Ferdinand Lot De l’Institut



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L’Église

A. L’Épiscopat


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Dans le désarroi produit par l’affaiblissement de Rome et l’occupation progressive de la Gaule par les Barbares au cours du Ve siècle, l’Eglise fut le soutien des populations romaines abandonnées par l’Empire, et on a pu dire qu’elle leur fut comme une patrie. En ce siècle l’Eglise, c’est, avant tout, l’épiscopat. Et l’épiscopat eut une vie très agitée, surtout à partir du milieu du siècle quand, avec Euric, le lien d’alliance, le foedus, des Barbares avec Rome se relâcha, puis disparut. La différence de confession religieuse, Goths et Burgondes étant ariens, aggrava la situation. Moins cruels que les Vandales de l’Africa, les rois visigoths n’en font pas moins peser un dur joug sur l’épiscopat. Ils exilent les prélats et, qui pis est, laissent vacants longtemps les sièges épiscopaux. Quand Alaric II, inquiet, rapporte les dures sentences de son père et autorise la tenue de conciles, il est trop tard sa monarchie est déjà frappée à mort. Les Burgondes sont moins oppressifs. Plusieurs de leurs princes et princesses se font catholiques. Le roi Gondebaud songe même un instant à sauter le pas, mais il n’ose. Et quand son fils, Sigismond, renonce à l’arianisme, ici encore il est trop tard. Un rival dangereux, le Mérovingien, profite de l’irrésolution de ses rivaux goths et burgondes pour les supplanter dans la faveur des évêques et, par les évêques, dans celle des populations gallo-romaines.
La conversion de Clovis passant du paganisme au catholicisme, fut, on l’a vu, un coup de maître au point de vue politique, non moins que religieux. Enthousiasmé, l’épiscopat salua avec joie le « nouveau Constantin » et pardonna bien des excès au souverain et à sa descendance.
En ces temps troubles, ce qu’on recherche dans l’évêque c’est moins la science théologique, l’austérité, l’ascétisme, bien qu’on les apprécie fort, que la puissance et l’influence. Le secret de l’ascendant sur les populations et sur. les princes c’est la richesse, la richesse foncière, et la naissance. Au Ve siècle, le choix de l’évêque, conformément aux canons de l’Eglise, est remis au clergé et au peuple du diocèse, lequel se confond territorialement avec la civitas, l’Etat gallo-romain. Toutefois, ne nous y trompons pas : par peuple il ne saurait s’agir de l’ensemble de la population de la civitas, ne serait-ce que pour la raison que le christianisme n’a pas encore conquis l’ensemble des campagnes et même que bien peu des bourgades dites vics (vici) possèdent des prêtres à demeure.
Il s’agit seulement des habitants de la ville chef-lieu de la civitas. Ici même la totalité de la population de ces cités minuscules n’a pas de rôle actif. Le choix dépend des notables, des descendants des décurions ayant composé le petit sénat local. Ce sont eux qui avec le clergé cathédral, prêtres, diacres, sous-diacres, acolytes, etc..., élisent vraiment le nouveau prélat. Le reste de la population se borne à l’acclamer.
Très souvent, le plus souvent peut-être, le choix se porte, non sur un clerc, mais sur un laïque renommé par sa piété, ses bonnes mœurs et aussi par sa fortune et son nom. Les évêques coprovinciaux lui confèrent successivement, mais rapidement, per saltum les ordres ecclésiastiques. Nommé, intronisé, le nouvel évêque, qui peut être père de famille, si sa femme est encore vivante, se sépare d’elle ou plutôt cesse avec elle tout rapport conjugal.
