Ferdinand Lot De l’Institut


Conquête de l’Aquitaine et de la Septimanie



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Conquête de l’Aquitaine et de la Septimanie. — Le désintéressement de Pépin des affaires d’Italie s’explique pour une bonne part par la nécessité de mener chaque année une expédition militaire. Après le triomphe d’Etienne II (757) « la terre se reposa de la guerre pour deux ans », répète le chroniqueur, reprenant l’expression biblique dont il s’était inspiré en 749, mais cette fois peu heureusement, car en 758, Pépin mena contre les Saxons une expédition, sans résultat, il est vrai.
Charles Martel n’avait pu s’emparer de la « Gothie » tombée au pouvoir des Musulmans. Pépin réussit là où son père avait échoué. En 752, l’alliance du « Goth » Ansemond lui permit d’occuper Nîmes, Maguelonne, Agde, Béziers. En 759, la conquête de la Septimanie, vainement entreprise à plusieurs reprises par les Mérovingiens, s’acheva par la prise de Narbonne. La population s’était soulevée contre la garnison musulmane.Elle livra la place sous condition qu’elle conserverait les lois gothiques, c’est-à-dire, le Forum judicum, compilé par le roi visigoth Recesvinth en 654, tout Romain de fond et chrétien d’inspiration.
Les affaires d’Aquitaine absorbèrent surtout l’activité de Pépin pendant les huit dernières années de son règne. Nul adversaire ne lui donna plus de mal que le duc Gaifier. Chaque année il dut diriger contre lui une expédition et, après le passage de la Loire, s’enfoncer plus ou moins profondément en Aquitaine. La tactique de Gaifier était de se dérober, d’offrir sa soumission, puis, l’armée franque de retour en « France » (Frantia), de se soulever de nouveau. Son oncle, fils d’Eudes, Remistaing, faisait de même ; les comtes aquitains également : leur ralliement à Pépin n’était qu’apparent. Si bien que chaque année tout était à recommencer. On distingue cependant dans les entreprises de Pépin une méthode. En 761, il poussa jusqu’à la capitale de l’Auvergne qui commence à être appelée Clermont, s’en empare, l’incendie et fait prisonnier le comte Bladin. En 762, il assiège Bourges « chef de l’Aquitaine », et s’en empare grâce à l’emploi de machines ; puis il fait relever les remparts, y établit une garnison. Gaifier s’avise alors de démanteler villes et châteaux, ainsi Poitiers, Limoges, Saintes, Angoulême, Périgueux. Ses partisans poussent des pointes jusqu’en Narbonnaise et en Lyonnais. Pépin riposte en dévastant l’Aquitaine jusqu’au cœur du pays, Limoges. Finalement, il descend jusqu’à la Garonne jusqu’à Agen. « Gascons et grands d’Aquitaine » firent leur soumission (766). Gaifier resta indompté. Pépin, après avoir installé, en mai, la reine Bertrade à Bourges, se mit à sa poursuite, mais inutilement. Le duc vit même revenir à lui son oncle Remistaing. Tous deux mirent à feu et à sang le Berry et le Limousin. Cette fois, Pépin était résolu à en finir. Au lieu de rentrer en « France », il envoya son armée hiverner en Bourgogne et s’installa avec la reine Bertrade à Bourges pour y passer l’hiver de 767-768. Après février 768, il dépêcha quelques comtes à la poursuite de Remistaing qui fut pris et pendu, pendant que lui-même poussait jusqu’à la Garonne.
« Les Gascons qui habitent au delà lui jurèrent fidélité, ainsi qu’à ses fils Charles et Carloman, et livrèrent des otages. »
Parmi les partisans de Gaifier des défections se produisirent. Abandonné, il s’enfuit en Périgord dans la forêt d’Edobola (forêt du Double en Dordogne). Pépin s’avança jusqu’en Saintonge divisant, pour la poursuite, son armée en quatre corps.
« Gaifier fut mis à mort par les siens, sur le conseil de Pépin — ce dit-on. »
Pépin rentra en triomphe à Saintes où l’attendait la reine.
L’Aquitaine était soumise, mais dévastée, mais profondément troublée. Pépin, tout de suite, entendit rassurer la population et ramener le calme. Non content de faire administrer le pays par ses comtes qu’il installa dans les cités, il promulgua à Saintes un capitulaire pour assurer aux églises la sécurité, les défendre contre les spoliations : les violences de Gaifier avaient été, au début, l’occasion de son intervention. En même temps, il garantissait aux fidèles la jouissance de leurs bénéfices, mais enjoignait à ceux qui détenaient des biens d’Eglise de le faire à titre de précaire. Enfin, il rétablissait la personnalité des lois : les Romains c’est ainsi qu’il désigne les Aquitains — devraient être jugés d’après les lois romaines et non d’après la loi salique.
La Bavière lui avait donné aussi bien des soucis. Le duc Tassillon III, qui devait le pouvoir à Pépin, auquel, devenu majeur, il avait prêté hommage et fidélité à l’assemblée de Compiègne, en 757, avait tout d’abord rempli ses devoirs de vassal en participant aux opérations d’Italie et d’Aquitaine. Il finit par se lasser de ces expéditions lointaines sans profit pour lui et son peuple. En 763, il fit défection et agit en prince indépendant. Pépin n’eut pas le temps de rappeler son neveu à l’ordre, comme il se proposait de le faire, lorsqu’il le vit repousser toute tentative de conciliation, même de la part du pape Paul Ier.
La politique étrangère de Pépin fut habile et heureuse. Il trouva moyen de ne pas rompre avec l’Empire, tout en maintenant fermement, ainsi qu’on a vu, son droit de disposer à son gré de la Respublica en Italie. Constantin V se le tint pour dit et rechercha son alliance. En 765, une ambassade vint solliciter la main d’une fille du roi des Francs pour le fils de l’empereur, mais sans succès. La diplomatie byzantine chercha-t-elle à entraîner Pépin et son peuple dans la querelle touchant le culte des « images » qui opposait violemment Rome et Constantinople ? C’est possible, car les Grecs se rendirent, en 767, à une assemblée, tenue à Gentilly, où il y eut dispute « entre Romains et Grecs sur le culte des images », et, ajoute l’annaliste, on ne sait pourquoi, « sur la sainte Trinité ». L’Eglise de Gaule ne condamnait pas comme Rome l’iconoclastie, poussée jusqu’au vandalisme, des souverains orientaux qui avaient horreur des représentations figurées des personnes divines et des saints. Bien au contraire elle se défiait de ce culte. Mais aucune rupture avec Rome ne sortit de ce concile. On doit croire que le roi ne voulut pas que rien se décidât sans l’avis de la papauté.
