Ferdinand Lot De l’Institut



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Le Sacre. — Pépin se sentit tellement affermi par la retraite de son frère, qu’il n’hésita pas à remettre en liberté Grifon. Mesure imprudente qui devait lui valoir les pires difficultés. A l’instigation de Grifon, dit-on, les Saxons se révoltèrent et appelèrent à l’aide Wendes et Frisons. Pépin les soumit. Ils promirent de renouveler le tribut qu’ils payaient aux Francs depuis deux siècles, depuis Clotaire Ier ; quelques-uns se firent chrétiens (748).
Puis l’ambition de Grifon se tourna d’un tout autre côté. Le duc Odilon était mort. Grifon, par sa mère, était Bavarois, ce qui lui valut des partisans. Maître du duché, il s’allia au duc de Bavière Landfrit II. Les Bavarois révoltés ne purent tenir contre Pépin et passèrent l’Inn, puis ils lui livrèrent Grifon et Landfrit.
Pépin, pas plus que son père, ne crut pouvoir supprimer l’autonomie de la Bavière. Il la donna à Tassillon III. qui, par sa mère, Hiltrude, était son neveu, le mettant sous la conduite de celle-ci et sous sa surveillance propre. Après quoi « la terre se reposa des combats pour deux ans », ajoute le chroniqueur, s’inspirant de la Bible (Jos. 11, 23).
Grifon avait été épargné. On lui constitua même un apanage de douze comtés en Neustrie, apanage dont le Mans était le centre. Toujours mal satisfait, il s’enfuit en Aquitaine auprès de Gaifier (Waifarius) successeur d’Hunaud (749).
En 750, Pépin jugea le moment venu de sauter le pas. Les révoltes incessantes de Grifon, une certaine agitation de partisans de son neveu Drogon, fils de Carloman, ont dû le persuader qu’il avait plus à perdre qu’à gagner à traîner les choses en longueur. L’obstacle principal était cependant ailleurs : c’était le respect superstitieux d’une partie sans doute notable de la population pour la race des Mérovingiens, reflet inconscient du lointain passé païen où on la croyait issue des dieux. Une seule autorité spirituelle était capable de contre-balancer cet état psychique, la papauté.
Depuis le pontificat de Grégoire III (731-741) les relations entre Rome et les Francs, longtemps distendues, s’étaient rétablies. L’intervention de Boniface dans tous les domaines rendait les rapports plus fréquents. Au cours de l’année 750, Pépin députa auprès du pape Zacharie deux hommes de confiance, le chapelain Fulrad et l’évêque de Wurzbourg Burchard. Ils demandaient une consultation de principe :
« En France les rois n’exercent plus le pouvoir royal. Est-ce un bien, est-ce un mal ? »
Et, ajoute l’annaliste officiel,

« le pape Zacharie manda à Pépin que mieux valait appeler roi celui qui exerçait le pouvoir effectivement que celui qui ne l’exerçait que de nom. Il enjoignit qu’on fît roi Pépin pour que l’ordre ne fût pas troublé ».


Naturellement, le pape ne donna aucun ordre, mais comprit à demi-mot. Depuis le pontificat de Grégoire III, la papauté ne perdait pas de vue la maison carolingienne dans l’espoir que de ce côté lui viendrait le secours indispensable contre l’envahissement des Lombards.
Pépin fut donc élu roi « selon la coutume des Francs » c’est-à-dire élevé sur le pavois, dans une assemblée de grands et d’évêques convoqués à Soissons, en novembre 751. Mais, à l’instigation de Boniface plus que probablement, ce premier acte fut suivi d’un second, d’une importance capitale. Pépin fut oint par l’archevêque Boniface, et couronné par les évêques, par l’autorité du pape. Cette cérémonie, que seuls les rois visigoths d’Espagne avaient pratiquée depuis le milieu du VIIe siècle, imitée du sacre des rois d’Israël, faisait de Pépin l« oint du Seigneur », un sacerdos laïque, un Christ au sens biblique. Nul Mérovingien n’avait connu cet honneur, n’avait été revêtu d’un caractère comme sacré. Dès lors cette dynastie pouvait et devait finir. Childéric III, tondu, termina ses jours au monastère de Saint-Bertin.
