de confort moelleux.
Même ici, aux portes du ciel, les clients étaient semblables à ceux de tous les
établissements de luxe : nouveaux riches russes et chinois, magnats du pétrole
moyen-orientaux, élite mondialisée louis-vuittonisée…
Au milieu de cet aréopage, Martin et Archibald s’étaient installés à une table
près des grandes baies vitrées, dans lesquelles se reflétait la lumière des pistes
où, malgré l’heure tardive, les avions continuaient à décoller sans relâche.
— Tu n’as pas l’air dans ton assiette, p’tit gars, remarqua Archibald en se
régalant copieusement de ris de veau rissolés accompagnés de pâtes artisanales
aux champignons des bois.
Martin n’avait pris que quelques bouchées de son agneau de l’Aveyron.
— C’est facile de se remplir le ventre quand on sait qu’on va s’en sortir
vivant ! Moi, je vous rappelle que je vais mourir.
— Nous allons tous mourir un jour ou l’autre, objecta Archibald.
— Oui, mais moi c’est demain matin !
— Tu as raison, c’est injuste, admit le voleur. J’ai le double de ton âge et je
reconnais que c’est moi qui t’ai entraîné dans cette galère…
Il se resservit un verre de vin et posa la bouteille sur la petite desserte qui
jouxtait la table. Mouton-rothschild 1945, romanée-conti 1985 : les crus les plus
prestigieux pour une soirée pas comme les autres.
— Tu es certain que tu ne veux pas goûter le bourgogne ? insista Archibald.
Ce serait dommage de mourir sans avoir fait l’expérience de cette splendeur.
— Allez vous faire foutre avec votre bourgogne ! répondit durement Martin
d’une voix lasse.
La tête appuyée contre lui, Lizzie s’était endormie sur la banquette. Devant
elle, les restes de son Burger Royal avec supplément chèvre et bacon.
Archibald tira de sa poche une boîte d’allumettes et se tailla un cure-dent avec
son couteau, une vieille habitude qui détonnait dans ce lieu discret et raffiné.
— Je me demande si avant les desserts, je ne vais pas me laisser tenter par le
pigeonneau désossé au foie gras, dit-il en feuilletant le menu. Qu’est-ce que tu
en penses ?
Cette fois, Martin préféra ne pas répondre à la provocation.
Par la fenêtre, il regarda le ciel et ses étoiles. Surtout, il était fasciné par
l’astre brillant qu’il avait d’abord pris pour la lune, mais qui était peut-être la
terre : la planète bleue qui flottait, lointaine, avec ses habitants qui s’aimaient,
s’entre-tuaient et la détruisaient méthodiquement.
Cette planète sur laquelle il s’était toujours senti seul, mais qu’il n’arrivait pas
à quitter.
— Il faut qu’on parle, p’tit gars…
Martin leva les yeux. Au-dessus des verres en cristal, le regard d’Archibald
brillait comme une flamme. Ses traits s’étaient durcis, et on pouvait lire sur son
visage émacié que l’heure n’était plus à la plaisanterie.
— Et de quoi voulez-vous qu’on parle ?
— De Gabrielle.
Martin soupira :
— Que voulez-vous savoir ? La nature de mes intentions ?
— Exactement.
— Mes intentions étaient les plus nobles qui soient, mais de toute façon c’est
terminé pour moi…
Il se décida à se servir un verre de vin avant de continuer :
— Et puis, vous savez quoi : votre fille est dangereuse. Dangereuse comme
vous ! Une cinglée qui s’empresse de détruire le bonheur chaque fois qu’il
pointe son nez.
Un serveur vint débarrasser leurs assiettes. Archibald fit l’impasse sur le
dessert et commanda d’autorité deux cafés.
— Ce soir, j’ai une bonne et une mauvaise nouvelle pour toi, fiston.
Martin soupira :
— Au point où j’en suis, commencez par la bonne.
— La bonne, c’est que c’est toi, le seul homme qu’elle ait jamais aimé.
— Qu’est-ce que vous en savez ? Vous ne vous en êtes guère occupé de votre
fille en trente ans ! Vous ne la connaissez pas.
— C’est ce que tu crois. Mais je vais t’apprendre quelque chose.
— Allez-y…
— Même si les apparences sont contre moi, Gabrielle, je la connais mieux
que personne.
— Mieux que moi ?
— Oui, c’est sûr, mais ce n’est pas très compliqué.
Voyant la colère dans les yeux de Martin, Archie leva la main en signe
d’apaisement :
— Gabrielle est une femme extraordinaire. Apparemment, tu as su le
remarquer très jeune et c’est tout à ton honneur…
Sachant que les compliments de son aîné étaient rares, Martin accepta celui-ci
avec satisfaction.
— Gabrielle est entière, sincère et généreuse, continua Archie. Un peu
compliquée parfois, comme toutes les femmes…
Martin approuva de la tête. Sur ce terrain, les hommes s’entendaient toujours.
— Gabrielle, poursuivit Archie, c’est la femme d’une vie, c’est une pierre
précieuse unique, plus rare encore que ce diamant que je voulais voler.
On leur servit les expressos accompagnés d’un petit plateau de friandises.
Archie s’empara d’une pâte de fruits à la figue.
— Gabrielle a du caractère et de la personnalité, mais si on prend le temps
d’aller au-delà de l’apparence, on devine en elle les blessures laissées par la vie.
Et ça aussi, je sais que tu l’as compris tout de suite.
— Bon, où voulez-vous en venir ? s’agaça Martin avant d’avaler d’un trait
son café brûlant.
— Où je veux en venir, p’tit gars ? On ne peut pas dire que tu sois perspicace,
hein ? Gabrielle n’a pas besoin d’un gugusse immature qui reste bloqué sur le
passé. Elle n’a pas besoin d’un mec supplémentaire qui la fasse souffrir encore
plus que les autres. Elle a besoin d’un homme qui soit tout pour elle : son ami,
son amant, son confident, son amoureux et même son ennemi parfois… Tu
comprends ce que ça veut dire ?
— Cet homme, c’était moi, espèce de con, et ça le serait encore aujourd’hui si
vous n’étiez pas venu mettre votre grain de sel.
Excédé, Martin se leva de table et…
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