L’Eglise de Gaule, Pépin, comme son père, la tenait bien en main, mais d’une tout autre manière. Il lui faisait accepter son autorité par ses faveurs. Autant qu’il était en son pouvoir, il opérait la restitution des biens qui lui avaient été ravis. Il imposa aux fidèles l’obligation de lui payer la dîme de leurs récoltes, obligation que les Mérovingiens avaient été incapables de faire exécuter. Les détenteurs de biens d’Eglise, déjà tenus à verser un cens d’un dixième, durent prélever sur le reste un autre dixième, donner ce qu’on appela « dîme et none ». Lourde obligation dont les paysans, colons et serfs, supportèrent naturellement le fardeau.
Avec un souverain lointain, le khalife de Bagdad, Al Mansour, le roi des Francs entretint des rapports qui ne pouvaient être qu’excellents. Tous deux avaient le même ennemi, l’émir Abd-er-Rhaman, qui seul échappé du massacre des Ommeyades, organisé par la nouvelle dynastie des Abbassides, s’était réfugié en Espagne (755). Là, avec ses fidèles de Syrie, il réorganisait l’Espagne musulmane, qui se décomposait par suite des rivalités et haines séparant Maures et Arabes. Mais les relations étaient lentes en raison de la longue durée des voyages.En 768, Pépin vit revenir l’ambassade qu’il avait envoyée trois ans auparavant au « roi des Sarrasins, Amormuni », comme dit la chronique de Nibelung, laquelle prend le titre d’emir-al-moumenin (c’est-à-dire « commandeur des fidèles »), qu’il défigure, pour un nom de souverain. Elle était accompagnée d’envoyés du khalife. Pépin, alors à Chantoceaux (Maine-et-Loire), leur fit bel accueil et, par Marseille, les renvoya, chargés de présents.
Après avoir donné à Saintes son capitulaire de pacification, il se sentit souffrant. Par Poitiers, il se rendit à Tours, au tombeau de saint Martin. Il fit de grands dons aux églises et aux pauvres et pria le saint d’intercéder pour lui auprès de la Divinité. Accompagné de la reine et de ses fils, il gagna Paris et s’arrêta à Saint-Denis. Il comprit que c’était la fin. Il convoqua ducs, comtes, évêques et procéda à un « partage égal » du royaume des Francs. Il expira le 24 septembre 768. Ses fils, selon ses dispositions, l’ensevelirent au monastère de Saint-Denis où s’était écoulée son enfance.
La personne physique de Pépin est aussi inconnue que celle de tous les princes de ces temps. Le surnom de « Bref » ne lui a été appliqué que bien des siècles après son règne, quand on a reporté sur lui la légende du combat victorieux d’un petit homme contre un grand lion. Sa psychologie intime nous échappe. Mais ses actes autorisent un jugement sur son gouvernement et sa politique. Comme les autres Carolingiens, maires ou rois, il ne peut rien entreprendre d’assuré sans le concours des grands, laïques et ecclésiastiques. Il réussit à se concilier l’aristocratie, malgré des oppositions certaines, tant des derniers fidèles à la cause des Mérovingiens que des partisans du fils de Carloman, Drogon, écarté du pouvoir. L’Eglise, on l’a dit, avait besoin de lui et lui obéit. Sa politique étrangère est sage. L’absolu désintéressement dont il fit preuve dans la constitution de l’Etat pontifical, tourna à son avantage. Roi « très pieux », il s’assure l’appui moral de la papauté qui interdit aux Francs de choisir jamais un roi en dehors de sa race. Sa piété, naïve parfois, mais intense, lui confère une auréole : il est, depuis 751 et 754, plus qu’un simple laïque, il est un roi selon le cœur de l’Eternel, un nouveau David.
En vérité, quand on passe en revue son règne, il semble qu’on sorte de la barbarie antérieure. Pépin, élevé à Saint-Denis où il a puisé une certaine culture, est un souverain civilisé. Il est le premier en date des rois « très chrétiens » du Moyen Age français.
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CHAPITRE II

Charlemagne jusqu’au couronnement impérial

Les débuts


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Peu avant sa mort, Pépin avait procédé au partage de ses Etats entre ses deux fils, Charles et Carloman. De tous les partages, ce fut le plus singulier. Le lot de l’aîné, Charles, enveloppait en demi-cercle le lot du puîné, Carloman. Partant des Pyrénées, au Conserans (Saint-Lizier), il atteignait la Garonne à Agen, comprenait l’Angoumois, Poitiers, Tours, Le Mans, Evreux, Beauvais, Noyon, Maestricht, Cologne, Mayence, Worms, Spire, et, sur la rive droite du Rhin, la Hesse avec le Nordgau bavarois, la Thuringe et, tout au Nord, la Frise. A l’intérieur du cercle, Carloman avait la Septimanie, le Toulousain, l’Aquitaine orientale (Auvergne, Limousin, Berry), la Bourgogne, en Neustrie et en Austrasie Blois, Paris, Soissons, Reims, Metz, Trèves, Strasbourg, l’Alemanie, la Transjurane, les Alpes, la Provence.
Une disposition aussi étrange ne peut avoir qu’une explication, Pépin réservait au puîné les régions pacifiées, confiant l’aîné les régions mal soumises ou exposées aux soulèvements et attaques des Bretons, Saxons, Bavarois.
Charles était né un 2 avril, probablement en 742. Sa mère, Bertrade, plus connue sous la forme abrégée de Berthe, était fille d’un comte de Laon, nommé Charibert. Ce dernier nom appartenait à l’onomastique des rois mérovingiens, ce qui rend plus que probable que Charibert était descendant d’un des innombrables bâtards issus de cette race. Berthe ne fut épousée par Pépin qu’après la naissance de Charles, peut-être vers 749. Lorsque le biographe de Charlemagne, Eginhard, nous dit que ni dans les livres ni dans les entretiens qu’il a eus, il n’a rien trouvé sur la naissance et l’enfance de son héros et que, pour cette raison, il préfère n’en rien dire, il est permis de ne pas ajouter foi à son assertion : on voulait jeter un voile sur ce point. Il est étrange que Pépin, élevé au monastère de Saint-Denis, n’ait pas jugé utile de donner à son aîné l’instruction que lui-même avait reçue. Cependant, il voyait bien en lui son continuateur véritable. On a dit que, en décembre 753, il l’avait chargé, malgré son jeune âge, d’aller à la rencontre du pape Etienne II. Charles avait participé, avec son père et sa mère, à la cérémonie par laquelle le souverain pontife conféra l’onction royale.
