Ferdinand Lot De l’Institut


B – Services rendus par l’Eglise malgré sa déchéance



Download 2,59 Mb.
bet34/46
Sana26.02.2017
Hajmi2,59 Mb.
#3386
1   ...   30   31   32   33   34   35   36   37   ...   46
B – Services rendus par l’Eglise malgré sa déchéance
Retour à la Table des matières
Ces tares, si graves fussent-elles, n’ont pas empêché l’Eglise de France de continuer à assumer son rôle bienfaisant de charité et de culture comme par le passé, en dépit de l’effroyable tourmente des incursions scandinaves au IXe siècle, des raids des Hongrois au Xe, des guerres permanentes entre souverains, du roi et du duc des Francs de 888 à 987, des grands féodaux contre le souverain ou entre eux.
Elle a même tenté, à la fin de la période qui nous occupe d’apporter quelque adoucissement à ces luttes intestines. Le concile de Charroux en Poitou, le 1er juin 989, lance l’anathème, non seulement contre les spoliateurs de biens d’Eglise, mais contre les ravisseurs des biens des pauvres et contre ceux qui commettent des violences contre les clercs. De même le concile du Puy-en-Velay, en 990, entend défendre par la menace de l’anathème ceux qui oppriment les paysans et détroussent les marchands. Des menaces étaient insuffisantes. L’évêque du Puy s’avise d’une mesure plus pratique : il réunit les « chevaliers » et veut leur faire jurer d’observer la « paix ». Ils s’y refusent et ne jurent que contraints par la force. L’évêque de Limoges en 997, le concile de Poitiers en l’an mille obtiennent du duc d’Aquitaine et des grands que tout différend soit réglé par justice, sans recours à la violence. Le roi Robert II proclame la paix à Orléans, aux fêtes de Noël de 1010 ou 1011. II y eut même des « ligues de paix ». Elles eurent peu de succès.
La formule efficace — à peu près — sera trouvée par l’institution de la Trêve. Formule de conciliation, qui laisse au mal sa part. Le concile d’Elne (1027) interdit seulement la guerre entre le samedi soir et le lundi matin, sauvegardant ainsi le dimanche. La Trêve de Dieu étend la sauvegarde du mercredi soir au lundi matin en 1041. Emanée du haut clergé de Provence, qui saisit par lettre les diocèses des Gaules et d’Italie, la Trêve fut enfin suivie d’effet, pour quelque temps.

