À peine deux pour cent…
pensa-t-elle tristement.
Car elle savait par expérience qu’il était difficile de faire mentir ce genre de
statistiques.
20 h 15
Le bip répété d’un sonar de sous-marin.
Une pièce froide et bleutée : la salle de réanimation de l’hôpital Lenox.
Deux chariots d’acier séparés de quelques mètres.
Entre les chariots, une femme, assise sur une chaise, le dos courbé, le visage
entre les mains, fatiguée d’avoir trop pleuré.
Une gardienne, une veilleuse.
Sur les chariots, deux hommes, les yeux clos, dans le coma.
Deux hommes qui se sont combattus au lieu de chercher à se comprendre.
Deux hommes qui, chacun à leur façon, aimaient la même femme.
Ou plutôt, ne savaient pas comment l’aimer.
20 h 30
Claire Giuliani écrasa sa dernière cigarette et boutonna son manteau militaire
au col jalonné de grosses épingles à nourrice argentées. En théorie, son service
était fini. On était le soir du 24 décembre. Elle allait avoir trente ans. Si elle avait
été une fille normale, elle serait en train de réveillonner en famille ou avec un
petit ami, ou même dans la salle de garde que les internes avaient décorée pour
l’occasion. Mais Claire était tout simplement incapable de donner le change. Elle
n’aimait que l’exclusivité douloureuse des relations à deux et, à défaut, avait
appris à se contenter de la solitude que son métier contribuait à entretenir. Un
métier dont la proximité avec la mort la détruisait chaque jour davantage tout en
lui permettant malgré tout de tisser des liens invisibles avec certains de ses
patients. Des liens qui la maintenaient debout et qui, des soirs comme celui-ci,
lui semblaient être son point d’attache avec l’humanité.
En apparence, elle avait réussi dans la vie. Elle était chirurgienne et, en y
consacrant un peu de temps et d’intérêt, elle aurait pu être jolie et se la jouer
héroïne de la vie quotidienne façon
Grey’s Anatomy
, corps de flamme et cerveau
sexy. Mais elle n’était pas comme ça…
À nouveau, elle regarda l’écran de son téléphone. Toujours pas de lumière
rouge clignotante.
Et si elle l’appelait, elle ?
Si elle prenait le risque de se montrer fragile devant un homme ? Elle l’avait
fait une fois, il y a très longtemps, et elle en était ressortie en lambeaux,
exsangue, aussi dévastée qu’une terre brûlée. Elle s’était promis de ne plus
jamais revivre ça, mais en vieillissant, elle comprenait que si on pouvait toujours
composer avec ses remords, il était plus difficile de le faire avec ses regrets.
Sur le petit écran, elle fit défiler son carnet d’adresses pour s’arrêter sur le
numéro attribué à l’énigmatique
Him
4
.
Elle posa un doigt tremblant sur le bouton d’appel, se laissa encore quelques
secondes de réflexion puis, dans un élan du cœur, décida de franchir le pas
lorsque…
Une nouvelle ambulance arriva en trombe, s’arrêtant juste devant les portes
automatiques pour débarquer une civière où gisait une très jeune fille, inanimée,
le visage sali par des coulées de mascara.
Claire s’approcha. Pourquoi n’y avait-il personne pour réceptionner la
blessée ?
Machinalement, elle se pencha sur le brancard. La gamine portait un jean
taille basse (trop basse), un tee-shirt rose moulant (trop moulant) orné de
l’inscription ambiguë :
Ni sainte ni touche
.
— Qu’est-ce qu’on a ? demanda-t-elle à l’un des ambulanciers.
— Adolescente de quatorze ans ayant fait une tentative de suicide par
ingestion de produits toxiques : chlorate de soude, glyphosate et
pentachlorophénol.
« Claire, ça va ? » demanda un murmure lointain. Elle baissa les yeux vers
son téléphone. C’était sa voix, sa voix à lui. Elle flotta une demi-seconde puis
choisit d’éteindre l’appareil pour s’occuper de « sa » patiente.
Une vraie tentative de suicide à quatorze ans…
Décidément, ce soir, le passé revenait la hanter d’une bien étrange façon.
4
. « Lui », en anglais.
25
La zone des départs
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