Les deux frères furent sacrés le même jour, 9 octobre 768, Charles à Noyon, Carloman à Soissons, donc en vieux pays neustrien. En dépit du partage, Pépin avait espéré qu’un accord subsisterait entre ses fils et qu’une unité, au moins idéale, du « royaume des Francs » subsisterait. Il n’en fut rien. Un nouveau soulèvement des Aquitains provoqué par Hunaud II s’étant produit en 769, Carloman refusa de prendre part à l’expédition que Charles entreprit et avec succès puisqu’il mit en fuite Hunaud, puis se le fit livrer par Loup, duc des Gascons.
La divergence des vues se manifesta ensuite dans une question très grave, l’attitude à adopter vis-à-vis du roi des Lombards, Didier. Il avait dû le trône à l’appui de la papauté et à l’intervention des Francs. Ses promesses à l’égard de saint Pierre, il ne les tenait pas. Après la mort de Pépin, il s’enhardit. Pour prévenir toute opposition franque, il négocia le mariage de deux de ses filles avec Charles et Carloman et aussi de son fils Adalgis avec Gisèle, sœur des jeunes princes francs.
Sous l’influence de sa mère Berthe, séduite par l’alliance lombarde, Carloman était favorable à Didier. Charles, au contraire, tenait pour le nouveau pape Etienne III. L’obstacle, c’était que les deux jeunes rois étaient mariés, tout au moins pères. Charles avait eu Pépin, dit le Bossu, d’Himiltrude, Carloman deux fils de Gerberge. En dépit des véhémentes protestations du pape, les mariages lombards se firent. Subissant l’ascendant de sa mère, Charles lui-même, répudia Himiltrude et épousa Désirée (Desiderata), fille de Didier, le 25 décembre 770. Didier se crut alors tout permis. En mars 771, sous prétexte de pèlerinage, il campe sous Rome, au Vatican. Epouvanté, Etienne III a la faiblesse de lui livrer le primicier et le secondicier, les premiers personnages de la curie pontificale. Didier les fit torturer et mettre à mort. Le pape poussa la lâcheté jusqu’à accuser les victimes dans une lettre adressée aux rois francs. Ceux-ci ne furent pas dupes. Charles répudia Désirée et Carloman se préparait à aller châtier le Lombard quand il mourut subitement le 4 décembre 771. Il n’avait que vingt ans. Il laissait de Gerberge deux fils en bas âge. Conformément aux idées du temps, Charles eût dû leur servir de protecteur jusqu’à leur majorité, puis leur distribuer la part du « royaume » concédée à leur père par Pépin. C’eût été la dislocation de l’Etat franc. Charles rallia les fidèles de Carloman et se saisit de l’ensemble du pouvoir à Samoussy en Laonnais. Gerberge et ses enfants, accompagnés d’un seul partisan, le duc Auchier (l’Ogier des légendes), s’enfuirent en Italie et trouvèrent un asile auprès du Lombard. L’unité de l’Etat franc était sauvée, mais au prix d’un passe-droit dont plus d’un garda le souvenir tenace.
En dépit de cette unité retrouvée, le règne de Charles à partir de ce moment déborde le cadre de l’histoire de France. Roi des Lombards, conquérant de la Saxe, de la Bavière, d’une partie de l’Espagne, patrice des Romains, puis empereur. Charlemagne cesse de nous appartenir en entier. La future France n’est qu’une partie de ses Etats et, en dépit de la légende, ce n’est pas celle qui retient le plus son attention. Il en sera de même du règne de Louis le Pieux. Sans l’importance d’ordre général qui s’attache aux soixante-dix années qui s’écoulent entre 771 et 840, nous serions en droit de n’en pas traiter. Nous retiendrons seulement les grandes lignes de ces règnes, n’insistant que sur l’événement du 25 décembre 800 qui, s’il eût produit des conséquences durables, aurait eu pour résultat qu’il n’y aurait pas eu d’histoire de France.
Les affaires d’Italie
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Au misérable Etienne III avait succédé sur le siège de saint Pierre, un personnage d’une tout autre trempe, un noble Romain, Hadrien Ier février 772). Quand il vit Didier s’emparer de la Pentapole et marcher sur Rome, le nouveau pape mit la ville en état de défense à l’aide des milices de l’Etat pontifical et appela Charles à son secours.
Didier avait commis l’imprudence d’exiger d’Hadrien le sacre des jeunes enfants de Carloman, ce qui ne pouvait qu’inquiéter Charles et provoquer son hostilité. Mais il savait aussi que dans son entourage le roi des Francs rencontrait une opposition résolue à tout projet d’une nouvelle guerre contre les Lombards. Charles en effet ne se sentait pas les mains libres. Il tenta de négocier avec le Lombard, mais sans résultat sérieux. Il se décida alors à la rupture. En juillet 773, l’armée franque fut assemblée à Genève. Pour passer les Alpes il la divisa en deux. Une partie sous Bernard, son oncle, devait passer par le Mont-Jou (le Grand Saint-Bernard), tandis que lui-même prenait le commandement de l’autre, qui franchit les Alpes au Mont-Cenis. Le passage fut difficile et Charlemagne faillit être abandonné. Heureusement, les troupes postées par le Lombard aux « cluses » (défilés), prises de panique, s’enfuirent. En septembre, Didier s’enferma dans Pavie. Son fils Adalgis s’était réfugié à Vérone avec la famille de Carloman et le duc Auchier. Mais Gerberge préféra se rendre avec ses fils et Auchier, tandis qu’Adalgis s’échappait et gagnait Constantinople. L’effort des Francs se concentra dans le siège de Pavie. Il traîna. Au printemps de 774, Charles crut possible de s’éloigner un instant pour aller prier à Rome sur le tombeau de saint Pierre et visiter les églises de la Ville Eternelle, lors des fêtes de Pâques.
