Les identités civiques. Expression et manifestations. Axe Politeia / Identités
Le rempart urbain, marqueur d’une identité civique ? Réflexions à partir du cas d’Augustodunum (Gaule Lyonnaise).
Par Vivien BARRIERE
Quelles conclusions l’historien est-il en droit de tirer de la présence d’une enceinte urbaine à Augustodunum ? L’existence de cette structure autant défensive qu’honorifique peut-elle nous renseigner sur la nature des institutions politiques locales en vigueur au moment de sa réalisation ? Un simple regard sur la bibliographie permet en effet de se rendre compte que les chercheurs ont très souvent mené de manière conjointe les réflexions autour de la construction d’une enceinte urbaine et celles autour du statut juridique de la communauté concernée.
Une approche traditionnelle inopérante dans le cas d’Augustodunum
La contribution de P.-A. Février à ce débat est particulièrement emblématique de cette tendance historiographique : en se fondant sur les exemples de Nîmes, Toulouse, Vérone et Tipasa, l’historien propose une démonstration visant à établir une corrélation entre la construction d’une enceinte et la promotion d’une ville au statut colonial. Si P.-A. Février avait pris soin de préciser qu’il ne s’agissait là que d’une conjecture, nombre de ses lecteurs ont fait peu de cas de cet avertissement liminaire et ont ainsi retenu une interprétation simplificatrice selon laquelle aucune colonie ne devait être dépourvue de murs et selon laquelle, corollaire logique, on pouvait voir dans la présence même du rempart la preuve du statut colonial d’une ville. Par ailleurs, les progrès de la connaissance archéologique ont permis d’invalider certains points factuels de la démonstration de P.-A. Février, en particulier la datation de l’enceinte toulousaine (enceinte construite sous le règne de Tibère mais que l’on datait alors du IIe siècle en se fondant sur la présence d’arases de briques au sein du parement des murs de courtine). Ces deux raisons suffisent donc à inciter le chercheur à faire preuve de prudence et à ne plus admettre inconsidérément l’idée d’une corrélation enceinte / colonie.
La prudence doit redoubler lorsque l’on considère le cas autunois. S’il est désormais reconnu que la construction de l’enceinte appartient aux premières phases d’occupation de la nouvelle ville, c’est-à-dire à la période augustéenne, en revanche la réflexion sur le statut juridique d’Augustodunum n’est pas close. Constater la présence du nom du Prince au sein du toponyme ne permet pas de déterminer si l’on a davantage affaire à une colonie romaine qu’à une cité fédérée comme le rapporte Pline l’Ancien. Et s’il s’agit d’une colonie, comme le suggèrent les Panégyriques, de quand dater l’accès au statut colonial ? Autre possibilité : certains historiens, dans le sillage des réflexions d’A. Hostein, envisagent que le droit latin ait pu être octroyé de manière précoce aux Eduens. C’est là une manière de résoudre l’hapax autunois, soulevé par P.-A. Février : Autun serait la seule cité fédérée à être dotée d’un rempart dans des territoires sous contrôle romain.
La question est pour le moins fondamentale pour qui veut cerner l’identité d’Augustodunum : Autun est-elle une exception au sein de la Gaule Lyonnaise et des provinces occidentales (après tout, les Eduens sont les seuls à être désignés fratres consanguineique populi Romani) ou la cité éduenne s’intègre-t-elle au contraire dans une forme de norme accompagnant le processus dit de « romanisation » ? Mais, si l’on souhaite répondre à cette problématique historique centrale, il paraît impossible d’appliquer à Autun la corrélation « qui dit enceinte, dit colonie et vice versa » sous peine de sombrer dans la tautologie ou dans l’aporie.
