Presentation

1823

Construction à Lavalla

[39] Pendant la construction susdite, tous se levaient à 4 heures et faisaient une demi-heure de méditation, entendaient la sainte messe et allaient ensuite au travail. Les plus adroits bâtissaient avec le Père, les plus forts portaient les plus gros fardeaux, les plus jeunes approchaient les pierres ou broyaient de la terre glaise en guise de mortier. Le Père les dirigeait et les encourageait avec une patience inaltérable. Tous étaient contents, infatigables et très unis. On faisait des lectures pieuses de temps en temps. On gardait un profond silence que le Père interrompait seul pour donner des maximes pieuses et encourageantes. On disait des chapelets, on faisait des visites au Saint Sacrement pendant les courtes récréations. Le travail durait jusqu'à 7 heures du soir pendant plusieurs mois. Après le maigre repas que M. le Curé Rebot aurait emporté tout entier dans sa main, après la prière et l'examen, tous reposaient délicieusement sur leur grabat, excepté le bon Père qui disait son bréviaire et faisait ses correspondances avant de se coucher.
[40] Les Frères de Bourg-Argental, de Saint-Sauveur et de Tarantaise imitaient ceux de Lavalla. Ils redoublaient de ferveur, de zèle, de mortification et de charité.

Le "Souvenez-vous" dans la neige

[41] Un des Frères de Bourg-Argental, F. Jean-Baptiste, étant tombé malade au mois de février, le bon Père voulut l'aller voir, accompagné du F. Stanislas. Pendant leur court séjour à Bourg-Argental la couche de neige s'était bien épaissie. Néanmoins, ayant consolé son cher malade, le bon Père voulut retourner à Lavalla malgré le mauvais temps. Les instances des Frères et de ses amis ne purent le retenir. Après avoir marché dans la neige pendant 2 heures, nos chers voyageurs s'égarèrent dans les bois du Pilat. Ayant erré pendant plusieurs heures dans la neige par une forte sibère²⁷ et par une nuit sombre, le F. Stanislas se trouva si harassé qu'il tomba sans connaissance. Le bon Père se mit à genoux auprès de lui et adressa un fervent Souvenez-vous à la Sainte Vierge. Il releva ensuite le Frère et ils se remirent en route. Ils n'avaient fait que quelques pas lorsqu'ils aperçurent une petite lumière dans une maison. Ils s'y dirigèrent et furent bien accueillis, y passèrent la nuit et le F. Stanislas y reprit ses forces. Ils rentrèrent à Lavalla le lendemain matin. Le vénéré Père était persuadé que la bonne Mère les avait miraculeusement protégés et que, sans cette protection maternelle, ils auraient certainement péri dans la neige.
[42] Quelques anciens Frères pensèrent qu'il y avait là un miracle. Le F. Stanislas leur aurait dit que la maison, heureusement trouvée, était habitée par un homme sur l'âge, une jeune femme et un garçon d'environ 12 ans. Il leur aurait dit encore, qu'ayant fait à peine quelques pas le lendemain, ils s'étaient retournés et n'avaient plus vu de maison. Il aurait ajouté que le bon Père et lui passèrent à Tarantaise, qu'ils racontèrent à M. le Curé Préher ce qui leur était arrivé la veille et que cet ecclésiastique les avait assurés qu'il n'y avait jamais eu de maison à l'endroit désigné. Les anciens Frères susdits en concluaient que nos bien aimés voyageurs avaient été hébergés dans une maison créée ad hoc dont les habitants n'étaient autres que l'Enfant Jésus, la bonne Mère et Saint Joseph.
[43] La vérité est que la maison existait. Elle existe encore mais réparée et agrandie. D'autres habitations se sont groupées autour et ont formé le hameau de la Chaperie, sur le versant est d'un coteau rapide et rocailleux et à un km. du bourg de Gray. Si la maison était alors dans la forêt, celle-ci a été défrichée depuis sur un rayon assez étendu. Elle appartenait et appartient encore à l'excellente famille Donnet, parenté du Cardinal de ce nom. Nos voyageurs y trouvèrent un homme, sa femme et une petite fille de 5 ans laquelle vit encore et habite la paroisse de Roizey. La maison se composait d'une étable, d'une pièce au-dessus d'environ 100 m² servant de cuisine, d'atalier, d'oratoire et de dortoir. Un grenier de même dimension occupait le 2e étage.
[44] La femme voulut tirer la chaussure toute mouillée du vénéré Père malgré ses instances. Les 2 voyageurs furent bien traités. Après s'être reposé et restauré, le Père se montra très aimable envers ces gens et leur chanta une cantate. L'unique [lit] de la maison fut cédé aux voyageurs et la famille coucha au grenier dans le foin. Ce lit en bois de cerisier existe encore. Il est presque carré et a la forme d'un placard avec 2 portes sur le côté et une aux pieds.
[45] Joseph Donnet, mort il y a à peine 2 ans, en avait vécu 91. Il avait eu la petite fille de 5 ans d'une première épouse. Il eut de la deuxième, Jeanne-Marie Rivori, une fille aujourd'hui soeur Philomène au couvent de Gray, 3 garçons: Jean-Baptiste, François et Antoine, présentement pères de famille et habitant à côté les uns des autres. Ces braves gens répètent à l'envie ce que leurs parents leur avaient raconté du P. Champagnat, qu'ils tiennent pour un saint, et de son compagnon.