Le pape ne s’attendait nullement à cette visite. Elle n’était pas sans l’inquiéter. Depuis la fuite de l’armée lombarde aux « cluses » des Alpes, les soumissions à l’Etat pontifical se multipliaient. Au cour de l’Italie, le duc de Spolète se reconnaissait son sujet. Il en était de même de quantités de villes situées même en dehors de l’Etat pontifical tel que l’avait constitué Pépin en 756. La papauté avait moins besoin des Francs. D’autre part, Charles pouvait s’offusquer de cet accroissement de 1’Etat pontifical. Hadrien Ier n’en fit pas moins à son auguste et redouté protecteur une brillante réception, imitée du cérémonial qui accompagnait jadis l’entrée à Rome de l’Exarque, représentant de l’Empereur. Le 2 avril, veille de Pâques, Hadrien reçut le roi à Saint-Pierre. Il y eut force politesses et embrassades, serments mutuels. Charles visita les sanctuaires de Rome. Toutefois, chaque soir, il regagna les « prés de Néron » où se dressait l’église Saint-Pierre, alors située hors les murs, comme si le « patrice des Romains » lui-même ne pouvait résider dans Rome, exclusive propriété de son évêque. Rassuré par la profonde piété du visiteur et sa candeur, quand il s’agissait de choses d’Eglise, d’Eglise romaine, Hadrien obtint du roi un acte de limitation de ses droits de maître éventuel de l’Italie. On prévoyait la chute de l’Etat lombard. Vainqueur, Charles n’aurait-il pas le droit de supprimer l’Etat pontifical constitué par son père ? La seule raison d’être de cet Etat était le danger que présentaient les Lombards. Leur royaume supprimé, le roi des Francs et « patrice des Romains » était désormais le protecteur. Le Saint-Siège n’avait plus rien à craindre, donc plus rien à garder de ce qu’il s’était fait concéder, contre le droit public, en 754. Mais ce raisonnement ne vint certainement pas à l’esprit de Charles. Bien au contraire, quand Hadrien, le 6 avril, le pria de confirmer la donation de son père, il accepta et l’acte solennel fut déposé sur la confessio, sur le tombeau de saint Pierre. Or le texte qu’on lui présenta comme simple confirmation de la donation que son père et lui-même avaient souscrite, donation dont les termes n’avaient pu être retenus par lui, alors jeune enfant, était singulièrement plus étendu. Outre la Pentapole et l’Exarchat, fortement dilate au Nord-Ouest, le roi concédait la Toscane entière avec la Corse, les duchés de Spolète et de Bénévent, l’Istrie et, qui plus est, la Vénétie, région relevant toujours de l’Empire byzantin. Ce document révèle chez le pape des prétentions tellement impudentes, chez le roi une naïveté et une absence de sens politique tellement effarantes, que les historiens en demeurent confondus et s’ingénient à tenter des explications. Peut-être Charles, s’est-il laissé intimider par la présentation du fameux Constitutum Constantini dont on a parlé plus haut. Qu’il ait été fabriqué par la chancellerie romaine sous Etienne II, ou, comme nous inclinons à le croire, sous Hadrien Ier, cette grossière falsification est une preuve irrécusable que la Cour de Rome se croyait assurée, et non sans raison — qu’elle pourrait tout faire accepter de la piété naïve des Francs.
Certes une politique, plus qu’une politique, un instinct infaillible, avait guidé la papauté dans son entreprise, en apparence insensée, de se constituer un Etat temporel. Ce n’était pas simplement par répugnance patriotique de Romain qui ne voulait pas devenir Lombard. C’était par le juste sentiment que, devenu sujet lombard, le souverain pontife ne serait plus que l’évêque de Rome. Sujet d’un prince d’origine barbare, quelle autorité aurait-il pu exercer spirituellement sur les parties encore « romaines » du monde méditerranéen ? Vraiment captif dans Rome, devenue une autre Ninive, quelles relations eût-il pu entretenir avec les princes chrétiens de Gaule, d’Espagne, de Grande-Bretagne, d’Irlande ? Fatalement les liens se seraient relâchés entre les membres du monde chrétien. La revendication, parfaitement illégale « du duché de Rome », de la Pentapole, de l’Exarchat qui fournissait au Saint-Siège un point d’appui sur la Terre, pouvait passer pour une inspiration de salut pour la papauté et de la chrétienté, au moins en Occident. Mais, une fois le danger lombard écarté, qu’était-il besoin d’augmenter l’étendue des Etats du Saint-Siège, alors que Rome était protégée par des princes francs, profondément religieux et respectueux ? Qu’était-il besoin surtout de fabriquer une pièce impudente donnant à son évêque le pouvoir temporel sur tout l’Occident 1 ? Hadrien Ier commettait une grosse imprudence, le Carolingien pouvant se cabrer et tout casser. Mais le pape se laissa égarer par la candide bonne foi de sa dupe, sans se rendre compte qu’un revirement surviendrait un jour ou l’autre. Naturellement, si confiant fût-il dans la sincérité du Pontife, Charles ne pouvait admettre que le Constitutum Constantini répondît au temps présent, mais il dut être impressionné par ce document —, ce qui peut expliquer qu’il ait accepté l’accroissement invraisemblable de territoire de l’église de Rome, sans se rendre compte qu’il dépassait les engagements de son père et qu’on le trompait en prétendant qu’il se bornait à les renouveler.
Après s’être laissé jouer par le pape, Charles retourna au siège de Pavie. Didier se rendit au début de juin. Charles l’envoya finir ses jours en France, au monastère de Corbie. Il prit pour lui le titre de « roi des Lombards » qu’il ajouta à sa titulature « roi des Francs et patrice des Romains », puis il rentra en France ayant détruit le royaume lombard sans livrer une seule bataille véritable.
Ces succès étaient trop rapides pour être durables. Hadrien Ier vit se soulever contre lui les gens de 1’Exarchat, à l’instigation de l’archevêque de Ravenne. Comme cette ville, siège de l’Exarque, avait été pendant deux siècles la capitale de l’Italie, l’évêque métropolitain se considérait comme occupant une situation à part lui conférant une large autonomie vis-à-vis de l’évêque de Rome. L’archevêque Léon mit la main sur les villes de l’Exarchat et alla trouver Charles. Le roi laissa les choses en l’état et le pape ne put recouvrer l’Exarchat qu’à la mort de Léon, ce qui ne peut s’expliquer que si, déjà, un revirement s’opérait dans l’esprit de Charles comprenant que le 6 avril on avait abusé de sa piété. C’est qu’il avait pour l’instant une grave affaire sur les bras. Les ducs lombards de Spolète et de Bénévent, de Chiusi, du Frioul, conspiraient pour rétablir le fils de Didier, Adalgis. Seul le duc du Frioul se souleva. Il fut tué et le duché fut supprimé, partagé en comtés confiés à des Francs (avril 776). L’année suivante, Charles reparut en Italie, rappelé par une révolte du duc de Bénévent.Occupé par les troubles de Bavière et de Saxe, il ne put revenir à Rome qu’en 780.
Quand le pape demanda de lui soumettre le duché de Spolète et la principauté de Bénévent récalcitrante, la Toscane, la Corse, et, en outre, des restitutions de « patrimoines de saint Pierre » pouvant entraîner une guerre avec l’Empire byzantin, représenté par le patrice de Sicile et duc de Naples, Charles se déroba. Il négocia avec le prince lombard de Bénévent, Arichis, refusa la Toscane, s’attribua pour lui-même le duché de Spolète et, loin de faire la guerre à l’Empire, accepta la proposition de l’impératrice Irène de fiancer au jeune « basileus » Constantin VI (781) une fille du roi franc, Rotrude.