C – Symptômes de régénération
Retour à la Table des matières
Affaibli, obnubilé, le sentiment chrétien n’avait pas disparu. Même au Xe siècle, il subsiste dans le haut clergé des prélats soucieux de leurs devoirs et instruits. Ce siècle, que plus d’un historien moderne qualifie de « siècle de fer », ne saurait être assimilé pour la culture à la fin des temps mérovingiens. Il compte nombre de clercs instruits qui transmettent les connaissances et l’idéal du passé. On y reviendra au chapitre traitant de la vie intellectuelle.
Même parmi les laïques de haut rang, il en est qui se préoccupent de réformes. Leur attention est attirée surtout par la vie monastique. C’est ainsi qu’un grand seigneur d’Auvergne, Géraud, fonde le monastère d’Aurillac, puis s’y retire et laisse une réputation de sainteté.
Mais la fondation la plus féconde en résultats est celle qui est due au plus grand personnage de France, Guillaume, duc d’Aquitaine, marquis de Gothie, comte de Mâcon. Son nom rappelle celui de son célèbre ancêtre, Guillaume qui, après avoir défendu la Gaule méridionale contre les Musulmans (en 793), a fondé le monastère de Gellone, au diocèse de Lodève, y est mort en odeur de sainteté. Guillaume, surnommé le Pieux, a l’idée, le 9 septembre 911 (et non 910), de fonder sur un de ses domaines du Mâconnais, un établissement ; pour qu’il échappe à toute emprise, même à celle du roi, il le donne aux apôtres Pierre et Paul, c’est-à-dire à la papauté.
Le monastère, d’abord modeste, grandit rapidement. Il eut la bonne fortune d’avoir comme abbés une succession d’hommes remarquables, dont plusieurs eurent un gouvernement de très longue durée : Bernon, l’instigateur de la fondation, premier abbé (911-926), Odon (926-942) sanctifié, Aymard (942-954), Mayeul (954-994) sanctifié, Odilon (994-1049).
Le succès des Clunisiens est rapide, universel. Partout, en France, dans le royaume de Bourgogne, en Allemagne, en Italie, on les appelle pour réformer des monastères déchus, habités par des chanoines, même de simples clercs sans vœux religieux, tombés dans le désordre. Il s’établit même un lien durable entre les couvents réformés et Cluny est considéré comme une maison mère d’où essaiment des moines réguliers. Si bien qu’on en arrive, vers la fin du siècle et surtout au siècle suivant, à subordonner les établissements réformés à Cluny, de telle façon qu’ils seront réduits à la condition de prieurés. Cluny deviendra ainsi chef d’ordre.
Sa règle n’a rien d’original. C’est celle de saint Benoît de Norcia, retouchée par saint Benoît d’Aniane sous Louis le Pieux. Cependant la proportion entre les devoirs des religieux subit une importante modification : les abbés exigent avant tout le silence. Les moines sont déjà à cet égard comme les futurs Trappistes : ils se parlent le moins possible. La liturgie, sous forme d’offices sacrés, de psalmodie, et la prière occupent leur temps au point que le travail manuel, recommandé par le fondateur de l’ordre des Bénédictins disparaît : il est abandonné presque complètement, ce qui aura de fâcheuses conséquences dans l’avenir.
D’autres centres édifiants se constituent, à Fleury, qui prend le nom de Saint-Benoît-sur-Loire, à Saint-Bénigne de Dijon, ailleurs encore, mais sous l’influence de Cluny.
Parallèlement à Cluny un grand seigneur du Namurois, Gérard, fonde le monastère de Broigne (944), s’y retire, puis en sort pour opérer des réformes. Son disciple, Mainard, réforme la Normandie (966). Au début du siècle suivant, Richard, abbé de Saint-Vanne de Verdun, fit de même dans les diocèses lotharingiens.
Mais leur œuvre n’a pas d’efficacité durable. Après eux le désordre recommence. Cependant, il reste à l’actif de ces réformateurs d’avoir agi sur l’esprit des rois et des princes. On a dit que vers la fin du Xe siècle ils ont réussi à les décider à renoncer à leur abbatial laïque et à laisser les religieux élire des abbés réguliers.
Seule l’action de Cluny demeure ferme, efficace, féconde. Mais le caractère des Coutumes de Cluny est encore tout monastique. La réforme totale, organique, de l’Eglise n’est encore qu’en germe dans l’esprit des grands abbés. Le grain semé dans l’arrière-saison, enfoui l’hiver, germera au printemps. Les Clunisiens seront surtout l’instrument de la réforme préconisée par les grands papes des XIe et XIIe siècles, seuls capables d’en concevoir une idée nette avec la possibilité de la faire prévaloir.
Retour à la Table des matières
CHAPITRE IV

Transformations de la vie politique et sociale

En apparence, l’Etat carolingien est une monarchie, une monarchie puissante qui atteint l’apogée de son pouvoir sous Charlemagne. Dans la réalité des choses l’Etat carolingien est un Etat vassalique précurseur, annonciateur de l’ère dite féodale qui bat son plein du XIe au XIIIe siècle.
Il convient d’insister sur cette transformation capitale de la société. Les germes apparaissent, nous l’avons dit, à l’époque mérovingienne et même sous le Bas-Empire. Voyons en quoi consistent les innovations de l’époque carolingienne.
Ecartons tout d’abord les prétendues innovations.

