Ferdinand Lot De l’Institut


L’événement du 25 décembre 800



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L’événement du 25 décembre 800


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A la date de 799 la renommée de Charles est à son apogée. Il apparaît comme le prince le plus puissant de l’Europe occidentale. Quel contraste avec l’Empire, tombé aux mains d’une femme, Irène, qui est une criminelle : en 797 elle a fait déposer et aveugler son propre fils, Constantin VI, pour régner seule. L’Empire ne peut-il être considéré comme vacant ? N’est-il pas naturel qu’on y porte le glorieux roi des Francs et des Lombards, patrice des Romains ? Pour nous, point d’étonnement. Pour les contemporains, rien de moins naturel. En procédant au couronnement du 25 décembre 800 à Rome, les instigateurs de la cérémonie engageaient leur maître dans une mauvaise affaire.
L’idée d’Empire, d’empereur en Occident, était totalement étrangère aux esprits. Depuis l’année 476, depuis plus de trois siècles, il était entendu qu’il n’y avait qu’un empereur, lequel résidait à Constantinople. Qu’il eût des prétentions sur l’Italie, qu’il eût même réussi, sous Justinien, à les faire valoir, sauf à les voir succomber peu à peu sous les coups des Lombards, cela n’intéressait pas les gens de Gaule. Avant même la fin de l’Empire, l’autorité de Rome y avait disparu.Dès le règne des fils et petits-fils de Clovis, la population gallo-romaine s’était ralliée aux Francs et ne savait plus rien de Rome ancienne ou nouvelle.Il y avait un patriotisme franc très susceptible et qui n’admettait pas la plus petite ingérence des « Romains », c’est-à-dire des Byzantins, dans les affaires du « Royaume des Francs ». On veut bien reconnaître à l’empereur, traditionnellement, une sorte de prééminence honorifique sur les rois d’Occident, mais cette politesse dans la correspondance ne tire pas à conséquence politiquement.
Même pour les Italiens demeurés Romains et non conquis par les Lombards, Rome n’était plus la capitale du monde romain au sens le plus large. Elle était rattachée à la Rome nouvelle. Après le Ve siècle, nul empereur n’y a résidé, pas même Justinien, qui l’avait arrachée aux Goths et ne trouva jamais le temps d’y faire une visite. Elle ne vit en trois siècles qu’un seul empereur. En 663, après une campagne malheureuse contre les Lombards du sud de l’Italie, Constant II s’y arrêta Mais son séjour fut de courte durée. Après quelques jours, il se retira emportant le fruit du pillage des églises. Aucun désir chez les empereurs eux-mêmes d’une visite à ce monceau de ruines qu’était Rome, en dehors des églises et des palais pontificaux.
Un épisode curieux atteste que les Romains d’Italie ne pensaient pas que le siège de l’Empire pût revenir en Occident. Sujets fidèles de l’Empire, ils étaient aussi très attachés à l’orthodoxie soutenue par la papauté. Apprenant l’élévation au trône d’un iconoclaste, Philippe Bardane, l’Italie romaine se sépara de l’hérétique, déclarant qu’elle ne recevrait plus ses « chartes » et n’accepterait pas les monnaies frappées à son effigie. Le mouvement, on le voit, est purement religieux. Au temps du pape Grégoire II (715-731), les Italiens de la Pentapole, de l’Exarchat, du duché de Rome, de la Campanie, même de la Vénétie, se rangent du côté du souverain pontife et forment le projet de choisir eux-mêmes l’empereur et de le conduire non pas à Rome, mais à Constantinople. Ainsi, même pour les Italiens, la seule résidence possible de l’empereur est sur le Bosphore.