Sortir de l’impasse grâce à une approche archéologique du bâti des portes monumentales
La question de la nature de l’identité dont témoigne le rempart d’Autun est loin d’être anodine dans la mesure où elle renvoie à une problématique historique majeure et voisine de la précédente : l’abandon de Bibracte au profit de la ville nouvelle d’Augustodunum. Plusieurs points cruciaux demeurent à ce jour incertains : la décision de quitter le mont Beuvray est-elle à mettre au crédit des élites éduennes ou s’agit-il d’une décision imposée par le pouvoir central romain ? La construction de l’enceinte d’Autun découle-t-elle nécessairement d’une autorisation impériale ? Quelle est l’origine du financement de ces travaux ? Qui a matériellement construit les murs, les tours et les portes de la ville : la légion, les Eduens eux-mêmes, des ouvriers d’origine italienne ou du sud de la Gaule ? Qui en a conçu le projet architectural ? Selon la réponse que reçoivent ces questions, c’est toute l’interprétation de l’enceinte de la ville qui varie et, avec elle, une partie de la compréhension de la romanisation de l’Est de la Gaule. Plutôt que de se situer sur le terrain juridique, il apparaît plus profitable d’explorer ces questions d’une manière nouvelle en étudiant le rempart d’Autun à l’aune de l’archéologie du bâti.
L’archéologie du bâti est une discipline qui ne diffère pas d’une « anthropologie de la construction ». Elle ne s’arrête pas en effet à des considérations descriptives sur les techniques de construction ou les variantes du décor architectonique mais elle envisage la construction comme un processus global, constitué de plusieurs étapes qui voient intervenir différents corps de métier et qui supposent une organisation générale. Cela revient donc à réfléchir sur les raisons qui motivent le choix de telle ou telle solution technique spécifique, sur l’origine de l’architecte, sur l’origine des financements, sur l’organisation et sur l’économie du chantier de construction, sur la main d’œuvre, sur les réseaux d’approvisionnement en matériaux de construction… Certains de ces points, en particulier la problématique de la diffusion des modèles architecturaux, imposent de situer l’étude a minima à l’échelle de la partie occidentale de l’Empire romain. Sans rentrer dans le détail de cette étude, il apparaît rapidement que le modèle des murs, des tours et des portes d’Autun dérive d’expérimentations réalisées en Italie centrale et septentrionale au cours de la seconde moitié du Ier s. av. J.-C.
Pour autant, lorsque l’on cherche à replacer les portes monumentales d’Augustodunum au sein de la série des édifices similaires, on comprend que l’on n’a pas affaire à une importation pure et simple depuis l’Italie. En se penchant sur le type des tours de flanquement des portes d’Autun, des tours à talon rectangulaire et à avancée semi-circulaire, il apparaît que ce type de solution technique n’est pas attesté en Italie. On observe en revanche une répartition régionale de ce dispositif assez convaincante en Gaule Lyonnaise et en Narbonnaise. Si l’on devait donc définir l’identité que manifeste l’enceinte urbaine d’Augustodunum, on doit d’abord mentionner leur expression évidente d’une identité romaine, d’une appartenance à la sphère romaine (les portes italiennes de Spello, Côme, Milan, Turin ou Aoste appartiennent à la même famille architecturale) mais on peut néanmoins relever la présence de particularismes, sinon provinciaux, du moins régionaux comme l’illustre la répartition typologique des tours de flanquement à talon (fig. 1).
La construction moderne d’une identité éduenne pour le rempart d’Autun
Il faut quitter la période antique pour comprendre au prix de quelle construction historiographique les descendants des Eduens ont fini par s’approprier les murs de la ville augustéenne. Pour s’en convaincre, il suffit de constater que les portes romaines ont été érigées au rang de symboles de l’identité autunoise, que ce soit sur le frontispice de la publication annuelle de la société savante locale, les Mémoires de la Société Eduenne, ou sur les insignes de deux régiments cantonnés à Autun (fig. 2). Le chauvinisme et la fierté locale sont en effet largement responsables de ce type d’interprétation : les murs qui définissent littéralement la ville doivent témoigner de la splendeur passée des ancêtres éduens dont les Autunois sont les descendants, ils ne sauraient être la marque laissée par les conquérants romains.