Prétendues innovations de cette période
Retour à la Table des matières
L’époque carolingienne voit se continuer et se développer les pratiques de l’âge précédent. Il est vrai qu’une école historique a voulu, et veut encore, placer an VIIIe siècle une véritable révolution. Le vasselage naîtrait à cette date et le beneficium subirait une profonde transformation.
On a même cru trouver les causes de ce bouleversement. On les a mises en rapport avec les sécularisations de biens d’Eglise opérées par Charles Martel et avec les nécessités de la lutte contre les Musulmans.
Charles Martel a besoin d’une nombreuse cavalerie pour lutter contre les Arabes. Il est maître du regnum Francorum, mais le domaine royal est dissipé ; alors il met la main sur les terres d’Eglise et les distribue à ses guerriers, à ses dévoués, qu’on commence à appeler des « vassaux », pour qu’ils puissent s’équiper : le service à cheval requiert, en effet, des ressources abondantes. Ces distributions de terres sont faites avec prodigalité. Elles sont si avantageuses que l’aristocratie n’a plus de scrupule à entrer dans la commendatio sous la forme du service personnel armé, du vasselage, recherché jusqu’alors seulement par des hommes pauvres et de petite naissance.
En même temps la forme de la concession change du tout au tout. Elle ne peut être une donation en pleine propriété, puisque ces terres n’appartiennent pas au maire du palais. On s’avise d’un compromis : les guerriers occupant les biens d’Eglise par ordre du maire, puis du roi (verbo regis), ne les tiennent qu’à condition de verser à l’évêché ou à l’abbaye spoliés les nones et les dîmes. La jouissance des vassaux affecte donc un caractère précariste. Cette forme de concession paraît ensuite si bien adaptée aux circonstances que, désormais, les dons des rois carolingiens cessent d’être en pleine propriété et deviennent des beneficia viagers.
Tout cela est ingénieux, mais hypothétique. Il n’est pas prouvé le moins du monde que la substitution de la cavalerie à l’infanterie chez les Francs se soit produite d’une manière comme foudroyante ; elle a été progressive. Au reste, la cavalerie ennemie, celle des Arabes, n’était pas nombreuse. Les sécularisations ne s’expliquent pas exclusivement par la lutte contre les Musulmans, mais par le besoin de rémunérer les partisans des premiers Carolingiens luttant contre leurs ennemis, tant intérieurs qu’extérieurs. D’ailleurs elles avaient commencé avant Charles Martel.
La construction juridique imaginée par Guillhermoz pour expliquer la prétendue substitution du beneficium royal au don absolu a été à bon droit estimée « tourmentée », fragile, peu convaincante. Ajoutons qu’elle est inutile puisque l’opposition entre la concession royale mérovingienne et la concession carolingienne n’existe pas, comme on a vu.
Nous pouvons même croire que les sécularisations ont plus gêné que favorisé le développement de la vassalité. Elles en ont obscurci, pendant quelque temps, les principes. Vassal au regard du maire du palais, puis du roi, et rien que vassal, le détenteur de biens d’Eglise est précariste vis-à-vis de l’évêque ou de l’abbé. Sa position est donc ambiguë. Elle s’éclaircira vers la fin du IXe siècle : le vassal ou bien usurpera franchement le domaine qu’il détient et ne relèvera plus que du souverain, ou bien il reconnaîtra l’autorité de l’établissement religieux dont il occupe la terre.

