avait préparé et manger des cookies, et ça depuis 1970 ! Je n’ai pas trouvé un
tel niveau de décontraction au CNRS, où, en tant que chercheur,
vous vous
sentez dépositaire d’une certaine autorité, venant sans doute de la conscience
de vos qualités et peut-être aussi des responsabilités administratives qui vous
incombent. Ça vous éloigne de la réalité et vous pousse un peu plus dans la
théorie. Alors que les Américains se prennent beaucoup moins au sérieux,
malgré leurs responsabilités, et sont du coup plus terre à terre. Mais peut-être
l’explication vient-elle tout simplement de cette arrogance française dont j’ai
si souvent entendu parler… En tous cas, je sais maintenant qu’on peut faire
des choses sérieuses sans pour autant se prendre trop au sérieux.
Une autre chose que j’ai identifiée assez rapidement quand je suis arrivé en
Californie est ce que j’appelle l’esprit de la Silicon Valley. C’est un vrai
melting-pot, les gens viennent de tous les continents. Ils sont tous là avec
leurs cultures, leurs différences, leurs richesses, et ils travaillent ensemble
pour faire avancer les choses. J’ai toujours voulu recréer cet esprit dans mes
équipes, parce que c’est cette diversité, cette complexité qui font la différence.
Si
tout le monde pense pareil, voit les choses de la même façon, on est sûr
d’aller dans le mur.
On me demande souvent ce qu’il faudrait pour qu’il y ait une Silicon Valley
en France. Je réponds que c’est impossible parce que ce n’est pas quelque
chose qu’on décrète. La Silicon Valley, c’est un état d’esprit dans lequel on
peut voir la continuité de la conquête de l’Ouest. Les Américains sont
historiquement un peuple d’entrepreneurs et de pionniers qui repoussent les
frontières à la recherche de nouveaux espaces. La conquête de l’Ouest et la
ruée vers l’or au
XIX
e
siècle a amené une population très cosmopolite. Cet
héritage se traduit par une inclinaison à innover, à entreprendre, et par une
capacité particulière à oser,
en partant de rien ou presque, tout en se serrant
les coudes. On n’associe jamais « États-Unis » avec « solidarité », pourtant
j’aime à dire qu’il y a une forme de solidarité entre ces pionniers de la Valley.
Cette histoire et l’esprit qui en découle sont les raisons pour lesquelles on ne
peut pas décider de « faire » une Silicon Valley. Développer, comme les
récents gouvernements successifs le proposent, une Silicon Valley à la
française sur le plateau de Saclay est donc à mon avis une erreur
monumentale. Vouloir créer artificiellement un endroit bouillonnant et
dynamique est voué à l’échec. Prenons l’exemple de Sophia Antipolis, ce pôle
de technologie que le sénateur Lafitte a créé sur le plateau de Valbonne à côté
d’Antibes, il y a tout juste 50 ans. Il y a amené
des universitaires, il a fait
venir plusieurs grosses boîtes et incité des petites a s’y créer (j’y ai même
installé l’une des miennes au début des années 2000 parce qu’il nous donnait
de l’argent pour venir) dans le but de les faire collaborer. Mais tout était payé
par l’État et les collectivités locales, c’était un environnement entièrement
sous perfusion, et les plus grosses boîtes sont parties après avoir siphonné
toutes les aides possibles. Aujourd’hui, quoi qu’on en dise, ce qui devait être
un endroit de brassage de gens de cultures différentes n’existe pas dans les
faits. La vision de Sophia Antipolis n’a pas survécu à son créateur, ça a été
une catastrophe économique, et le bel idéal des entreprises et des écoles qui
devaient coopérer a tourné court. On prépare à mon avis quelque chose de
similaire, mais à une échelle beaucoup plus importante à Saclay. D’abord
bouger nos belles Grandes Écoles parisiennes comme on l’a fait avec
Polytechnique en 1976 est une aberration, ne serait-ce
que du point de vue
architectural. Bien sûr, il y avait beaucoup plus de place à Palaiseau que rue
Descartes dans le V
e
arrondissement, mais le prestige de la capitale est
difficilement remplaçable. Imaginons que j’arrive avec le Président de
Samsung à Roissy pour visiter un des laboratoires de recherche, et que je lui
donne le choix entre mettre moins d’une heure pour arriver à Paris, voir la
tour Eiffel et les immeubles haussmanniens, manger dans un bon restaurant et
se promener sur la plus belle avenue du monde ou faire deux heures de route
pour aller à Saclay en contournant Paris où il n’y aura rien d’autre à faire qu’à
visiter le lab, à votre avis, quel sera son choix ? C’est simple, il préférera
Paris. Un autre élément à considérer est l’endroit où les acteurs de cet
écosystème veulent habiter. Il y a 25 ans, le barycentre immobilier de la
Valley était du côté de Palo Alto, aujourd’hui la jeune génération préfère San
Francisco, et les compagnies de la Silicon Valley s’y sont adaptées. En
France, si on s’obstine à considérer que Saclay est le seul centre possible, on
se privera de beaucoup de talents, surtout après les annonces de retard dans le
développement des infrastructures prévues. Ce qui se passe à
Paris dans ce
qu’on appelle le Silicon Sentier, entre Opéra et République, est sans aucun
doute l’antithèse d’un projet sponsorisé par l’État. Parti de la base et profitant
de la proximité des investisseurs, on y voit une certaine émulation proche de
ce que je décrivais dans la Valley, à une moindre échelle.
Beaucoup d’États ont essayé, mais à ce jour aucun n’a réussi à créer une
nouvelle Silicon Valley. C’est pour ça que les gens continuent d’y venir,
attirés par les opportunités qu’elle propose, dans le même esprit qu’à l’époque
de la ruée vers l’or.
Même si je ne comprenais rien au business, cette fibre entrepreneuriale qui
flottait dans la Valley m’a vite rattrapée. Il n’est pas difficile de tomber
amoureux de San Francisco. C’est une ville qui, malgré une histoire courte de
150 ans, recèle beaucoup de secrets et d’anecdotes qui semblent tout droit
sortis des contes des
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