Le premier souci du nouveau roi fut de mener une expédition contre la Saxe révoltée. Comme toujours il la soumit, puis repassa le Rhin en face de Bonn. Il apprit alors la fin de son demi-frère Grifon. Mal satisfait évidemment de l’accueil du duc Gaifier, il avait quitté la « Gascogne » (sic pour Aquitaine) et voulait passer en Italie. Arrêté dans la Maurienne par le comte de Vienne, Thouin (Teudoenus) et le comte d’Outre-Jura, Frédéric, il leur livra un furieux combat où ces deux personnages furent tués, mais où lui-même succomba.
De Bonn, par l’Ardenne, le roi gagna Thionville sur la Moselle. Le jour de Noël (25 décembre 753), il y vit arriver un messager lui annonçant que le pape Etienne II avait franchi les Alpes et se portait à sa rencontre. Alors se noue une affaire capitale dont les conséquences se sont fait sentir jusqu’à nos jours, la constitution d’un Etat séculier pour l’évêque de Rome.

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Fondation de l’Etat pontifical. — Depuis l’année 568, l’Italie reprise par Justinien et placée sous l’autorité de l’empereur résidant à Constantinople, s’était vue conquise morceau par morceau par les Lombards. Au début du VIIIe siècle, il ne restait plus à l’Empire que Ravenne où résidait l’exarque, représentant de l’empereur, capitale de l’Italie byzantine, plus l’Exarchat, la double Pentapole ou Décapole, la Vénétie, le duché de Rome, le duché de Naples, la Pouille, la Calabre, la Sicile, la Sardaigne. Pour défendre ces morceaux dispersés l’Empire ne disposait plus d’aucune force armée véritable. En outre, les empereurs de la dynastie isaurienne, ayant proscrit le culte des images, s’étaient aliéné la papauté et la population romaine d’Italie. Il n’échappait à personne que l’Empire perdrait l’Italie, Rome comprise. Grégoire II, on l’a vu, conscient du danger lombard, avait sollicité l’intervention de Charles Martel, mais sans succès.
Le péril ne fit que s’accroître après la mort du pontife (731). Le prestige et l’habileté de Grégoire III (731-741) et de Zacharie (741-752) purent retarder les progrès des Lombards. Constantinople n’eut d’autre moyen d’action auprès des rois Liutprand et Ratchis que la diplomatie pontificale. Aussi les empereurs renoncèrent-ils à imposer l’iconoclastie à l’Italie et, de fait, abandonnèrent à l’autorité pontificale Rome et son duché.
Liutprand était dévot et Ratchis plus encore. En 749 celui-ci se fit moine à Rome, puis alla au Mont-Cassin où il retrouva le Franc Carloman. Tout changera à l’avènement au trône de son frère Aistulf. Le nouveau roi s’empara de Ravenne et mit fin à l’Exarchat. Au milieu de l’année 752, il menaçait le duché et la Ville. Les négociations du successeur de Zacharie, Etienne II, semblèrent aboutir à un beau succès : Aistulf accorda au pontife une paix de quarante ans. Ce n’était qu’une feinte. Dès l’année suivante, Aistulf réclama une impôt d’un sou d’or — somme considérable pour l’époque, par tête d’habitant. C’était surtout par ce détour fiscal, faire reconnaître sa souveraineté. La protestation du pape ne fut pas accueillie. Etienne II dut revenir à la charge et dans des conditions bien plus défavorables encore. L’empereur Constantin V, mal informé de la situation, lui intimait l’ordre, par un grand personnage de sa cour, le « silentiaire » (sorte de maître des cérémonies) Jean, de se rendre auprès d’Aistulf et d’obtenir de lui la restitution de l’Exarchat et de la Pentapole. Le pape fit accompagner l’envoyé impérial auprès d’Aistulf de son frère Paul. La démarche fut inutile. Le « silentiaire » et une mission pontificale se rendirent alors à Constantinople pour demander à l’empereur de défendre l’Italie et aussi de rétablir partout le culte des images en Orient, double proposition parfaitement vaine.
L’hiver de 752-753 fut très sombre à Rome, remplie d’angoisses. Le pape multipliait prières, litanies, processions. C’est alors qu’il eut l’idée de se tourner du côté des Francs et de solliciter l’intervention de l’oint du Seigneur, Pépin.