Il n’est pas douteux que pour les Francs il en fût de même. La chose est d’ailleurs indiquée en termes enveloppés à dessein dans l’un des quatre récits du couronnement impérial de Charlemagne, les Annales dites de Lorsch, document officiel rédigé peu après 803, donc proche de l’événement :
« Comme dans le pays des Grecs il n’y avait plus d’empereur et qu’ils étaient sous l’empire d’une femme (Irène), il parut au pape Léon et à tous les Pères qui siégeaient à l’assemblée (du 23 décembre 800) ainsi qu’à tout le peuple chrétien (de Rome) qu’ils devaient donner le nom d’empereur au roi des Francs, Charles, qui occupait Rome où toujours les Césars avaient eu l’habitude de résider, et ainsi l’Italie, la Gaule, la Germanie. Dieu tout-puissant ayant consenti à placer tous ces pays sous son autorité, il serait juste que, conformément à la demande de tout le peuple chrétien, il portât, lui aussi, le titre impérial. Cette demande, le roi Charles ne voulut pas la rejeter, mais, se soumettant en toute humilité à Dieu et aux désirs exprimés par les prélats et tout le peuple chrétien, il reçut ce titre et la consécration par le pape Léon. »
Le caractère apologétique de ce document n’a pas échappé aux historiens. L’auteur veut nous persuader que Charles n’a pas pris l’initiative du couronnement et qu’il s’est humblement soumis à la volonté spontanée du clergé et du peuple réunis (à Rome). S’il règne à Rome, en Italie, en Gaule, en Germanie comme empereur, c’est que Dieu le veut ainsi puisqu’il lui a donné ces pays. On rejette ainsi sur la Divinité le fait que Charles est empereur en Occident. Par une contradiction interne on commence par déclarer qu’on n’eût pas songé à lui décerner le titre impérial si le trône n’eût été légitimement vacant… en Orient. Assertion, au reste, mensongère, car Charles considérait si bien Irène comme légitime qu’il reçut ses ambassadeurs en 798, un an après le crime commis par elle sur son fils ; de même, en 799, à Paderborn, il accueillit un représentant de l’Empire, le préfet de Sicile, et le congédia « avec de grands honneurs ». Ce texte officiel date d’une époque où de fait Charlemagne était empereur d’Occident, rien que d’Occident, mais avec l’aveu implicite qu’il eût dû l’être de l’ensemble du monde chrétien.
Ces Annales de Lorsch nous aident à comprendre le passage de la Vie de Charlemagne par Eginaard qui a suscité les interprétations les plus diverses de la part des historiens modernes. Le biographe nous dit ce qui suit (au chap. xxviii) :
« Venant à Rome pour rétablir la situation de 1’Eglise, fort compromise par ces incidents, il y passa tout l’hiver. C’est alors qu’il reçut le titre d’empereur et auguste. Il s’en montra d’abord si mécontent qu’il aurait renoncé, affirmait-il, à entrer dans l’église ce jour-là, bien que ce fût jour de grande fête, s’il avait pu connaître d’avance le dessein du pontife (Léon III) ».
Cette version est connue aussi de l’auteur des Annales dites de Saint-Maximin de Trèves, qui, reproduisant les Annales royales dont on va parler, ajoute ces mots : « A l’insu du seigneur Charles » (nesciente domno Karolo). La raison du mécontentement de Charlemagne nous, l’apprenons par la suite du récit d’Eginhard :
« Il supporta avec une grande patience la jalousie des empereurs romains (de Constantinople) qui s’indignaient du titre qu’il avait pris et, grâce à sa magnanimité, qui l’élevait si fort au-dessus d’eux, il parvint en leur envoyant de nombreuses ambassades et en leur donnant le titre de « frères » dans ses lettres, à vaincre finalement leur résistance. »
Charlemagne, en effet, avait prévu tout de suite ce qui devait arriver, l’hostilité de l’Empire « romain ». Pour tout concilier, d’accord avec le pape Léon III, il songea à épouser Irène — il n’en était pas à un mariage près. — Mais quand ses envoyés arrivèrent à Constantinople une sédition avait éclaté, Irène était déposée (31 octobre 802) et un nouvel empereur proclamé. Après une tentative de conciliation il y eut rupture, Nicéphore refusant à Charlemagne le titre d’empereur. Charlemagne tenta de détacher la Vénétie de l’Empire d’Orient (803). Après plusieurs années de luttes qui ne furent poussées à fond ni d’un côté ni de l’autre, l’accord se fit. Charlemagne envoya en 811, une ambassade à Constantinople. On traita d’égal à égal. Le Franc renonça à la Vénétie. Il y eut ainsi deux empires, l’un en Orient, l’autre en Occident, cela sous la pression des faits, mais sans qu’on l’eût voulu de part et d’autre.
