fog
city
. Dans la lumière de ses phares, Archibald voyait danser une brume
blanchâtre qui noyait les véhicules et faisait disparaître les trottoirs et la
signalisation routière.
Il ralentit pour se replacer dans la roue de la voiture. Il n’avait aucune idée du
jeu auquel jouait Martin ni de l’endroit où il cherchait à l’entraîner.
On n’y voyait pas à trois mètres. Lorsque la Lexus quitta le parc pour
s’engager sur le Golden Gate, le brouillard était si dense qu’il semblait avoir
avalé le pont. Le symbole et la fierté de San Francisco en avait même perdu sa
belle couleur rouge vif. La brume persistait, déroulant ses ondulations blafardes
qui serpentaient comme des lianes autour de la structure métallique et ses
milliers de câbles.
Martin ralentit au milieu du pont et finit par s’arrêter sur la file de droite.
Archibald hésita un moment, puis se rangea à son tour derrière la voiture, bien
conscient de prendre un énorme risque. Déjà, un concert de klaxons les
réprimandait durement. Il était expressément défendu de stationner ici et, dans
quelques minutes, les flics allaient débarquer pour contrôler leur identité et les
verbaliser.
Malgré l’heure matinale, le Golden Gate était très fréquenté en cette veille de
Noël. Sur les six voies de circulation, les voitures se croisaient, se frôlaient, se
doublaient, dans un brouhaha d’avertisseurs sonores, d’invectives et de
crissements de pneus.
Martin claqua la porte et enjamba les plots qui délimitaient l’allée réservée
aux cyclistes. Ainsi qu’Archibald l’avait fait six mois plus tôt avec l’autoportrait
de Van Gogh, Martin brandit le diamant d’une main menaçante, comme s’il
allait le balancer dans l’océan.
— Vous êtes prêt à aller le chercher en enfer ? cria-t-il d’une voix exaltée.
Mais le Golden Gate n’était pas le Pont-Neuf…
Par son gigantisme, il vous réduisait à l’état de minuscule silhouette. Ses tours
culminaient à plus de 200 mètres au-dessus d’une mer menaçante et déchaînée.
À son tour, Archibald rejoignit la piste cyclable.
— Allez, reviens p’tit gars, fais pas le con ! hurla-t-il pour couvrir le bruit du
vent.
La barrière de sécurité était haute, mais pas suffisamment pour dissuader les
dizaines de personnes qui se suicidaient chaque année en sautant dans le vide.
— Alors, vous venez ou pas ? s’impatienta le jeune homme.
Entre ses doigts, la Clé du paradis brillait à présent d’une flamme intense qui,
malgré la lumière grisâtre, formait un halo hypnotique presque irréel.
Puis Martin plongea le diamant au fond de sa poche et commença à grimper
sur la rambarde.
— Je n’en ai rien à fiche de ce diamant ! lui cria Archibald.
Il se pencha instinctivement pour regarder en bas. Le spectacle était d’une
beauté effrayante et donnait le vertige. Sans les voir, on devinait les vagues qui
se fracassaient contre les piliers titanesques ancrés dans le Pacifique.
Archibald savait que le temps pressait. Le pont était équipé de caméras et
dans une poignée de secondes, ils entendraient les sirènes d’une voiture de
police ou celles de la patrouille du
Transportation District
.
— Allez, ne gâche pas tout, fiston ! Descends de là ! Il faut qu’on parle !
Il se rapprocha encore et essaya de tirer Martin par le pan de sa veste, mais le
Français réussit à le repousser. Au moment où Archibald revenait à la charge,
Martin lui décocha un violent coup de poing. Dans une tentative pour l’éviter,
Archibald s’agrippa à son adversaire et les deux hommes luttèrent corps à corps
jusqu’à ce que Martin bascule brusquement en arrière. Le voleur essaya de
retenir son cadet, mais celui-ci se débattit et, sans le vouloir vraiment, entraîna
Archibald dans les courants glacés du Pacifique.
Un saut dans le vide de 70 mètres.
Une chute de plus de 4 secondes.
C’est long, 4 secondes, surtout quand vous savez que ce sont les derniers
moments de votre vie.
Au bout de ces 4 secondes, votre corps se fracasse sur l’eau à plus de
100 km/h. Le choc est alors aussi violent que si vous aviez atterri sur du béton.
Pendant ces 4 secondes, vous ne revoyez pas votre vie comme dans un film en
accéléré.
Pendant ces 4 secondes, vous avez peur.
Pendant ces 4 secondes, vous n’avez que des regrets.
Même si vous vous êtes jeté volontairement, il y a toujours un moment, au
milieu de la chute, où vous donneriez n’importe quoi pour revenir en arrière.
C’est comme ça.
Toujours.
Pendant qu’il tombait, Archibald se dit qu’il avait essayé de faire de son
mieux, mais qu’il avait tout raté. Qu’il n’avait su que détruire des vies autour de
lui et qu’en voulant réparer ses erreurs, il en avait commis de plus terribles
encore. Alors, dans une dernière tentative pour ne pas mourir dans l’amertume et
le ressentiment, il serra le p’tit gars très fort dans ses bras.
Martin, lui, pensa à Gabrielle. Elle était son énigme, son amour et sa blessure.
Pour toujours et à jamais. Car il y a des douleurs dans la vie dont on ne peut pas
guérir.
Au moment de partir, il repensa à la lettre qu’il lui avait écrite dans la naïveté
et l’idéalisme de ses vingt ans :
… lorsque je ferme les yeux et que je nous imagine dans dix ans, j’ai en tête des images de bonheur : du
soleil, des rires d’enfants, des regards complices d’un couple qui continue à être amoureux…
Tu parles ! Il n’y avait jamais eu de soleil, à peine quelques éclaircies,
intenses mais toujours fugitives.
Il n’y avait eu que de la souffrance, du noir, de la peur et…
3
. « À mi-chemin de l’enfer. »
Troisième partie
LA COMPAGNIE DES ANGES
24
La grande évasion
Pour mieux s’envoler, un peu plus léger
Ses pupilles argent, nos cheveux au vent
Avant le déluge, avant que la luge
Quitte la route et puis…
… plus rien, c’est fini.
« Escape Lane »,
paroles et musique de
Philippe BRESSON
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