Pourquoi cette évolution ? D’où venait cette frayeur de l’autorité lombarde ? Etait-ce si terrible de passer sous l’autorité des rois lombards, de devenir Lombard ? Il y avait beau temps que les sauvages Lombards s’étaient adoucis, qu’ils étaient passés du paganisme ou de l’arianisme à la foi catholique. Leurs rois étaient pieux, grands donateurs de biens aux églises. La Gaule romaine avait-elle perdu à s’unir aux Francs, l’Espagne aux Visigoths ? Ces pays y avaient gagné une véritable unité, une sorte de nationalité. Il en eût été de même de l’Italie. L’évêque de Rome eût été comblé de cadeaux, révéré par les Lombards, comme il l’était par les Francs, par les Anglo-Saxons. De la part de l’Empire les papes n’avaient connu que les plus mauvais procédés, la sujétion, la révocation, l’exil, et pire que tout, l’iconoclastie, l’hérésie.. Oui, sans doute, mais se résigner à la domination d’Aistulf c’était cesser d’être « Romain », et cela les évêques de Rome ne le pouvaient pas, pas plus que leur peuple.
La conquête de l’Italie par les Lombards, avait été trop lente. Elle avait laissé subsister des foyers de Romania, à Rome surtout. A cette antipathie s’ajoutait pour la papauté le sentiment très juste que sa sujétion à l’autorité d’un maître tout voisin la mettrait dans une position de subordination continue, alors que l’autorité despotique, mais lointaine, intermittente, de l’empereur lui laissait les coudées libres dans la vie de chaque jour. Depuis les pontificats de Grégoire II et de Grégoire III, le pape était devenu de fait maître de Rome et du duché où le duc impérial ne comptait plus guère — et il va disparaître. La population romaine, famélique, vit de ses charités. Il défend la Ville. Il en répare, à ses frais, les remparts croulants. Il s’est formé une milice romaine et elle est à sa dévotion. Cette situation, cette autonomie est incompatible avec la présence d’un roi puissant dans une Italie unifiée. Et puis le siècle est trop rude pour que la papauté soit une puissance purement spirituelle. A flotter entre terre et ciel elle risque d’être emportée par les orages. Il lui faut un point d’appui ferme sur le sol. Mais ce sol il faut l’obtenir d’un protecteur et d’un protecteur désintéressé, donc lointain. Ce sauveur ne peut être que le roi des Francs.
Au cours du terrible hiver de 752-753, Etienne II envoya à Pépin une mission pour lui demander son appui. Le roi des Francs reconnaissant envers le successeur de Pierre, le lui promit et lui dépêcha un homme de confiance, l’abbé de Jumièges. Rassuré, Etienne comprit cependant que le contact personnel pourrait seul lui assurer un appui efficace. Il renvoya le représentant du roi avec mission de lui obtenir une entrevue en France même. Pépin accepta et dépêcha l’évêque de Metz Chrodegang et le duc Auchier (Autcharius) pour lui servir d’escorte.
Cependant, avant de se mettre en route, Etienne II dut faire une suprême tentative auprès d’Aistulf, sur l’ordre de Constantin V qui le transmettait par le silentiaire Jean. Etienne obtint d’Aistulf un sauf-conduit pour se rendre de Rome à Pavie, mais avec défense d’entretenir le roi de l’Exarchat et de la Pentapole. Etienne II quitta Rome le 14 octobre, accompagné du silentiaire, des représentants de la « milice » romaine et du haut clergé et des cieux envoyés francs. En dépit de l’injonction d’Aistulf, il parla des droits de l’Empire, suppliant le Lombard de « rendre les brebis du Seigneur à qui elles appartenaient ». Il n’obtint rien.