Les luttes incessantes menées par Charles en Germanie ne lui laissaient pas la possibilité de gouverner directement l’Italie. Il se remit de ce soin à un de ses fils, Pépin, qu’il fit roi des Lombards, sous la direction, vu son jeune âge, d’un cousin, Adalard. Le Nord fut divisé en comtés administrés par des comtes francs.
Charles fut rappelé en Italie en 787 pour mettre fin aux empiétements d’Arichis. Il s’empara de Capoue et imposa ses conditions au prince de Bénévent. N’ayant plus de ménagements à garder avec lui, le Franc se fit livrer Capoue, Aquin, Teano, des « patrimoines » et en fit cadeau au Saint-Siège. On ne saisit pas très bien pourquoi il lui céda aussi le sud de la Toscane avec Orvieto, Viterbe, Grosseto, Piombino. On a supposé que Charles craignait à ce moment un rapprochement entre la papauté et l’Empire. Le Saint-Siège, en dépit de ses usurpations éclatantes sur la Respublica n’avait jamais rompu officiellement avec Constantinople et, même sous Hadrien Ier, continuait à dater ses bulles de l’an du règne de l’empereur, comme s’il le reconnaissait comme son légitime souverain. Le pape cesse de le faire à partir de 781, mais date de son propre pontificat, non de l’an du règne du patrice des Romains, roi des Francs. Or, l’impératrice Irène venait de faire condamner l’iconoclastie au concile œcuménique de Nicée, ce qui ne pouvait que combler de joie l’église romaine et la rapprocher de l’Empire. C’est ingénieux, mais incertain.
Arichis mourut en avril 787. Hadrien Ier eût bien voulu que Charles annexât le Bénéventin, puis le lui concédât. Charles ne s’y prêta pas. Il mit sur le trône Grimoald, fils d’Arichis, et même il ne tint pas sa promesse de cession des territoires bénéventins faite à la papauté l’année précédente, en dépit des gémissements et récriminations d’Hadrien. C’est qu’il avait sur les bras une guerre avec Byzance et avait besoin des Bénéventins. Irène avait rompu déjà les fiançailles de son fils avec Rotrude. L’impératrice s’avisa de soutenir les revendications an trône lombard du fils de Didier, Adalgis. Mais le prétendant fut défait par les contingents bénéventins et spolétains convoqués sur l’ordre de Charles (788). Par la suite, il est vrai, en dépit d’expéditions menées de 791 à 802 le prince lombard de Bénévent ne put jamais être complètement soumis.
Finalement le Saint-Siège dut se contenter du duché de Rome, de l’Exarchat, de la Pentapole et des territoires intermédiaires de Pérouse, Amelia et Todi. Même le duché de Spolète, qui barrait les communications entre Rome et la Pentapole, lui échappa. Les rêves de domination sur l’Italie péninsulaire et insulaire ne purent se réaliser.
Hadrien Ier mourut le 26 décembre 795. Charles le pleura sincèrement. En dépit de refroidissements passagers, l’accord de ces deux hommes avait seul pu maintenir de bons rapports entre les deux grands principes qu’ils représentaient, car, ainsi qu’on l’a fait justement observer 1, aucun pas ne fut fait dans une voie constitutionnelle.
A Rome et dans les parties de l’Italie qu’il parvint facilement à se faire céder, le pape agit en maître absolu. Il ne rompit jamais ouvertement avec Byzance et on vient de dire que jusqu’à 781 il data ses actes de l’an de règne de l’empereur de Constantinople. En fait, tout vestige de l’autorité impériale disparut là où dominait l’évêque de Rome. Il conclut des traités, bat monnaie à son effigie, lève des forces armées de sa propre autorité et, à partir de 781, date ses bulles de son propre pontificat. Il exige le serment de fidélité de la population.
Et cependant, il n’était pas absolument indépendant. Dès 754 il avait conféré à Pépin et à ses fils le titre de « patrice des Romains ». N’était-ce pas lui reconnaître une sorte d’autorité, sur les parties de l’Italie demeurées « romaines » puisqu’il confondait audacieusement la respublica Romanorum avec les Etats de saint Pierre ? En bonne logique, oui, évidemment. Mais la logique juridique, la précision constitutionnelle, étaient choses dont la papauté devait se garder à tout prix. Le « patrice », dans son idée, devait être le défenseur de la respublica, autrement dit de l’Etat pontifical. Il réclamait de lui des devoirs et cherchait à ne lui reconnaître aucun droit qui ne fût simplement honorifique. Les circonstances firent que Pépin, puis ses fils, ne se soucièrent pas du patriciat, tant qu’ils n’eurent pas d’établissement ferme et durable en Italie. A partir de la conquête de la Lombardie il ne pouvait plus en être de même. En dépit de sa profonde piété, de sa révérence envers la chaire de saint Pierre, Charles était fatalement amené à faire valoir ses droits de patrice. Quels droits ? Lui-même ne le sut jamais très bien et ne chercha pas à les formuler d’une manière expresse. Une mesure de sécurité inévitable l’obligeait à exiger, lui aussi, le serment de fidélité de tout homme majeur de l’Etat pontifical. Toute personne qui s’estime lésée par le pape ou ses agents, peut, en conséquence, être en droit de porter sa plainte au maître, envers qui son serment l’a engagé, car les devoirs du fidèle et du protecteur sont réciproques. Et Charles ne se fait pas faute d’accueillir les plaintes. Hadrien réplique, mais avec mesure, amicalement, pour ne pas risquer de ces conflits ouverts où il n’aurait pas eu le dessus. « On vécut sur des cotes mal taillées, sur des arrangements provisoires et tacites 1. » Au fond, il en sera toujours ainsi à travers les siècles entre l’Eglise et l’Etat. On se supportera, l’un des deux pouvoirs empiétant sur le domaine de l’autre selon l’occurrence. On vivra en symbiose, nulle réelle fusion n’étant possible.
Une prétention que Charles eût pu élever, c’était d’intervenir dans l’élection du souverain pontife. Il s’y refusa, ou même n’en eut pas l’idée, quand il s’agit de donner un successeur à Hadrien Ier. Le « protovestiaire », grand dignitaire de la curie romaine, Léon III, fut élu librement. Il fit part de son élection au patrice et roi des Francs et des Lombards, lui envoya les clefs de la « confessio » de Saint-Pierre, politesse sans conséquence, mais aussi l’étendard de la ville, ce qui était reconnaître son autorité militaire. En même temps, il priait Charles d’envoyer à Rome des représentants chargés de faire prêter au peuple le serment de fidélité, double serment, l’un au pape nouveau et l’autre au patrice. Le patrice et roi répondit favorablement à cette demande, s’engagea à protéger l’église de saint Pierre. En même temps, il donna au nouveau pape de bons conseils, et réclama de sa part comme devoir essentiel de prier pour lui — tout comme un évêque franc. En la personne de Léon III, la papauté prenait extérieurement vis-à-vis de son protecteur une attitude plus que déférente.