Les changements réels
Retour à la Table des matières
La période carolingienne innove moins qu’elle ne consolide. L’institution poursuit son évolution, d’une allure plus précipitée. Ce qui change d’abord, c’est la terminologie. Passé le début du règne de Charlemagne il n’est plus question d’antrustions, de leudes, de gazindi. Ces termes usés disparaissent, comme jadis cliens s’était effacé devant susceptus. Ils sont remplacés par le mot vassus, dont l’emploi devient général. Il existait déjà dans le sens de « serviteur », surtout non libre. Sa vogue provient justement de ce qu’il marque mieux la dépendance du « commendé » vis-à-vis de son seigneur. Et il y a tout lieu de penser que ce sont les commendés eux-mêmes qui en ont usé les premiers, par cette affectation d’humilité qui était la politesse de ces temps. Par une autre affectation, les seigneurs qualifiaient leurs serviteurs d’« amis », de commensaux (nourris).
La forme juridique de la commendatio armée subit une évolution parallèle. Les procédés anciens, l’engagement symbolique ou écrit, semblent inefficaces. Dès le milieu du VIIIe siècle, pour le moins, le serment de fidélité est prêté sur les Evangiles ou sur des reliques et surtout il s’accompagne d’un acte d’un formalisme saisissant, l’hommage.
Le vassal, dépouillé de ses armes, symbole de sa personnalité civile, s’agenouille devant son « seigneur » et remet ses mains jointes entre les siennes. Parfois même il baise le pied du maître.
Cette mise en scène traduit d’une manière éclatante la deditio du vassal. Cependant, cette deditio ne ressemble pas, malgré l’humilité du rite, à l’entrée en servage. Le vassal demeure un homme libre, soumis à des devoirs d’ordre réputé honorable.
Après la prestation de l’hommage, le seigneur relève son vassal, l’embrasse, semble-t-il, et lui fait un cadeau, consistant en quelques sous ou quelques deniers. Cette contre-prestation achève de faire de la vassalité un contrat bilatéral qui lie. le seigneur comme le vassal, les transformant tous deux en associés, en pairs.
Les pouvoirs publics veillent à ce que le lien de vassalité ne se relâche pas. Charlemagne interdit au vassal de quitter son seigneur après en avoir reçu si peu que ce soit.