Alors, le 15 novembre 753, accompagné des seuls clercs et des envoyés francs, il prit le chemin de la France, emportant avec lui, sans s’en douter, certes, les destinées de l’Italie pour onze siècles. Il franchit les Alpes au Mont-Jou (Mons Jovis), c’est-à-dire au Grand Saint-Bernard. Arrivé à Saint-Maurice en Valais, il eut la déception de n’y pas trouver, et pour cause, le roi des Francs et lui dépêcha ses envoyés que Pépin trouva à Thionville, à la Noël. Le roi quitta la ville dès le lendemain et envoya à la rencontre du pape son fils aîné Charles (le futur Charlemagne), âgé de onze ans. Lui-même se rendit dans son domaine de Ponthion (Marne) pour y préparer la réception de l’auguste visiteur. Il y arriva le 6 janvier 754, jour de l’Epiphanie. C’était la première fois qu’un pape faisait visite à un roi des Francs. Pénétré de l’honneur qui lui était fait, Pépin s’était porté à la rencontre du pontife, jusqu’à trois milles de son palais, et, dès qu’il l’avait aperçu, avait mis pied à terre. S’étant prosterné pour recevoir sa bénédiction, « comme un écuyer, marchant pendant quelque temps à la hauteur de la selle », dit le rédacteur romain de la Vie d’Etienne II (dans le Liber pontificalis), qui a écrit après la mort de ce pape en commettant quelques erreurs chronologiques et que nous ne sommes pas obligés de croire sur parole. Selon ce même texte, le jour même, dans l’oratoire du palais de Ponthion, Etienne II supplia en pleurant « le très chrétien roi de prendre en mains par des engagements pacifiques la cause de saint Pierre et de la république des Romains ». Et Pépin, sur-le-champ, aurait pris l’engagement de donner pleine satisfaction au pontife et de lui rendre, de toutes manières, l’Exarchat de Ravenne et les droits et biens de la République. Assertion tendancieuse et invraisemblable. Pépin et les Francs n’avaient pas à « rendre » au pape ce qui ne lui avait jamais appartenu et cette soi-disant restitution les eût mis d’emblée en conflit avec le roi lombard sans motif valable. Une relation des événements compris entre 753 et 756, composée à Saint-Denis, nous dit la vérité :
« Le jour qui suivit son arrivée à Ponthion, Etienne II demanda à Pépin de le délivrer, lui et le peuple romain (Rome et le duché), de la main des Lombards et de leur roi plein d’orgueil. Le roi des Francs prit cet engagement. »
Rome et son territoire n’avaient jamais appartenu à Aistulf et les visées du Lombard pouvaient être envisagées comme un attentat à la sûreté de la ville de saint Pierre. Ce que le biographe d’Etienne II passe sous silence c’est la mise en scène : le pape et ses clercs s’étaient couverts de cendre, avaient revêtu le cilice et s’étaient prosternés devant le roi des Francs. Pépin avait été comme victime d’une pieuse violence.
La fatigue du voyage et la rigueur de la température éprouvèrent le pape. Pépin le pria de passer l’hiver en cette abbaye de Saint-Denis où lui-même avait été élevé et qui lui était chère. Etienne II y tomba si gravement malade qu’un instant on désespéra de sa vie. Pendant ce temps, Pépin entamait avec le Lombard des négociations pour tenter d’arriver à un accord pacifique. Aistulf avait, à l’avance, préparé une manœuvre habile. Rendu moine au Mont-Cassin, en territoire lombard, le propre frère du roi des Francs, Carloman, était devenu sujet du roi lombard. Aistulf l’envoya en France pour contrecarrer les desseins d’Etienne. Carloman, arrivé sans doute vers la fin de l’hiver de 754, mit à s’acquitter de sa mission un zèle qui parut suspect. Son frère le fit arrêter et l’enferma à Vienne, dans un monastère où il mourut bientôt (17 août 754 ou 755). Ancien maire du palais, Carloman en voulait-il à son frère de n’avoir pas associé à la royauté son fils Drogon, qu’il lui avait recommandé lorsqu’il avait quitté le siècle ? La chose est vraisemblable.
Habilement, Etienne II s’avisa d’une cérémonie qui devait lui attirer la reconnaissance et l’appui inébranlable de la maison carolingienne. A Saint-Denis, probablement dans le courant d’avril, il procéda au sacre de la famille royale. Non seulement Pépin, et ses deux fils, Charles et Carloman, furent oints, mais la reine Bertrade fut bénie, ainsi que les grands personnages de la cour. Sous menace d’excommunication, le pape interdit aux Francs de jamais se choisir un roi en dehors de cette famille que la « Divinité avait exaltée par les mains de son vicaire ». En même temps, il décorait Pépin du titre de « patrice », qui en faisait à la fois le protecteur et l’arbitre des Romains.
Après l’obtention de ces faveurs inouïes, Pépin n’avait plus rien à refuser au pape, du moins personnellement.