Les affaires de Germanie
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Le duc de Bavière Tassillon avait épousé une des filles de Didier, Liutberge. Celle-ci poussa son mari à venger son père. Tassillon hésita longtemps à rompre avec Charles. En 778 il envoya même son contingent à l’expédition d’Espagne. Mais ensuite il adopta une attitude de pleine indépendance que le roi des Francs et des Lombards ne supporta pas. A l’assemblée de Worms, tenue en 781, Tassillon dut venir renouveler les engagements de vassalité pris antérieurement envers Pépin. Il ne les tint pas. Menacé et par Charles et par le pape Hadrien, il leva une armée, mais, abandonné, il dut, le 3 octobre 787, se rendre au camp de Lechfeld, près d’Augsbourg, renouveler ses engagements vassaliques, cependant que les Bavarois prêtaient directement serment de fidélité au roi des Francs. Ensuite il recommença ses intrigues, s’alliant même aux Avars païens de Pannonie. Capturé, il fut jugé à l’assemblée d’Ingelheim qui le condamna à mort comme déserteur et traître (788). Charles lui fit grâce de la vie et l’envoya finir ses jours au cloître. La Bavière perdit son autonomie. Son administration fut confiée à des comtes francs et l’Eglise bavaroise fut réorganisée : le clergé reçut une meilleure instruction et, en 798, Charles obtint de la papauté l’érection de Salzbourg en archevêché. Les abbayes furent soumises à l’autorité épiscopale et données à des ecclésiastiques de « France »
Mais la grande et redoutable affaire fut la conquête et la conversion de la Saxe. Elle occupa trente années de la vie de Charles.
Depuis plus de deux siècles, les rapports entre Francs et Saxons étaient mauvais. Les Saxons devaient s’acquitter envers les Francs d’un tribut de bétail. En fait, à la première occasion, ils dirigeaient des expéditions de pillage contre l’Austrasie, la Hesse ou les régions soumises aux Francs, telle la Thuringe. Le plus souvent, ils choisissaient pour ces incursions le moment où le souverain des Francs était retenu par une expédition à l’autre extrémité du royaume. De retour, le roi guerroyait contre les Saxons, puis rentrait en France. Au bout d’un intervalle de temps plus ou moins long, tout recommence.
Cette répétition monotone d’incursions et de répressions se reproduit en 772. Les Saxons du centre, de la vallée de la Weser, les Angariens, dévastent la Hesse. Charles riposte en allant détruire leur sanctuaire, l’Irminsul, l’arbre sacré. L’année suivante, les Angariens se jettent de nouveau sur la Hesse et les Westphaliens sur la Frise. De retour d’Italie, Charles les châtie en 775.
Il ne songe pas encore à opérer la conquête de la Saxe, mais il inaugure une tactique nouvelle. Il s’empare de points fortifiés et les garde, Ehresburg sur le Diemel, Sigisburg sur la Ruhr ; enfin, en 776, de retour du Frioul, il construit une place forte aux sources de la Lippe. La frontière se trouvait reportée du Rothaargebirge jusqu’au cours de la Lippe au Nord. Intimidés, quantité de Saxons se rendirent pour faire leur soumission à l’assemblée où Charles convoqua ses sujets francs, au cour de la Westphalie, dans la vallée de Patrabrunnen (Paderborn). Quelques-uns offrirent de se faire baptiser. Charles se trompa sur l’ampleur de ce mouvement et entreprit de fonder des évêchés et des abbayes en Saxe. En réalité, la grande majorité des Saxons se refusait au christianisme propagé par l’ennemi héréditaire, le Franc. Aussi, lorsque, profitant de l’expédition de Charles en Espagne (778), un noble Westphalien, Widukind, se mit à la tête du parti païen, qui s’identifiait avec le parti de l’indépendance, fut-il suivi par ses compatriotes. Les prêtres et les partisans des Francs furent massacrés et la région franque de la rive droite du Rhin mise à feu et à sang. Il fallut deux années (779-780) à Charles, pour venir à bout de la Saxe qu’il traversa jusqu’à l’Elbe.
Alors se précise en lui le dessein de ne plus se contenter d’une sorte de protectorat sur la Saxe, mais de l’annexer à l’Etat franc. De retour d’Italie, en 782, il divise le pays en comtés, et, pour se rallier l’aristocratie, demeurée une classe distincte des simples hommes libres chez les Saxons, il prit parmi elle les comtes. Mais Widukind revint de Danemark où il s’était réfugié et souleva le parti païen. Les missionnaires et les convertis furent mis à mort. Une armée franque levée en Austrasie attaqua sans préparation suffisante les Saxons retranchés dans la chaîne de montagnes du Suntdal dominant la Weser, et fut détruite. Le chambrier Adalgis, le connétable Gilon, le comte du Palais Worad, quatre comtes, vingt grands personnages périrent. C’était le plus grand désastre qu’une armée civilisée eût subi en Germanie, depuis la destruction des trois légions de Varus dans le Teutoburg en l’an 9.
Charles comprit que son œuvre était ruinée, s’il ne réagissait pas aussitôt. Avec des forces nouvelles, il se porta en Saxe au confluent de l’Aller et de la Weser. Sa seule venue suffit pour mettre en fuite Widukind. Sommés de dénoncer ses partisans, les nobles saxons désignèrent 4.500 de leurs compatriotes. Le Franc les fit tous exécuter en un seul jour à Verden. Cette barbarie manqua son but. Widukind reparut et il fallut trois campagnes à Charles pour abattre la Saxe (783, 784, 785). Découragé, Widukind fit sa soumission et accepta de recevoir le baptême : Charles fut son parrain.
Le roi franc procéda aussitôt à l’organisation du pays. Le but de sa conquête était avant tout religieux. Dès qu’il la crut achevée, il la notifia à Hadrien qui fit célébrer dans les églises, trois jours d’actions de grâces. Des sièges épiscopaux furent fondés à Brême, Verden, Mind en, complétés plus tard sous Charles et ses successeurs par Osnabrück, Munster, Paderborn, Hildesheim, Haberstadt. Naturellement des monastères ne tardèrent pas à se fonder.
En même temps, un rigoureux « capitulaire saxon » interdisait le culte des arbres, des sources. Il punissait de mort les sacrifices humains, la crémation des cadavres, le meurtre d’un évêque, prêtre, diacre, le vol à l’intérieur des églises, le refus du baptême, l’inobservance du carême. Il va sans dire que l’infidélité envers le roi était également passible de la peine capitale.