Les Carolingiens et la vassalité
Retour à la Table des matières
Le trait le plus caractéristique peut-être de la politique des Carolingiens et celui qui a le plus surpris, c’est la faveur qu’ils ont montrée à la Vassalité.
Les Carolingiens ont aimé s’entourer de vassaux et en grand nombre. Ils ont voulu que ces dévoués, les vassi dominici, fussent honorés et respectés des populations à l’égal des comtes, évêques, abbés. A la cour, ils exercent des fonctions importantes, notamment au tribunal du roi.
Après un temps de service plus ou moins long, ils sont établis, « chasés » (casati), sur des domaines royaux ou sur des terres d’Eglise. Les diplômes montrent les « fidèles » gratifiés de biens fiscaux en pleine propriété, les capitulaires en « bénéfice ». Etant des « commendés » ils échappent à l’action du tribunal local, le mallus, et ne sont justiciables que du tribunal central, celui du « palais ». Leur concession, qu’elle soit en pleine propriété ou en beneficium portant sur une terre fiscale, ou une immunité, en garde le privilège de l’immunité, qui les met à l’abri de toute ingérence des fonctionnaires locaux.
Militairement aussi ils se rattachent directement au roi : les vassaux « chasés » ne marchent pas sous les ordres du comte du pagus. Sauf le cas d’invasion brusquée de l’ennemi, ils se rendent droit à l’ost royale, accompagnés de leurs propres « vassaux ». Visiblement, les vassaux royaux sont l’élite de l’armée franque ; ils constituent l’arme par excellence, la cavalerie, alors que les pagenses forment surtout l’infanterie, la piétaille.
Les privilèges des vassaux s’expliquent : ils sont des agents du pouvoir. Les souverains les envoient en mission ou les fixent sur tous les points de l’Empire où ils ont besoin d’affermir leur autorité.
L’institution paraît si bien adaptée aux nécessités du pouvoir qu’on ne s’étonne que d’une chose, c’est qu’elle n’ait pas sauvé la monarchie franque, qu’elle ne l’ait pas préservée des attaques des prétendus fonctionnaires, les ducs, marquis et comtes, en perpétuel état de rébellion, déclarée ou larvée.
Ce qui confond certains historiens, c’est que la royauté carolingienne, non seulement n’ait pas été hostile au patronage des grands, mais qu’elle ait poussé les simples hommes libres à entrer in vassaticum. On a même dit qu’elle les y avait obligés, mais c’est par suite d’une fausse interprétation des textes.
L’intérêt du souverain à voir ses fonctionnaires laïques et ecclésiastiques et ses propres vassaux s’entourer d’une garde armée, n’est pas difficile à comprendre : il est avantageux que le comte ou l’évêque ou l’abbé arrive à l’ost à la tête d’une troupe de solides cavaliers.
Mais pourquoi le roi conseille-t-il aux libres pauvres de se mettre sous le séniorat des riches ? Cette politique, non moins que la faculté laissée à ces serviteurs indociles que sont les comtes d’entretenir des bandes d’hommes armés, n’implique-t-elle pas un aveuglement prodigieux ? On a cru lever la difficulté en niant que les vassaux fussent armés. Cette dénégation est incompréhension. L’explication doit être cherchée ailleurs.
Le souverain s’est rendu compte que, faute d’argent, faute d’un personnel sûr, il lui est impossible de gouverner effectivement l’ensemble de ses sujets. Des millions d’hommes — la majorité — échappent à l’autorité directe du roi et il s’en soucie peu pour certaines catégories. La classe servile est en dehors de l’Etat. La classe des « colons » ruraux, bien que libre théoriquement, attachée au sol et non à la personne du propriétaire et patron, est en fait socialement dégradée. De même les affranchis. Le souverain se repose sur l’« immuniste » du soin de gouverner cette plèbe rurale. La population urbaine, fort peu nombreuse, composée de marchands en partie étrangers et de Juifs, ne jouit d’aucune considération et n’a qu’un rôle infime dans la société.
Une seule classe compte, celle des propriétaires ruraux, grands ou petits. Les grands, le roi les tient en main parce qu’ils recherchent les fonctions publiques. Les petits lui échappent. Les comtes, qui devraient les administrer et les juger, les négligent ou les oppriment. Que faire de cette masse amorphe sur laquelle le souverain n’a pas de prise effective ? Si on réussit à la couler dans le cadre du vasselage, le souverain la gouvernera médiatement. Le « seigneur » est, en effet, responsable de ses vassaux : il doit les amener au tribunal public, le mallus ; il doit les conduire à l’armée. Il devient un représentant du pouvoir, presque un fonctionnaire, et le roi se flatte de le tenir en main. Encadrer plusieurs centaines de milliers, voire plusieurs millions d’hommes, dans la « seigneurie », c’est un procédé efficace, le seul que permettent ces temps, pour régner sur eux. Transformés en vassaux des grands, les libres pauvres deviendront véritablement les sujets du roi, ce qu’ils n’étaient que théoriquement auparavant.
Le Carolingien ne cesse, en effet, de considérer les vassaux des grands comme ses sujets. Le seigneur n’exerce aucune autorité judiciaire sur ses vassaux et s’il les arme, c’est pour le service du roi exclusivement.
Le roi se pose en protecteur des vassaux des particuliers. S’il les assujettit à un service viager, s’il interdit d’accueillir le vassal marron, d’autre part il veut que le vassal lésé dans son honneur ou son intérêt ait le droit de quitter son patron. Il déclare qu’il accueillera les plaintes des vassaux. Et ce n’est pas une vaine promesse. La hideuse affaire d’Hincmar de Laon, qui se termine par le supplice de cet évêque, qui sera privé de la vue, est née des plaintes d’un vassal du prélat portées à la cour.
Pas un instant le Carolingien n’a craint qu’il pourrait venir un jour où, en cas de conflit entre lui et les grands, les vassaux se rangeraient au parti de leur seigneur immédiat. C’est pourtant ce qui devait se produire, du moins en France, dès la fin de cette période.