Les hésitations de Charlemagne au début se marquent par un détail significatif : en avril 801 encore, dans ses diplômes, il ne prend pas le titre impérial, mais royal. Au reste, sa titulature marque bien que l’« empire », dans son idée se superpose simplement à ses pouvoirs antérieurs, mais ne les remplace pas. Il se dit :
« sérénissime auguste gouvernant l’empire romain et par la miséricorde divine roi des Francs et des Lombards ».
L’interprétation de l’événement du 25 décembre 800 par la surprise est donc de toutes la plus plausible.
Les deux sources officielles relatant l’événement, les Annales royales et le Livre des pontifes ne la contredisent nullement. Le premier de ces textes, dû à un personnage de la cour franque, peut-être le chapelain Angilbert, qui a écrit la partie de ces Annales allant de 796 à 801, est d’une sécheresse surprenante, alors qu’il abonde en renseignements sur des faits insignifiants des années 799 et 800.
« Le saint jour de la naissance du Sauveur de l’année 801 (l’auteur commence l’année à Noël), alors que le roi était à la messe devant la confession de Saint-Pierre, au moment où il se relevait, après avoir fait oraison, le pape Léon lui mit la couronne sur la tête et tout le peuple romain (réuni dans l’église Saint-Pierre) poussa cette acclamation : « A Charles auguste, couronné par Dieu, grand et pacifique empereur des Romains, vie et victoire. »
Et, après laudes, il fut « adoré » par le pape, à la manière des anciens princes. Changeant son nom de patrice, il fut appelé « empereur et auguste ». Le narrateur s’étend ensuite sur le châtiment infligé aux gens qui avaient calomnié Léon III, rapporte un tremblement de terre, une « pestilence », une ambassade du commandeur des croyants (le Khalife Haroun-al-Rachid), l’arrivée d’un éléphant envoyé de Bagdad en présent à Charles, etc... Du couronnement, plus un mot, et rien sur ses conséquences.
Le biographe de Léon III dans le Livre des pontifes, décrit la cérémonie, mais, lui aussi, est sobre sur les causes et les résultats de l’événement. Naturellement il s’étend sur l’assemblée tenue la veille, assemblée où Léon III se justifia par le serment purgatoire des méfaits qui lui étaient imputés. Puis ce fut Noël. Tous se rassemblèrent de nouveau en cette même basilique de Saint-Pierre.
« Alors le vénérable et bienfaisant pontife le couronna de ses propres mains de la très précieuse couronne et tous les fidèles Romains voyant sa protection, sa dilection pour la sainte Eglise romaine et son vicaire, s’exclamèrent à l’unanimité, à pleine voix, sous l’inspiration de Dieu et de saint Pierre, porte-clef du royaume des cieux « A Charles, très pieux auguste, couronné par Dieu, grand et pacifique empereur, vie et victoire. » Devant la confession du bienheureux saint Pierre apôtre, en invoquant quantité de saints, ce fut dit trois fois et il fut institué empereur des Romains par tous. Aussitôt le très saint président (antistes) et pontife oignit de l’huile sainte Charles, très excellent fils (de Charlemagne), comme roi en ce même jour de Noël. La messe terminée, après la cérémonie, le très sérénissime empereur présenta une table d’argent, etc... »
Remarquons le ton simple des deux narrations. Rien de bien extraordinaire ne semble s’être passé. Pour l’auteur des Annales du Royaume des Francs il semblerait que l’événement consiste dans une transformation de titre Charles était dit « patrice des Romains », désormais il sera dit « empereur des Romains ». L’abîme qu’il y a entre ces deux concepts, il l’ignore ou il fait semblant de l’ignorer. Le pape est au premier rang dans la biographie de Léon III. Cependant on ne cache pas que la dignité impériale est parachevée, conférée plutôt, par le peuple romain, et pour ce motif que Charles défend l’Eglise et aime saint Pierre et son vicaire. Romania et Eglise sont identifiées.
De tractations préliminaires pas un mot.
Et cependant on a cru trouver des preuves que le couronnement impérial se concevait à l’avance. Pas depuis très longtemps, il est vrai, car, en dépit des liens de reconnaissance et d’amitié qui liaient Hadrien Ier à Charles, il est certain que ce pape n’a rien envisagé de pareil.
