Lay Lady Lay
.
Alors que Martin posait le disque sur l’électrophone, Gabrielle lui fit
remarquer :
— Tu as de la chance que je sois là. D’habitude, à cette heure-ci, je suis
encore au boulot.
— Pourquoi es-tu rentrée plus tôt ?
— J’avais un truc à faire…
— Quoi ? demanda-t-il en se relevant.
— Ça, dit-elle en l’embrassant.
Leurs souffles se mêlent, leurs lèvres se frôlent, leurs langues se cherchent et
se provoquent.
Elle lui effleure le visage ; il lui caresse la nuque.
Elle lui ôte sa veste ; il lui déboutonne son jean.
Elle le débarrasse de sa chemise, qui tombe sur le parquet ; il soulève son
pull, lui lèche les épaules, goûte sa peau.
Elle remarque son tatouage qu’il n’avait pas autrefois ; il reconnaît son odeur
et la confronte à ses souvenirs.
Alors, le temps déraille, le passé contamine le présent.
Et la peur refait surface.
La peur.
Enkystée dans le corps, tapie dans l’ombre de l’esprit.
La peur qui prolifère.
La peur qui n’a pas de limites.
Et que seul l’amour peut vaincre.
Au début, la peur infecte tout.
Au début, la peur fait peur et donne envie de fuir.
Malgré tout, leurs mains se joignent et leurs corps se plaquent l’un contre
l’autre.
Elle s’accroche à lui comme à un radeau.
Il trouve la force de s’ancrer en elle.
Elle réussit à se nouer à lui.
Son regard cherche le sien. Il l’attire, s’arrête pour la contempler à la lueur
des lumières du port : son corps brille dans la nuit et éclaire son visage. Elle lui
sourit, se veut rayonnante pour lui. Elle lui passe les mains dans les cheveux ; il
laisse sa langue fureter sur sa poitrine.
Alors, bien sûr, on peut réduire leurs baisers à un échange de salive, à
quelques grammes d’ivoire émaillé qui s’entrechoquent.
Et pourtant…
Pourtant, le temps d’un battement de cils.
Leurs corps tremblent et la peur reflue.
Enveloppé dans les draps et les couvertures, Martin sortit le premier sur la
terrasse. La nuit était tombée, mais il faisait encore bon dans cette ville pas
comme les autres, protégée du vent du Pacifique et bénéficiant d’un étonnant
microclimat qui transformait cette soirée d’hiver en veillée printanière.
Silencieux, Martin regarda autour de lui. La véranda offrait une vue
panoramique sur l’océan. Sur un autre quai, un « vieux de la vieille » du quartier
venait de s’installer avec sa canne à pêche et son poste de radio. En écoutant
l’ouverture de
La Traviata
, il jouait avec les mouettes rieuses dont les cris
saccadés finissaient par faire partie de l’opéra.
Un tintement de cristal le sortit de sa contemplation.
Entortillée dans un plaid à carreaux, Gabrielle vint le rejoindre en sautillant,
deux verres vides à la main. Elle l’embrassa et posa la tête sur son épaule. Puis,
avec un sourire mutin :
— Et si on ouvrait ta bouteille de vin ?
Il la prit au mot :
— Je vais la chercher !
Restée seule sur la véranda, elle sentit la chair de poule envahir son corps
tandis qu’une larme discrète coulait le long de sa joue.
Cette larme, c’était un concentré de gratitude.
Gratitude envers la vie, le hasard, le karma, la chance, la providence, le grand
architecte qui présidait à nos destinées, Dieu lui-même s’Il existait…
Qu’importe ! Martin était de retour dans sa vie. Et cette fois, elle savait que
c’était pour toujours. Par une étrange alchimie, l’accord de leurs corps avait
débouché sur l’accord de leurs âmes. À présent, ils étaient prêts tous les deux,
non pas à recommencer à zéro, mais à poursuivre un amour qui avait survécu en
hibernation pendant presque quinze ans. Martin avait raison lorsqu’il disait
qu’on ne pouvait pas regarder sereinement l’avenir sans comprendre et assumer
le passé.
Ils n’étaient plus des voyageurs sans bagages. Ils n’avaient plus vingt ans. Ils
avaient tous les deux vécu, souffert l’un sans l’autre. Ils s’étaient tous les deux
perdus l’un sans l’autre.
Ils avaient essayé, chacun de leur côté, d’en aimer quelques autres…
Mais c’était fini, tout ça.
À partir de maintenant, elle allait tout lui dire, tout lui expliquer, à
commencer par la véritable raison de son absence à New York.
Elle lui parlerait de ses amants aussi, de cette sensation qu’elle avait toujours
eue, depuis son adolescence, d’être une sorte d’appât, une proie livrée à un jeu
auquel elle ne voulait pas participer et où elle ne gagnait jamais. Pendant
longtemps, avec les hommes, elle avait beaucoup dit « non », puis elle avait
beaucoup dit « oui ». Car lorsque vous n’avez pas confiance en vous, finir par
dire oui à quelqu’un peut signifier lui dire encore plus non que non. Elle savait
que Martin comprendrait…
Pendant leur étreinte, ses défenses étaient tombées en même temps que les
siennes.
Désormais, ils n’en avaient plus besoin, car ils avaient l’amour.
Désormais, plus rien ne pouvait troubler leur bonheur.
Sauf peut-être…
— Bonsoir, Gabrielle.
Elle sursauta sous l’effet de la surprise.
Le visage d’Archibald se découpait dans la lumière d’une loupiote en forme
de flambeau.
— Qu’est-ce que tu fais là ?
— Je suis venu reprendre notre conversation.
— Pas ce soir.
— Je crois que c’est ce soir ou jamais.
— Pourquoi ?
— Je t’expliquerai.
— Non, va-t’en ! ordonna-t-elle en le repoussant. Martin est là !
— J’ai vu, dit-il en s’asseyant dans le canapé.
Sous l’emprise de la panique, elle le supplia :
— Ne me gâche pas cette soirée, s’il te plaît.
— C’est toi qui as les cartes en main, Gabrielle. S’il veut m’arrêter, cette fois,
je ne résisterai pas. Choisis ce que tu veux : discuter une dernière fois avec ton
père ou l’envoyer finir ses jours en prison.
— Mais où veux-tu que l’on discute ?
— J’ai mon idée, dit-il en désignant le petit hydravion.
— Pourquoi tu me demandes ça ? Pourquoi tu me demandes de choisir entre
Martin et toi ?
— Parce que vivre, c’est faire des choix, Gabrielle. Mais ça, je crois que tu le
sais déjà…
Pendant deux secondes, elle resta figée, terrifiée par ce qu’Archibald lui
demandait. Puis elle se précipita dans la maison et descendit en courant jusqu’au
cellier.
— J’ai trouvé la bouteille ! cria Martin en l’entendant arriver.
Il était en train de refermer l’armoire réfrigérée lorsque Gabrielle passa la tête
dans l’entrebâillement de la porte.
— Pardonne-moi, mon amour…
— Quoi ?
Avant qu’il ait pu comprendre quoi que ce soit, elle avait tourné la clé pour
l’enfermer dans la pièce.
— Pardon, répéta-t-elle la voix brisée en allant rejoindre Archibald.
21
Nous nous sommes tant aimés
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