Mais il n’entrait nullement dans les desseins des princes de ces temps d’unifier les lois et coutumes. Les Saxons gardèrent leurs lois, leur hiérarchie sociale en quatre classes, nobles (ethelings), libres (frilings), demi-libres (lazzi), serfs. Une assemblée franco-saxonne réunie à Aix-la-Chapelle, en 797, se borna à adoucir certaines dispositions trop rigoureuses du droit saxon et à remplacer le plus souvent la peine capitale par le versement d’une amende, à l’imitation de la « composition » franque.
Même après la soumission de Widukind, l’esprit de résistance ne disparut pas en Saxe. Dès que le maître s’éloigne, la révolte gronde et éclate. L’historien se lasse à suivre année par année la suite des soulèvements et des répressions. Les expéditions de Charles, qui y associe son fils aîné, son homonyme, n’arrêtent pas de 792 à 797. Même quand l’Ostphalie fut abattue, il fut nécessaire de soumettre la région entre l’Elbe et l’Eider (où commençait le Danemark), la Nord-Albingie, à la fin du siècle. On finit même par s’en désintéresser et par abandonner le pays au peuple slave des Obotrites installés dans le Mecklembourg actuel. Il faut descendre jusqu’en 803, 804 même, pour que les derniers sursauts de résistance disparaissent. En cette dernière année, il fallut encore déporter 10.000 Saxons.
La conquête et la christianisation de la Saxe constituent l’événement durable, capital, du règne de Charlemagne. Seul il a rendu possible la constitution, au Xe siècle, d’une nation nouvelle, l’Allemagne. Sans la Saxe, la juxtaposition des peuples germaniques, Francs de l’Est, Alamans, Bavarois, Thuringiens, Frisons, puis leur union en un seul corps, eût été inopérante. Il va sans dire que Charlemagne n’a prévu, ni voulu rien de pareil. Le concept même d’« Allemagne » lui échappait entièrement ainsi qu’à tous ses contemporains. Mais le Destin voile le résultat de leurs actes aux forces historiques qu’il suscite.
Autour de la Saxe, des régions demeuraient encore inquiétantes qu’il importait de soumettre.
La partie orientale de la Frise, jusqu’à l’embouchure de la Weser, avait de fait échappé à l’Empire des Francs et demeurait rebelle à l’apostolat des missionnaires que l’évêché d’Utrecht lui députait. Pour christianiser la région il fallut, comme pour la Saxe, tout d’abord, la conquérir. Ce fut chose faite vers 790. On ne crut pas utile ou possible cependant d’y constituer un évêché. La région fut attachée à un nouvel évêché westphalien, celui de Munster. Comme pour les Saxons, Charles ne changea rien aux lois et coutumes des Frisons. Il fit rédiger la « loi des Frisons » et la fit adopter avec des retouches que demandaient les circonstances par une assemblée mixte tenue à Aix-la-Chapelle vers 802.

Les affaires d’Europe centrale et septentrionale
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Au cœur de l’Europe subsistait une puissance redoutable longtemps menaçante, celle des Avars. Ce peuple asiatique, un des rameaux de la race turque, s’était installé en Pannonie (Autriche-Hongrie) au milieu du VIe siècle et, ainsi qu’on a vu, son arrivée avait provoqué l’exode des Lombards en Italie avec les contre-coups si graves pour l’Italie et l’Europe de cette conquête.
Les Avars constituaient un danger permanent pour la Bavière et l’empêchaient de s’étendre le long du Danube et dans les Alpes orientales. Ils étaient en outre imperméables à tout apostolat chrétien. Charles entreprit avec vigueur et mena avec esprit de suite, la destruction de l’empire avar. Il commença la guerre en 791 et associa aux Francs des Saxons et des Frisons convertis. Ce fut très dur, aussi dur au moins que la soumission de la Saxe. Chaque année, Charles mena une expédition en descendant le cours du Danube, pendant qu’un de ses fils, Pépin, partant d’Italie, prenait de flanc l’ennemi par le Frioul et la Carinthie. L’année 795 vit enfin un grand succès. Eric, marquis de Frioul, avec des troupes lombardes et les contingents d’un prince slave de Croatie, pénétra jusqu’à la capitale avare, une forteresse de bois, le Hring. Il en força l’entrée et s’empara de l’immense trésor, fruit de plusieurs siècles du pillage de l’Europe centrale, qu’il renfermait. Quantité de chariots ramenèrent en « France » ces richesses. Charles en donna une partie au pape, et distribua le reste aux « Francs », « qui devinrent riches ». L’année suivante, Pépin visita le Hring et fit baptiser un nouveau Khan (roi), Tulun, secrètement rallié aux Francs. Bien que les Avars aient encore bougé en 799, en 803, c’en était fait d’eux. Les peuples slaves qu’ils avaient si longtemps dominés se soulevèrent en Pannonie, en Styrie, en Carniole, en Croatie et reconnurent l’hégémonie des Francs. Des missionnaires, partis du nouvel archevêché de Salzbourg et d’Aquilée en Italie, évangélisèrent ces régions : Arn et Paulin se distinguèrent dans cette mission.
Traqués par les Slaves, les Avars disparurent, laissant le champ libre aux Bavarois d’un côté, aux Slaves du Sud de l’autre.
L’Empire franc était bordé à l’Est, en demi-cercle par une multitude de peuples slaves constituant un danger permanent pour ses frontières. Jusqu’à la fin de son règne, Charles eut à se préoccuper de contenir ce péril.
A peine maître de la Saxe, il dut soumettre les Wiltzes de Lusace (789). Les Sorabes eurent leur tour et les Francs, pour les contenir, élevèrent deux places fortes, Halle sur la Saale et Magdebourg sur l’Elbe, qui deviendront, plusieurs siècles plus tard, de célèbres villes allemandes (806). Les Tchèques de Bohème, sans être encore vraiment soumis, virent leur territoire ravagé (805).
Comme s’il avait prévu le danger qu’allaient bientôt présenter les incursions scandinaves, Charles mit en défense les ports de la mer du Nord et de la Manche et fit construire des flottes pour barrer l’entrée des fleuves, même de la Garonne et du Rhône (800). Dans les derniers temps de sa vie, il ira même inspecter les vaisseaux rassemblés à Gand et à Boulogne dont il fit restaurer le phare. Précautions vaines ! Pas plus que le Bas-Empire, l’Empire carolingien ne saura constituer une marine de guerre capable de résister à un ennemi audacieux. Quand viendront les vaisseaux danois et norvégiens montés par les « vikings », il ne sera, par la suite, jamais question d’une rencontre navale. Les choses se passeront comme si les Francs n’avaient jamais eu un bateau sur mer. Seul l’Empire, à Constantinople, saura maintenir une flotte de guerre puissante.