Mais le roi des Francs ne pouvait rien entreprendre sans la volonté de l’assemblée des Francs. Cette assemblée fut convoquée à Quierzy-sur-Oise le 14 avril, jour de Pâques. Au dire du biographe d’Etienne, l’assemblée accepta d’endosser les promesses du roi, mais non sans opposition. Nous savons, d’autre part (grâce à Eginhard), qu’une partie des grands déclara que si ces promesses entraînaient une guerre contre les Lombards, ils n’y participeraient pas. La guerre fut cependant jugée inévitable à l’assemblée de Berny-Rivière (Aisne) et, comme la date en est sûre (1er mars) il faut nécessairement que ce soit le 1er mars 755 et non 754, comme on admet. En effet, il est physiquement impossible que les négociations avec Aistulf, — il y eut trois ambassades, au moins, — les répliques de celui-ci, les préparatifs et l’exécution de la campagne d’Italie, laquelle se termina en un mois de juin, aient pu tenir entre le 6 janvier et le mois de juin 754. Il en faut conclure que les négociations et tergiversations se sont poursuivies pendant la seconde moitié de 754 et, comme une campagne d’hiver était impossible, il s’ensuit qu’on a reporté l’expédition au printemps suivant, après avoir épuisé tous les moyens d’arriver à un accord pacifique.
L’armée se mit en route après Pâques (6 avril 755). Par la Maurienne, elle passa les Alpes au Mont-Cenis. Depuis le VIe siècle, le Val de Suse appartenait au royaume franc, ce qui facilita les opérations. Aistulf s’enfuit à Pavie, sa capitale, où Pépin et Etienne vinrent l’assiéger. La résistance du Lombard ne fut pas longue. Il promit tout ce qu’on voulut, y compris l’Exarchat de Ravenne. Pépin en fit don au pape et rentra en France où nous le voyons, en juillet, dans la vallée de l’Oise.
Sa conduite n’avait rien que de correct. L’Empire avait perdu cette province tombée au pouvoir des Lombards et était désormais hors d’état de la recouvrer. Pépin en disposait comme il voulait, en vertu du droit de conquête. Il repoussa toutes les revendications de Constantinople. Son intervention apparaît toute de désintéressement : il ne prit même pas dans sa titulature la qualification de « patrice des Romains ».
Mais, de quel droit le pape acceptait-il ? Ici, nous touchons au point délicat. Maître de fait de Rome et de son territoire où le représentant impérial, le duc, avait disparu (sous le pontificat de Zacharie), le pape n’avait aucun droit sur l’Exarchat, pas plus que sur la Pentapole. Il était bien le représentant en Italie de la Respublica Romanorum, mais en tant que sujet de l’empereur. Il usa à son profit de l’imprécision de ce terme, respublica, qui pouvait s’entendre au sens large de l’ensemble des pays ayant échappé à l’emprise lombarde, aussi bien, au sens étroit, que de Rome et de son duché. C’était une usurpation et il tenta de la déguiser en feignant de ne pas rompre ouvertement avec l’Empire. Jusqu’à Hadrien, les papes continuèrent à dater leurs actes du principat des souverains régnant à Constantinople. Belle « combinazione » ! Les historiens modernes s’épuisent à essayer de comprendre, oubliant que la papauté n’a jamais détesté, bien au contraire, les situations équivoques qui permettent des échappatoires.
Quand l’armée franque fut loin, Aistulf oublia ses promesses et redevint menaçant. Dès l’automne, Etienne II, inquiet, signala ses agissements à Pépin par deux lettres confiées au chapelain Fulrad, gratifié de l’abbaye de Saint-Denis pour ses beaux services, et à Willicharius, évêque de Nomentum. Craintes justifiées : le 10 janvier 756, Rome était bloquée de toutes parts par trois armées lombardes. Le pape put cependant faire passer de nouveaux messages, par mer cette fois ; ils s’adressaient au roi, à ses fils, aux évêques, abbés, moines, ducs, comtes, à tout le peuple des Francs. Une lettre rédigée au nom de saint Pierre (ego Petrus) exigeait le secours comme un devoir sacré. Est-il téméraire de conjecturer que le pape espérait que le destinataire, dans sa foi naïve, verrait là autre chose qu’un procédé littéraire ?
Pépin exaspéré était décidé à repasser les Alpes pour châtier le félon, mais il fallait attendre le printemps. Heureusement Rome tint bon trois mois. A la fin de mars, Aistulf dut décamper pour se porter au Nord. L’armée franque franchit les Alpes, une fois de plus, au Mont-Cenis, puis par le Val de Suse, entra en Italie et assiégea Pavie. Pépin fut rejoint dans son camp par deux envoyés de Constantinople, le silentiaire Jean et le grand secrétaire Georges. A leurs réclamations, il répondit qu’il s’était mis en campagne « pour l’amour de saint Pierre et la rémission de ses péchés ». Des offres d’argent n’eurent pas un meilleur succès et les ambassadeurs impériaux durent regagner Constantinople. De nouveau la résistance d’Aistulf ne dura pas longtemps. Il demanda la paix. Les exigences furent cette fois plus sévères. Il dut payer une contribution de guerre, promettre de verser le tribut imposé jadis aux rois lombards. La liste des villes à restituer fut augmentée et Fulrad se les fit remettre successivement dans l’Exarchat, en Pentapole, en Emilie, et déposa les clefs de vingt-deux places sur la « Confession de saint Pierre ». Il y déposa aussi un document capital, que nous n’avons pas conservé, l’acte de donation de Pépin, couché par écrit cette fois. Aistulf eût-il accepté longtemps son humiliation ? La chose est peu probable, mais il mourut d’une chute de cheval à la fin de décembre.
