J’espère qu’ils ne m’ont pas mis sous surveillance électronique
, pensa-t-il en
retournant à son téléphone pour pianoter sur les touches minuscules :
Arrête, je te dis !
L’amour, c’est toujours bien, c’était tendre, c’était doux. C’était toi…
À nouveau, il faillit lui demander d’arrêter, mais il n’en avait plus la moindre
envie. À la place, il attendit une bonne minute, les yeux rivés sur son petit écran,
en espérant un nouveau message qui ne mit pas longtemps à arriver :
Pour moi, ça n’a jamais été aussi bien, aussi fort, aussi sensuel.
Cette fois, il ne laissa pas passer :
Si c’était bien, pourquoi tu n’es pas venue au rendez-vous ?
Sans répondre à sa question, Gabrielle continua d’évoquer ses souvenirs à
travers un bouquet de textos enflammés :
Tu te souviens de nos baisers et de nos caresses ?
Tu te souviens de tes mains sur mes seins ?
Tu te souviens de mes seins dans ta bouche ?
Tu te souviens de ton corps dans le mien ?
Tu te souviens de ta tête dans mes mains, de ta langue dans ma…
Et brusquement, ce fut trop. Il arrêta de lire et lança de toutes ses forces son
téléphone qui se fracassa contre le mur du bureau.
Il remonta Market Street, dévala Geary Street et déboula sur Grant Avenue
devant le
Café des Anges
. Il était sûr de la trouver là !
À l’entrée du quartier chinois et à quelques rues du consulat français, la
brasserie faisait figure de petit coin de France au cœur de San Francisco. Bien
que l’endroit ne vende pas de cigarettes, le café arborait une enseigne « Bar-
tabac », copie conforme de la façade des anciens bistrots parisiens des années
1950.
Martin poussa la porte et entra dans la brasserie.
Le lieu de leur premier rendez-vous en amoureux.
Le charme opérait à chaque fois : avec ses nappes à carreaux, son bar en zinc
et ses chaises en bois, on était dans un vieux film français et, en observant les
clients, on s’attendait presque à voir surgir Lino Ventura ou Bernard Blier, on se
surprenait à guetter un dialogue à la Audiard !
Affiché sur l’ardoise, le menu sentait bon la France d’avant : œuf
mayonnaise, harengs pommes de terre à l’huile, poireaux vinaigrette, blanquette
de veau, bœuf bourguignon, coq au vin, tripes à la mode de Caen…
Derrière le comptoir, un calendrier des PTT, de vieilles cartes postales du
Tour de France vantant les exploits d’Anquetil et de Poulidor. Juste à côté, un
vieux baby-foot Garlando aux joueurs bien fatigués. Même la musique collait à
l’atmosphère : Édith Piaf remixée, Renaud et ses
p’tits bals du samedi soir
, Zaza
Fournier et
son homme…
Après s’être renseigné auprès d’un serveur, Martin retrouva Gabrielle
installée à la table la plus romantique du restaurant, isolée par une petite tonnelle
où s’accrochaient les vrilles d’un plant de vigne.
— Tu veux jouer à ce jeu-là, très bien ! lança-t-il en s’asseyant devant elle.
— Tu prendras des rillettes en entrée ?
— Et d’abord, comment as-tu fait pour obtenir cette table ?
— Comme toi lors du premier soir : j’ai graissé la patte au garçon !
— Mais qu’est-ce que tu cherches au juste ?
— Je veux le retrouver, affirma-t-elle en fermant le menu.
— Qui ?
— Le Martin que j’ai connu : celui que j’ai aimé.
— Tu ne peux pas ressusciter le passé.
— Et toi, tu n’as pas le droit de le détruire !
— Je ne veux pas le détruire, je veux le
comprendre
: comprendre pourquoi tu
n’es pas venue à ce rendez-vous.
Leur ton avait monté. Elle se radoucit pour proposer :
— Tu ne veux pas, plutôt, regarder en avant ?
Il détourna le regard. Elle poursuivit sur sa lancée :
— On dit souvent que le bonheur ne repasse jamais les plats, mais nous, on a
droit à cette deuxième chance, Martin ! Ne la gâchons pas ! On est encore
jeunes, mais plus tellement. On a davantage de temps devant nous que derrière,
mais à peine. On peut encore faire des enfants, mais il faudrait commencer
maintenant…
Elle rougit jusqu’aux oreilles, terrorisée par l’audace de sa déclaration qui
semblait le laisser de marbre.
Elle ne se découragea pas pour autant :
— Je n’étais pas prête, il y a quinze ans. Je n’étais pas à la hauteur, je n’étais
pas assez forte, je doutais de tout. Et toi non plus, tu n’étais peut-être pas prêt,
malgré ce que tu veux te faire croire…
Il eut une moue dubitative. Elle continua :
— À présent, je suis prête. L’amour, tu vois, c’est comme l’oxygène, si on en
manque trop longtemps on finit par en mourir. Tu m’as tellement aimée en
quelques mois que j’ai eu des réserves d’amour pendant des années. Grâce à
elles, j’ai pu affronter beaucoup de choses, mais j’arrive au bout de mes réserves,
Martin.
Elle se passa la main derrière le cou, se caressant les cheveux à la base de la
nuque, comme un signe d’encouragement qu’elle était obligée de se prodiguer à
elle-même puisque personne n’avait jamais été là pour le faire à sa place.
— Je t’ai fait du mal, je sais. Excuse-moi, termina-t-elle.
Enfin, Martin ouvrit la bouche pour dire ce qu’il avait sur le cœur :
— Le problème, ce n’est pas la douleur. La douleur, ça te fait souffrir, mais ça
ne te détruit pas. Le problème, c’est la solitude engendrée par la douleur. C’est
elle qui te tue à petit feu, qui te coupe des autres et du monde. Et qui réveille ce
qu’il y a de pire en toi.
Elle ne chercha pas à fuir le débat :
— Aimer, c’est toujours dangereux, Martin ! Aimer, c’est espérer tout gagner
en risquant de tout perdre, et c’est aussi parfois accepter de prendre le risque
d’être moins aimé que l’on n’aime.
— Eh bien, tu vois, dit-il en se levant de table, ce risque, je crois que je ne
suis plus prêt à le prendre.
Martin rentra au QG de sécurité de l’hôtel et passa une bonne partie de
l’après-midi à travailler sur les plans de la Garden Court. Il devait participer
ensuite à une réunion avec le chef de l’escouade de vigiles engagée par Lloyd’s
Brothers et les quelques agents du FBI qui avaient investi le lieu.
Le soleil commençait à décliner lorsqu’il rédigea un long mémo à l’intention
de Mademoiselle Ho : une liste de mesures visant à renforcer la sécurité du
diamant. Il essaya de contacter la Coréenne, mais aucun de ses numéros ne
répondait. Il lui envoya un mail qu’il doubla d’un texto puis descendit vers la
salle d’exposition.
Dans la Garden Court, c’était la bousculade. Depuis quelques jours, la vente
du diamant faisait la une de la presse et les médias s’étaient chargés de
transformer son exposition en sortie touristique incontournable pour les vacances
de Noël. Une telle affluence inquiétait Martin, car elle rendait sa tâche beaucoup
plus compliquée.
Mêlé à la foule, il ferma brièvement les yeux, comme pour mieux se
concentrer. Il fallait qu’il parvienne à se mettre dans la tête du voleur.
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