Antinomie du principe monarchique
et du principe vassalique

Retour à la Table des matières
L’institution vassalique reposait sur un principe dangereux pour la monarchie, dès que celle-ci ne s’en réservait pas le monopole. Le dévouement absolu, animal, de chien fidèle, au maître, essence de l’institution, ne pouvait s’accorder avec la fidélité du sujet au souverain que si celui-ci conservait son autorité sur le patron du vassal. L’équilibre entre les deux principes ne pouvait durer indéfiniment. Lorsqu’il fut évident que la protection lointaine, intermittente, du roi, était devenue inopérante, le vassal n’hésita pas à lui préférer l’autorité immédiate du seigneur avec lequel il était en état de relation quotidienne. Les vassaux royaux eux-mêmes ne pourront résister longtemps à la pression des comtes et ducs, forts de la multitude de leurs vassaux. Isolés, ils succomberont et reconnaîtront le séniorat des princes qui fonderont des dynasties provinciales (fin IXe et Xe siècle).

La vassalité n’est pas la seule cause
de la ruine de la monarchie

Retour à la Table des matières
Cependant la vassalité, instrument de gouvernement longtemps efficace, n’a pas été la seule cause de l’effondrement de la monarchie en France. Des Etats d’un type très différent, les Etats musulmans, par exemple, ont subi une désagrégation plus rapide encore et plus profonde. L’ennemie de la monarchie franque, c’est l’aristocratie. Celle-ci a affaibli, presque détruit la royauté en réussissant à mettre la main sur les fonctions publiques, les honores, en les assimilant à des « bienfaits », et en exigeant que les beneficia fussent viagers et même héréditaires.
Elle n’eût peut-être pas réussi dans son entreprise si les partages réitérés du Regnum ne l’eussent obligée à se cantonner dans des royaumes de plus en plus rétrécis. Quand les fructueuses expéditions en Italie, en Allemagne, en Espagne eurent cessé pour faire place à une défensive épuisante, la lutte très dure contre les Normands, l’aristocratie n’osa plus se déraciner et se cramponna au sol.
Dès le milieu du règne de Charles le Chauve, il est évident que le roi a une peine infinie à déplacer ses comtes. A la fin de son règne, il envisage comme un fait normal que le fils succède au père, du moins en l’absence du souverain. Après lui les honores seront héréditaires, du moins en France, et les prérogatives du pouvoir, exercées par des familles inamovibles, cesseront d’être « régaliennes ».
La constitution de grands commandements militaires, les « marches », pour lutter contre les ennemis extérieurs (Neustrie, Toulousain, Gothie, Flandre, Bourgogne), achèvera la dislocation du Regnum Francorum. Ces marches englobent un territoire étendu (plusieurs comtés) et les nécessités de la lutte obligent à concéder au marquis ou au duc des pouvoirs quasi souverains. Enfin il a fallu céder aux Bretons l’ancienne « marche » (Rennes, Nantes), aux Normands le cours inférieur de la Seine et de l’Orne et le Cotentin.
Ainsi, pour pouvoir vivre encore, la monarchie franque a été contrainte d’abdiquer de jour en jour.