L’identification fautive de Bibracte avec le site d’Autun (au lieu du mont Beuvray) a conduit certains érudits à remonter extrêmement haut la datation du rempart et de ses portes monumentales. Pour n’en donner qu’un exemple, c’est le cas, au XVIIIe s., de l’ingénieur Louis Thomassin qui croit reconnaître en elles des produits de l’architecture grecque : la construction des portes d’Autun serait non seulement antérieure à la conquête romaine de la Gaule mais il va jusqu’à les considérer antérieures à la fondation de Rome elle-même. L’hypothèse est alors faite que ce modèle architectural d’inspiration grecque a dû être transmis aux Eduens par l’intermédiaire des Phocéens !
Contemporain des réflexions de Thomassin, le traitement réservé aux portes d’Autun par le comte de Caylus doit être relevé : il faut attendre le 3ème tome du Recueil d’antiquités pour que soit créée une section « Antiquités gauloises » au sein de laquelle figurent, pour la première fois, des planches consacrées à l’architecture. Il s’agit de la porte d’Arroux et de la porte Saint-André. C’est donc une identité « gauloise » que retient le plus fameux antiquaire du XVIIIe s. et il est intéressant de souligner que ce sont les portes monumentales d’Autun qui sont convoquées au premier rang quand il s’agit d’illustrer l’architecture antique en Gaule. Cela dit, l’emploi par Caylus de l’adjectif « gaulois » est l’équivalent de notre « gallo-romain », et non un synonyme pour « celtique ».
Si certains ont souligné la quasi-contemporanéité de la construction de la porte d’Arroux à Autun avec la réfection de la porte du Rebout sur l’oppidum du mont Beuvray ainsi que la similitude partielle de leurs dimensions, il est clair que le parallèle ne peut guère excéder ces considérations. La porte du Rebout s’inscrit dans la lignée des portes de tradition celtique quand les portes monumentales d’Autun appartiennent clairement à la sphère romaine, ce qui n’exclut pas, on l’a vu, qu’elles puissent présenter des particularités à ce jour inédites en Italie.
Bibliographie sommaire
V. Barrière, Les portes de l’enceinte antique d’Autun et leurs modèles (Gaule, Italie, provinces occidentales de l’Empire romain), thèse de doctorat, Dijon, université de Bourgogne, 2012.
P.-A. Février, Enceinte et colonie (De Nîmes à Vérone, Toulouse et Tipasa), dans Revue d’études ligures, 35, 3, 1969, p. 277-286.
A. Hostein, D’Eporedirix à Iulius Calenus, du chef éduen au chevalier romain (Ier s. av. J.-C. – Ier s. ap. J.-C.), dans F. Chausson (éd.), Occidents romains. Sénateurs, chevaliers, militaires et notables dans les provinces d’Occident, Paris, 2010, p. 49-80.
Légende des figures
Fig. 1 – Types des tours de flanquement des portes urbaines construites entre le IIe s. av. J.-C. et le IIe s. ap. J.-C. dans l’Occident romain. Sont figurées en rouge les portes urbaines construites sous le règne d’Auguste (27 – 14), c’est-à-dire les portes contemporaines de celles d’Augustodunum - Autun.
Fig. 2 – (1) Vue de la porte d’Arroux depuis l’intérieur de la ville, dans Caylus, Recueil d’Antiquités, t. 3, 1759, pl. CI ; (2) Vue de la porte d’Arroux sur l’insigne régimentaire du 29e régiment d’infanterie de ligne (créé en 1914) ; (3) Vue de la porte Saint-André sur l’insigne régimentaire du 227e régiment d’infanterie (créé en 1939) ; (4) Représentation de la porte d’Arroux sur le sceau de la Société Eduenne.
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