L’initiative ne pourrait être antérieure à l’année 799. Elle ne pouvait venir de l’aristocratie et de la masse du peuple franc pour qui l’Empire était essentiellement chose des « Romains » d’Orient, tout au plus des Romains de l’Etat pontifical. L’idée première si elle s’est formée à la cour de Charles n’a pu naître que dans l’entourage érudit du roi, chez quelques savants ecclésiastiques, au reste fort peu nombreux, qui pouvaient avoir quelques notions de ce qu’était un empereur. On cite à l’appui de cette hypothèse quelques allusions des années 798 et 799. Par exemple un poème d’Angilbert à la gloire de Charles, composé à propos de l’entrevue de Paderborn avec Léon III (été de 799). Dans ce torrent de flatteries on trouve des épithètes comme « auguste », le mot « imperium ». Ont-elles une portée probante ? Charles est une personnalité auguste et son imperium, c’est son autorité. Les vers 84-88 contrarient même la théorie d’une allusion à une future dignité impériale : Charles y est proclamé supérieur à tous les autres souverains dans l’art de gouverner.
Quant au poème adressé à Charles par Théodulf, peu après la rentrée de Léon III à Rome (29 novembre 799), il ne renferme que des louanges banales à l’adresse du souverain, pour avoir protégé le pape. Angilbert et Théodulf sont des courtisans de l’entourage du roi. Le vague de leurs flatteries en l’année qui précède le couronnement impérial n’en est que plus significatif : s’il se prépare quelque chose ils n’en savent rien ou ne disent rien de précis.
Le protagoniste de la Renaissance carolingienne, l’Anglais Alcuin, s’est, à cette époque, retiré en l’abbaye de Saint-Martin de Tours, mais il garde des relations avec la cour et correspond avec le souverain. Ses lettres de l’année 799 ne manifestent d’intérêt que pour le sort de Léon III. L’une d’elles cependant, du mois de juin, prouverait que lui, au moins, souhaiterait la dignité impériale pour le roi des Francs :
« Trois dignités ont été jusqu’ici considérées comme les plus élevées du monde. La première est la dignité apostolique qui donne le droit de gouverner en qualité de vicaire le siège du bienheureux Pierre : le traitement qui lui a été infligé, vous-même me l’avez appris (allusion à l’attentat commis à Rome sur la personne de Léon III le 25 avril 799). La deuxième est la dignité impériale avec la puissance sur la seconde Rome (Constantinople) : par quel acte impie le maître de l’Empire a été dépossédé, non par des étrangers, mais par ses propres concitoyens, chacun le sait (Alcuin ne dit pas tout : Constantin VI a été détrôné et aveuglé par sa propre mère, Irène). La troisième est la dignité royale que Notre-Seigneur Jésus-Christ vous a donnée en partage pour faire de vous le chef des peuples chrétiens, plus puissant que le pape et l’empereur, plus remarquable par la sagesse, plus grand par la noblesse de votre gouvernement. Le salut des églises repose sur vous, le vengeur des crimes, le guide des égarés, le consolateur des affligés, l’orgueil des bons, c’est vous... (il presse ensuite Charles d’en finir avec les Saxons pour qu’ils deviennent de bons chrétiens)... Dieu vous a donné toute science pour que vous preniez soin de diriger son Eglise, de l’exalter et de la conserver dans le peuple chrétien.,. »
Jusqu’ici, rien qui puisse favoriser l’idée qu’Alcuin songe à l’Empire pour Charles. Les passages où il est dit que l’empereur a pour champ d’action la nouvelle Rome, c’est-à-dire Constantinople, la proclamation que Charles roi est supérieur à tous les autres souverains la contrarie, au contraire, d’une manière péremptoire. Mais lisons la suite :
« Qui pourrait dire quelle récompense Dieu réserve à votre dévouement sans limites ? L’œil ne voit pas, les oreilles n’entendent pas, le cœur de l’homme ne sait pas ce qu’il prépare à ceux qui l’aiment. »
Et dans un poème adressé à Charles partant pour Rome (août 799) on lit :
« Dieu t’a fait le maître de 1’Etat. Les vœux de tes serviteurs t’accompagnent. Rome, tête du monde (expression banale, qui a cours depuis des siècles), dont tu es le patron (patrice) et le pape, premier prêtre de l’Univers, t’attendent... Que la main du Tout-Puissant te conduise pour que tu règnes heureusement sur le vaste globe... Reviens vite, David bien-aimé. La France joyeuse s’apprête à te recevoir victorieux (de qui ?ce ne pouvait être que des Bénéventins) et à te recevoir au retour et à venir au-devant de toi les mains pleines de lauriers. »
Est-ce une allusion à l’Empire ? Peut-être un souhait, un pressentiment. Peut-être aussi une allusion à la Vie Eternelle, cette récompense que Dieu réserve, que l’œil ne voit pas, que les oreilles n’entendent pas, que le cour de l’homme ne sait pas.