Envahissement de l’esprit vassalique
Retour à la Table des matières
Au cours de la période carolingienne l’esprit vassalique envahit la société. La vassalité supplante les autres formes de la commendatio. Les grands personnages de 1’Etat, ducs, comtes, marquis, évêques, abbés, prêtent l’hommage au souverain, comme de simples vassaux. Aux Xe et XIe siècles, les seuls gens qui comptent dans la société sont ceux qui sont incorporés dans le système vassalique. Et comme tout vassal peut avoir des vassaux, tout seigneur un seigneur, la société forme une pyramide, composée d’une succession d’étages de plus en plus étroits, jusqu’au sommet, le trône royal. La société vassalique devient un monde fermé, une caste.
En dehors d’elle il subsiste de libres propriétaires, les alleutiers. Leur existence étonne et scandalise. Eux-mêmes, se sentant isolés, tendent à se reconnaître fictivement vassaux de leurs voisins plus puissants. Dans le Nord, ils diminuent sans cesse. En Normandie et en Bretagne l’alleu achèvera de disparaître vers la fin du XIIe siècle. Quant aux petits pagenses, trop pauvres pour pratiquer le service militaire ou s’y refusant, ils tomberont dans la classe des « vilains ». Au XIe siècle les seuls hommes libres ou nobles seront les seigneurs et les vassaux.
La vassalité pénètre même dans le domaine des relations familiales et sentimentales. L’épouse, les enfants, sont considérés comme les vassaux du père de famille, envisagé comme leur « seigneur », leur « baron ». Dans la famille royale, dans la classe noble, les relations entre parents et enfants sont soumises à un cérémonial tout vassalique et qui durera : dix siècles plus tard encore, l’enfant noble appellera son père « mon seigneur » (Monsieur) et sa mère « ma souveraine » (Madame).
L’amoureux considérera l’aimée comme une « dame » (domina) et se placera vis-à-vis d’elle en posture de vassal. La phraséologie de l’Eros médiéval est toute vassalique.

Renversement des rapports entre
le patronage et le bienfait

Retour à la Table des matières
Au cours du même siècle et du suivant, le lien vassalique subit une transformation graduelle. Longtemps le maître a payé suffisamment la fidélité des dévoués en les nourrissant, en les habillant, en leur faisant de menus cadeaux. Puis, peu à peu, l’habitude s’est répandue de récompenser des services durables ou éclatants par l’octroi d’un bien foncier, soit en propriété, soit en usufruit (in beneficium). Le fait est attesté pour les particuliers dès le début du VIIIe siècle et les exemples se multiplient à mesure qu’on descend le cours des âges. Au IXe siècle, d’exception le « chasement » des vassaux devient la règle. Il y a encore certainement nombre de « nourris » domestiques, et il en est qui finissent leurs jours sans voir leur fidélité récompensée d’un bout de terre, mais l’opinion commence à les plaindre et à condamner leur seigneur. A mesure que des gens de bonne naissance entrent in vassaticum, la durée du temps de service domestique diminue et l’étendue du chasement (casamentum) augmente. On en arrivera (Xe-XIe siècles) à exiger l’investiture d’un bien immédiatement après la cérémonie de l’hommage. Désormais on ne se fera plus vassal que pour obtenir un beneficium. C’est le renversement de la situation respective du patron et du client dans le passé.
Enfin, comme les relations vassaliques apparaissent comme le seul modèle concevable des rapports entre hommes, des propriétaires, même riches, souffrant de leur isolement, se font vassaux d’un voisin plus puissant en reconnaissant fictivement tenir de lui leur propriété, leur alleu. Ces « fiefs de reprise », comme les qualifieront plus tard les feudistes, ont contribué à multiplier le nombre des « seigneuries ».
En dépit du formalisme de l’hommage et fidélité, qui demeurera intact jusqu’en 1789, dans le contrat entre seigneur et vassal, ce qui passe au premier plan, ce n’est donc plus le vasselage, c’est le beneficium, ou, pour user du terme vulgaire qu’on dépiste vers la fin du IXe siècle, le fief.
Longtemps le beneficium, étant le « bienfait » à l’état pur, avait été vide de contenu juridique. Il ne comportait aucune obligation précise, les devoirs spécifiques de son détenteur étant attachés à sa qualité, soit de précariste, soit de vassal. Le fief ne pouvait donc exister séparé de la vassalité. Si l’on tente de l’isoler, il s’évanouit.
Mais, à mesure que l’élément vassalique s’affaiblira, le fief passera au premier plan. Quand la concession (le « chasement ») ne pourra plus être reprise et deviendra héréditaire — ce sera chose faite au XIe siècle — la société présentera moins l’aspect d’une hiérarchie de personnes que d’une hiérarchie de tenures. Au régime vassalique se sera substitué le régime dit « féodal ».
Enfin, un germe de mort s’insinuera dans le principe vassalique lorsqu’il deviendra d’usage courant de recevoir des fiefs de plusieurs mains, donc d’avoir plusieurs seigneurs.
Le procédé de la ligeance, qui tente de distinguer le principal seigneur, celui auquel on doit obéir en cas de conflit entre les divers maîtres, prolongera tant soit peu l’existence du sentiment, vassalique. Ce ne sera, tout de même, qu’un expédient. Et bien avant la fin du moyen âge la féodalité, qui repose sur une base foncière et qui laisse se relâcher le lien affectif de vassal à seigneur, ne sera plus pour la société qu’un ressort fatigué.