Accroissement et difficultés

[46] Cette même année on fonda les maisons de Boulieu, de Saint-Symphorien-le-Château et de Vanosc. Le F. Jean-Pierre fut nommé directeur de la première. Son zèle et ses privations l'y firent mourir au bout de deux ans. Il était tellement aimé que les parents de l'un de ses élèves, mort le même jour, voulurent qu'il fût mis dans la même fosse. Il n'y avait que 2 Frères dans chacune de ces maisons. Celle de Vanosc était si misérable, si dépourvue de ressources que les Frères y prirent des maux d'yeux et moururent bientôt des maladies qu'ils y avaient contractées. Elle fut fermé en 1827. Le F. Jean-Marie Grangeon était directeur de celle de Saint-Symphorien, fondée par M. le marquis de Noblet. Il y fut bientôt remplacé par le F. Antoine.
[47] Les contradictions, même les persécutions ne manquèrent pas au pieux Fondateur, surtout en 1822 et 1823. Malgré sa soumission et ses prévenances envers son curé, celui-ci le contrecarra souvent. Il chercha à dégoûter ses Frères, surtout le F. Louis. Il le critiqua devant les paroissiens, même à l'église. Il tourna contre lui plusieurs confrères, entre autres M. Dervieux, curé de Saint-Pierre, à Saint-Chamond, ainsi que M. Bochard, vicaire général et fondateur des Frères de la Croix. Tous traitaient le bon Père d'orgueilleux, d'entêté et d'insensé. On s'appuyait²⁸ sur le sort des jeunes gens qu'il avait réunis et qu'il allait rendre malheureux, disait-on. M. Bochard le fit appeler, lui fit de vifs reproches, menaça de le remplacer et voulut le contraindre de réunir ses Frères à ceux de la Croix. M. Dervieux le traita durement et lui annonça qu'il allait envoyer les gendarmes pour fermer sa maison et disperser ses Frères. M. Courbon, vicaire général, et M. Gardette, supérieur du grand séminaire, encouragèrent le pieux Fondateur. Il pria, il s'humilia, il fit plusieurs pèlerinages avec ses Frères et quelques paroissiens à la chapelle dédiée à N.D. de Pitié, près du bourg de Lavalla. M. Bochard revint deux fois à la charge pour la réunion susdite et accable le bon Père de reproches.
[48] Le premier décembre, le bon Père écrivit au F. Jean-Marie Grangeon directeur à Saint-Symphorien. Il lui donna des nouvelles des Frères de Boulieu, de Bourg-Argental, de Saint-Sauveur et de Vanosc qu'il venait de visiter, puis il ajouta: "Quand à Lavalla, il paraît que nous aurons peu de ressources et assez de pauvres, Dieu merci! Nous ferons comme nous pourrons pour les nourrir. Il se présente aussi beaucoup de novices mais presque tous pauvres et très jeunes. Cependant 3 ont l'âge de raison car ils ont passé 30 ans. L'un est homme d'affaires, un autre cordonnier et le 3e un homme de rien, mais avec rien le bon Dieu a fait de grandes choses.²⁹"