Dans le poème qui fait suite à sa lettre pas un mot, pas une épithète qui fasse la moindre allusion à la dignité impériale. Le modèle qu’il propose à Charlemagne, et cela à satiété, ce n’est pas un empereur chrétien, tel Théodose, tel Constantin, mais David, le roi des Juifs.
Somme toute, la théorie de la surprise est celle qui se concilie avec le peu qu’on sache de ce qui l’a précédé. Il est vrai que Charlemagne a apporté des cadeaux, dont la fameuse table d’argent, mais c’était en vue de l’onction de son fils aîné et homonyme qui devait recevoir cette consécration des mains du pape, comme lui-même l’avait reçue avec son père et son frère des mains d’Etienne II quarante-six ans auparavant.
Charlemagne a-t-il vraiment voulu l’Empire ? A dire vrai nous n’en savons rien. S’il l’a voulu, c’était à une heure choisie par lui. On lui a fait violence, douce violence — dira-t-on — violence tout de même et il en a ressenti du mécontentement.
Qui a pris l’initiative du coup de théâtre ? Ce ne peut être que le pape Léon III. Au début de son pontificat (795) rien de pareil ne lui était venu à l’esprit. La preuve est fournie par la scène qu’il fit représenter dans la salle de réception (triclinium) du palais pontifical du Latran reconstruite sur son ordre. Salle magnifique. Les portes étaient de porphyre et de marbre, les murailles revêtues de plaques de marbre. Au fond, aux voûtes de l’abside, une mosaïque figurait le Christ entouré des douze apôtres, debout, sur un rocher, d’où s’écoulaient les quatre fleuves du Paradis. A gauche, inspirée de la fausse Donation de Constantin, la mosaïque représentait le pape Silvestre et l’empereur Constantin agenouillés devant le Christ ; à droite, une autre mosaïque montrait Léon III et Charles agenouillés devant saint Pierre. Le prince des apôtres remet de sa dextre au pape le pallium, insigne du pontificat, de la senestre à Charles un étendard semé de six roses rouges sur champ bleu ; au-dessus l’inscription Karulo Regi.
Ainsi nul besoin d’une consécration impériale pour que le pape Léon III figurât le roi des Francs comme le successeur de Constantin. Déjà en 778, Hadrien Ier disait de Charles qu’il était un nouveau Constantin et, à cette date, le pape datait encore ses bulles des années de règne de l’empereur régnant à Constantinople. Comme Alcuin, Léon III considérait donc que la royauté franque égalait et même dépassait la dignité impériale.
Mais depuis 795 les choses avaient bien changé à Rome. L’élection au pontificat du « vestiaire » Léon avait été vue de mauvais œil par les parents et obligés du feu pape Hadrien. Furent-ils écartés des faveurs de la cour ? C’est probable. Il est possible aussi que Léon III ait inquiété, blessé, même scandalisé ses propres fonctionnaires. Quoi qu’il en soit, le 25 avril 799, Rome fut le théâtre d’une de ces scènes hideuses qui se répéteront tant de fois dans son histoire ultérieure : au moment où Léon III se rendait à l’église Saint-Laurent, il fut entouré d’une bande armée et jeté à terre. Les chefs de la conjuration n’étaient autres que le primicier et le sacellaire, les plus grands dignitaires de la curie pontificale. Ils se saisirent du pape, tentèrent de lui arracher la langue et de lui crever les yeux. Après l’avoir roué de coups, ils le traînèrent au couvent de Saint-Eresme. La victime parvint à s’échapper. Un représentant de Charles, le missus Winigis, et le duc de Spolète accoururent et emmenèrent le pape à Spolète. De là il se hâta de rejoindre, à Paderborn, au cœur de la Saxe, son protecteur, le tout-puissant patrice et roi des Francs. L’accueil fut bienveillant et Léon III put regagner Rome, accompagné d’évêques et de comtes francs chargés de veiller à sa sécurité (29 novembre 799). Mais Charles voulut une enquête. Les conjurés chargeaient le pape d’accusations graves dont le détail est inconnu. Un an après, l’affaire était encore en suspens. C’est pour la terminer — elle bouleversait l’épiscopat en Gaule — que Charles se rendit à Rome en décembre 800. Sa présence intimida les ennemis de Léon III et dans la réunion qui se tint hors des murs, à Saint-Pierre, nul accusateur n’osa se présenter. Le procès eût pu être par là-même terminé, le pape, « souverain pontife » , n’ayant personne au-dessus de lui, selon le droit canonique. Cependant Léon III crut prudent de se purger des accusations portées contre lui par le serment prononcé publiquement à Saint-Pierre le 23 décembre.