Conclusion
Retour à la Table des matières
Ces grands changements sont tous en germe pendant l’ère carolingienne et même dès l’ère mérovingienne. La vassalité, qui transforme l’âme et les choses, ne bat pas son plein. A lire les documents d’archives, on se rend compte, en dépit de leur maigreur, que les hommes libres indépendants sont plus nombreux encore que les hommes libres entrés en vasselage et que les terres possédées en pleine propriété, en « alleu », forment la majorité en comparaison de celles qui sont détenues par « bienfait ». Dès le début de la période capétienne, les proportions seront renversées. Et cependant il ne se sera produit aucune révolution sociale. Le féodalisme, né dans l’obscurité du Bas-Empire, a poursuivi sa marche avec lenteur, mais avec la puissance irrésistible d’une force naturelle. La propriété, la liberté, l’Etat, reculent sans cesse devant cet ennemi qu’ils prennent longtemps pour un auxiliaire. Le féodalisme n’est pas une lame de fond s’avançant avec furie et balayant les côtes, c’est une inondation progressive, à peine perceptible, insidieuse et qui recouvre tout.

CHAPITRE V


Download 2,59 Mb.

Do'stlaringiz bilan baham:
1   ...   30   31   32   33   34   35   36   37   ...   46




Ma'lumotlar bazasi mualliflik huquqi bilan himoyalangan ©hozir.org 2024
ma'muriyatiga murojaat qiling

kiriting | ro'yxatdan o'tish
    Bosh sahifa
юртда тантана
Боғда битган
Бугун юртда
Эшитганлар жилманглар
Эшитмадим деманглар
битган бодомлар
Yangiariq tumani
qitish marakazi
Raqamli texnologiyalar
ilishida muhokamadan
tasdiqqa tavsiya
tavsiya etilgan
iqtisodiyot kafedrasi
steiermarkischen landesregierung
asarlaringizni yuboring
o'zingizning asarlaringizni
Iltimos faqat
faqat o'zingizning
steierm rkischen
landesregierung fachabteilung
rkischen landesregierung
hamshira loyihasi
loyihasi mavsum
faolyatining oqibatlari
asosiy adabiyotlar
fakulteti ahborot
ahborot havfsizligi
havfsizligi kafedrasi
fanidan bo’yicha
fakulteti iqtisodiyot
boshqaruv fakulteti
chiqarishda boshqaruv
ishlab chiqarishda
iqtisodiyot fakultet
multiservis tarmoqlari
fanidan asosiy
Uzbek fanidan
mavzulari potok
asosidagi multiservis
'aliyyil a'ziym
billahil 'aliyyil
illaa billahil
quvvata illaa
falah' deganida
Kompyuter savodxonligi
bo’yicha mustaqil
'alal falah'
Hayya 'alal
'alas soloh
Hayya 'alas
mavsum boyicha


yuklab olish