C’est aussi du côté de terre que les Danois paraissaient surtout redoutables, depuis qu’ils étaient régis par un roi ambitieux, Gotfried, affectant de tenir en mépris Charlemagne et l’Empire franc. En juin 810, Charlemagne devra s’avancer jusqu’au confluent de la Weser et de l’Aller pour résister à Gotfried qui, en même temps, faisait occuper les îles de la Frise par 200 navires « normands ». Le vieil empereur fut tiré de ce mauvais pas, par la mort imprévue de Gotfried, assassiné par un compétiteur au trône (810). Celui-ci, mal affermi, fit la paix dans une entrevue à la frontière, sur les bords de l’Eider. L’invasion ne sera que partie remise.

Les affaires d’Espagne
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A l’autre extrémité de l’Etat franc, Charles connut tout d’abord un échec grave, puis des succès durables.
Il ne semble pas avoir pris l’initiative d’une intervention dans les choses d’Espagne musulmane. L’établissement fondé par le dernier des Ommeyades, Abd-Er-Rhaman, en 755, ne s’était pas effectué sans de vives résistances des Maures, et même des Arabes déjà installés en Espagne. Elles étaient encouragées de loin par la dynastie nouvelle des Abbassides, établis à Bagdad. En 777, le wali (gouverneur) de Saragosse, révolté, vint solliciter l’appui de Charles, alors au cœur de la Saxe. Le roi franc se laissa séduire par l’idée qu’il pourrait venir en aide aux chrétiens d’Espagne, tout au moins à ceux de la région septentrionale demeurés indépendants (en Asturie) ou imparfaitement soumis (en Navarre). Au printemps de 778, il se décida à entreprendre une expédition. Il divisa ses forces en deux parties. Pendant que lui-même franchirait à l’Ouest les Pyrénées, une autre prendrait par les Pyrénées orientales. Le rendez-vous était Saragosse. Au début, tout sembla marcher à souhait. Arrivé dans la capitale de la Navarre, à Pampelune, Charles reçut la soumission des chefs arabes voisins, cependant que, à l’Est, les Francs enlevaient Girone, Huesca, même Barcelone. Les deux corps se réunirent sous Saragosse. Mais là une grande désillusion les attendait. Le wali, traître à l’Islam, avait été remplacé dans la place par un wali fidèle, El Hosein, qui refusa de laisser entrer les Francs. Sans forces suffisantes, et sans doute sans machines de siège, Charles dut battre en retraite, sous la menace d’être accablé par Abd-er-Rhaman qui accourait. Arrivé à Pampelune, Charles s’aperçut qu’il ne pouvait tenir et décida de repasser les Pyrénées. C’est au passage d’un col, que la tradition place à Roncevaux, que l’armée faillit subir un désastre. Les assaillants ne furent pas les Arabes, mais les Basques. Sans doute la perspective du pillage des bagages d’une armée battant en retraite, dans un désordre inévitable, leur fit perdre toute conscience de leur véritable intérêt. Toujours est-il que l’arrière-garde franque sauva l’armée, mais fut exterminée avec ses chefs, le sénéchal Eggihard, le comte palatin Anselm, le « préfet des marches » (marquis) de Bretagne, Roland (15 août 778). De ces victimes la légende n’a retenu que le dernier nom, on ne sait pourquoi, et en a fait le héros de la plus célèbre des épopées françaises du Moyen Age. A l’autre bout de l’Espagne du Nord les conquêtes (Girone, Huesca, Barcelone) furent perdues.
Mais, profitant à la mort d’Abd-er-Rhaman (778), des contestations entre son fils et successeur, Hescham Ier et ses frères, les Francs repassèrent les Pyrénées orientales et s’emparèrent de Girone. Quand Hescham fut affermi sur le trône, il répliqua en proclamant la guerre sainte.Une armée commandée par Abd el-Melek reprit Girone, passa les Pyrénées, brûla la banlieue de Narbonne et marcha sur Carcassonne. Le marquis de Toulousain, Guillaume, cousin de Charlemagne (par Aude sa mère, sœur de Pépin le Bref), se porta à la rencontre de Musulmans à Villedagne sur l’Orbieu. Il fut vaincu et mis en fuite, mais l’élan des envahisseurs était brisé et ils refluèrent en Espagne (793). Cette défaite glorieuse a mis en lumière dans la légende le vaincu presque autant que Roland. Guillaume-au-courbe-nez (déformé en court-nez) sera le héros de vingt épopées, aux XIIe et XIIIe siècles. La plus ancienne rédaction, la Chanson de Guillaume, de la fin du XIe ou du début du XIIe siècle, récemment découverte, n’est pas inférieure à la Chanson de Roland, loin de là. Guillaume est également célèbre par sa fin édifiante : en 806, il se fit moine au monastère de Gellone qu’il avait fondé, et y termina ses jours en odeur de sainteté. Plus tard, l’abbaye prendra son nom : Saint-Guilhem-du-désert.
La poussée en avant des Francs reprit en 795, favorisée par la mort d’Hescham et les troubles violents provoqués par sa succession. Un des oncles de l’émir défunt alla même solliciter l’intervention de Charles. Vich, Girone, Cardona, Caceres tombent au pouvoir des Francs. Après son couronnement comme empereur, Charlemagne abandonna le soin de poursuivre la conquête à l’un de ses fils, Louis, roi d’Aquitaine. Celui-ci s’en acquitta par la prise de Barcelone (801). Les hostilités se prolongèrent jusqu’en l’année 812 qui vit la conclusion de la paix avec l’émirat de Cordoue. L’extension franque ne put arriver jusqu’à l’Ebre. Mais une large bande de territoire sur le versant méridional des Pyrénées s’étendit de Barcelone au golfe de Gascogne, englobant la Navarre qui passa sous le protectorat franc.
La Septimanie, la Gothie comme on disait traditionnellement, constitua une grande « marche » allant du bas Rhône presque jusqu’à l’Ebre. La partie transpyrénéenne a conservé cette dernière dénomination : Gothalania, Catalogne. La partie cispyrénéenne, correspondant au Roussillon, à notre département des Pyrénées-Orientales, atrocement ravagée depuis près d’un siècle, était vidée d’habitants. On la repeupla, en appelant avec des avantages substantiels, les Espagnols de la Gothalania, moins éprouvée. Ils apportèrent en Roussillon avec eux leur dialecte roman, le catalan, au reste peu différent du languedocien.
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CHAPITRE III
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