Il ne lui échappait pas que sa situation demeurait instable à Rome. Son salut dépendait des bonnes grâces de Charles. C’est alors que l’idée dut mûrir en son esprit de s’attacher son protecteur par les liens de la reconnaissance en lui conférant une dignité éclatante. Mais le pape n’avait pas à conférer l’Empire et nul pontife n’avait jamais eu cette prétention exorbitante. Les précédents, au temps de la Rome païenne, nul ne les connaissait ou ne se souciait de les connaître. Pas davantage ne pouvait-on se représenter l’empire chrétien en Occident de Constantin à sa disparition en 476. Mais la curie romaine avait ses informations sur le seul empire qu’elle pût connaître, celui de Constantinople avec lequel elle entretenait des relations suivies. Légalement, l’Empire était conféré par le Sénat, confondu avec le Consistoire des hauts fonctionnaires de la cour, et, en fait, le plus souvent par un coup de force de l’armée. Ce dernier procédé ne pouvait convenir naturellement. La papauté n’avait pas de véritable armée, La seule force réelle était l’armée franque : elle était hors de cause, car l’Empire « romain » ne peut être conféré que par des Romains. Le Sénat avait cessé d’exister à Rome depuis le pontificat de Grégoire Ier, depuis deux siècles. A Constantinople, le patriarche couronnait l’empereur. C’était un devoir de sa charge, nullement un droit. Il parachevait l’élection, il n’en avait pas l’initiative. Après le couronnement, il faisait l’adoratio, c’est-à-dire qu’il se prosternait devant le nouvel empereur dont il devenait le premier sujet.
En Occident, rien ne subsistait qui pût permettre d’imiter ce qui se faisait en Orient. Il fallait innover, improviser même. Le peuple romain seul pouvait faire un empereur romain. Or, depuis les années 754 à 756, par une audacieuse et féconde usurpation, la papauté avait réussi à identifier à elle-même, comme son représentant, la Respublica Romanorum, entendons les débris d’Italie ayant échappé à la domination lombarde, sous la protection lointaine, au pouvoir mal défini du « patrice des Romains » et roi des Francs. En fait, le seul pouvoir agissant c’était le pape. Bon gré mal gré, Léon III seul pouvait être l’initiateur du nouvel état de choses, de concert, il est vrai, avec le peuple romain. Ce peuple c’était, outre le clergé et quelques grands aristocrates, la population misérable de la Ville ruinée, ne vivant que des charités de son évêque. Il n’était pas difficile de lui assigner un rôle qu’elle accepterait docilement dans la basilique de Saint-Pierre. Les formes de la cérémonie, la curie pontificale, en relations avec Constantinople, les connaissait. La préparation du cérémonial n’était ni difficile, ni longue à organiser et tout se passa à l’imitation de ce qui se faisait lors de l’inauguration d’un nouvel empereur dans la Rome nouvelle, y compris l’adoratio du pontife après le couronnement de l’élu.
Le geste de Léon III posant à l’improviste la couronne sur la tête de Charles agenouillé, au moment où il se relevait, devait avoir pour l’Europe une portée incalculable, ce dont Léon n’avait pas, à coup sûr, le moindre pressentiment.
« Les circonstances de fait s’effaçant de jour en jour dans l’oubli, il ne subsista plus dans la mémoire des hommes qu’une image significative : Charlemagne à genoux, Léon III lui imposant la couronne impériale 1. »
Ce concept ne se fit pas jour tout de suite, mais il triompha dès le temps des petits-fils du grand Empereur.
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CHAPITRE IV
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