Par un retour de fortune, ce fut à Etienne II de disposer du trône lombard. On écarta Ratchis qui rentra au cloître. Le choix se porta sur le duc de Toscane, Didier, que le pape fit installer par Fulrad. Ce ne fut pas tout. Les ducs lombards de Spolète et de Bénévent n’avaient avec la royauté lombarde qu’un lien assez lâche.Etienne les détacha en les amenant à se « commender » à Pépin, « per nos », en fait, dans la pensée du pontife, à lui-même. La sécurité de Rome se trouvait ainsi garantie de toutes parts. Dans une dernière lettre adressée à Pépin vers mars 757, le pape chante les louanges du « nouveau Moïse, du brillant David », qui a mis sa force au service de saint Pierre, de sa famille, de son peuple. Etienne pouvait être fier de son œuvre. Il avait, comme dit son biographe, « dilaté la République » (rempublicam dilatans). Il avait fondé les Etats de l’Eglise, soit pour le bien, soit pour le mal futur de l’Eglise. Il ne jouit pas longtemps de son triomphe : il mourut le 25 avril 757.
On s’est demandé si l’explication de l’ascendant extraordinaire pris par Etienne II sur Pépin et aussi de l’usurpation par le pape des droits de l’Empire ne s’expliquait pas par l’utilisation du Constitutum Constantini. C’est un acte constitutionnel par lequel Constantin, miraculeusement guéri de la lèpre et baptisé, met l’Eglise de Rome au-dessus de toutes les autres, déclare son intention de se retirer en Orient, où il fondera une ville nouvelle, et abandonne le pouvoir en Occident au successeur de saint Pierre, le pape Silvestre. Ce faux, d’une grossièreté et d’une impudence inouïes, a été fabriqué à Rome dans la seconde moitié du VIIIe siècle, avant l’année 778. Etienne II en serait l’inspirateur ? II l’aurait fait parvenir à Pépin avant même qu’il l’eût rejoint, car on voit le roi à Ponthion se porter à la rencontre du pape et, pied à terre, remplir les fonctions d’écuyer d’escorte, ainsi que Constantin l’aurait fait à l’égard de Silvestre selon le Constitutum.
Cette hypothèse se heurte à une impossibilité d’ordre psychologique. Comment admettre que le fugitif tremblant, désespéré, qui arrive en France au début de 754, puisse se présenter comme le souverain impuissant, mais légal, non seulement de Rome et de son duché, mais de l’Italie, mais de tout l’Occident, donc de la Gaule franque ? C’eût été d’une suprême maladresse. L’identité du cérémonial prouve plutôt que le faux s’inspire de ce qui se passa à Ponthion le 6 janvier, donc qu’il est postérieur à cette date. La production de l’imposture s’explique mieux, comme on verra, au temps du pape Hadrien et vers 778.
Le successeur d’Etienne II fut son frère, Paul (757-767). Tout de suite, le nouveau roi lombard mit la plus mauvaise grâce à remplir ses engagements. Les restitutions ne s’opéraient pas ou très lentement. Didier se rendant compte que l’adversaire de la royauté lombarde n’était plus le Byzantin, mais le pape, eut l’idée, dès 758, d’un rapprochement avec l’Empire. Effrayé, Paul sollicita l’installation à Rome d’un représentant (missus) permanent du roi des Francs, mais il ne put obtenir que des missions temporaires. Pépin, absorbé par les guerres, n’était pas en état de reparaître en Italie. Sa diplomatie fut toute de pacification. En 763, une double ambassade de lui et de Paul alla à Constantinople ménager un accord. Pépin engagea le pape à dresser les ducs de Spolète et de Bénévent contre l’autorité du roi lombard. Finalement, chacun resta sur ses positions. Paul Ier mourut le 26 juin 767.

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