L’épiscopat apparaît aussi, sinon toujours, du moins souvent, pour un grand laïque, comme une fin de vie toute naturelle, une sorte de retraite. Il lui procure les satisfactions du pouvoir, d’un pouvoir plus effectif, plus intéressant que lorsqu’il remplissait des charges publiques. L’exemple de Sidoine Apollinaire, entre bien d’autres, est typique. L’épiscopat vaut aussi à l’élu une sécurité, au moins relative. II n’est justiciable que d’un concile et, quand elle en a les moyens, la papauté veille sur lui et prend son affaire en mains. Ce passage de l’état laïque à l’état ecclésiastique se poursuivra à travers toute l’ère mérovingienne et cela sans scandaliser personne. On verra même aux VIIe et VIIIe siècles des grands personnages de la cour, jusqu’à des maires du palais, tel Arnoul en Austrasie, finir une carrière laïque éclatante par l’entrée dans l’épiscopal et même y briller d’un plus vif éclat, celui de la sainteté.
L’usurpation du droit d’élire l’évêque par le despotisme mérovingien favorise la continuation de cette pratique de choisir souvent des laïques pour l’épiscopat. Ce procédé cependant n’est pas sans exception. Les rois eux-mêmes peuvent porter leur choix sur des clercs renommés dans leur cité par leurs mérites religieux.
Réservé naturellement aux Gallo-Romains jusqu’à la conversion de Clovis, l’épiscopat se voit peu à peu, à partir surtout de la seconde moitié du VIe siècle, occupé également par des titulaires d’origine franque ou portant des noms francs.
Si pour certains l’épiscopat est une retraite, c’est une retraite fort occupée. Il y a d’abord les devoirs d’ordre religieux. L’évêque officie et prêche dans sa cité. Chacune d’elles ne comporte, encore qu’une paroisse, la cathédrale, mais celle-ci a son siège non dans un, mais dans plusieurs édifices : l’église Saint-Étienne, — c’est la plus ancienne titulature, — puis aussi à Paris, une autre église, dédiée à Notre-Dame depuis l’extension du culte de la Vierge, enfin l’église Saint-Jean (le baptistère). Il doit parcourir son diocèse pour extirper les restes du paganisme, soit latin, soit germanique, instaurer des basiliques dans les gros bourgs (les vics), favoriser l’établissement d’églises rurales, dotées de prêtres à titre permanent, seul moyen de christianiser les paysans, les gens du pagus, si longtemps rétifs que leur nom (pagenses) a donné en français le mot païens. L’administration du temporel de 1’Eglise, temporel sans cesse accru alors par les dons des fidèles, est un des lourds soucis de l’évêque. Il n’en viendrait pas à bout sans l’aide du chef des diacres, l’archidiacre.
Le Mérovingien se désintéressant de tout devoir d’assistance et d’instruction, c’est à l’Eglise d’assurer la subsistance et le soin des veuves, des orphelins, des malades, des faibles de toute espèce. L’évêque doit fonder des hospices et hôpitaux, des hôtelleries (xenodochia) pour pèlerins et voyageurs. Il rachète les prisonniers, si nombreux dans les guerres incessantes que se livrent les rois francs, et aussi les esclaves que vendent les peuples germaniques, notamment les Anglo-Saxons.
L’Etat et les cités en Gaule ont cessé, faute de ressources, d’entretenir des écoles publiques de grammaire et de rhétorique. Même les riches particuliers ont de moins en moins des pédagogues particuliers à leur service. On a cru longtemps qu’il existait au « Palais » une école où les futurs fonctionnaires faisaient l’apprentissage des lettres. C’est une méprise amenée par une fausse interprétation des termes schola, scholares qu’on rencontre, chez les hagiographes notamment. La schola, comme sous le Bas-Empire et à Byzance, s’entend de la garde du souverain et les scholares sont les « antrustions », gens de cour, parce qu’ils sont attachés au service du roi à n’importe quel titre. Il n’y a jamais eu d’« école palatine ».
Au reste les spécimens qui nous restent des produits des écrits rédigés dans les bureaux du « palais », les diplômes des rois et leurs édits nous édifient par leur barbarie, sur la culture que reçoivent leurs rédacteurs, les notarii et référendaires. Ce ignorants s’efforcent de rédiger en latin classique et ils commettent les erreurs de langue et d’orthographe les plus invraisemblables. Evidemment la royauté mérovingienne n’a même pas été capable de s’assurer pour ses bureaux d’un personnel d’instruction même élémentaire.
L’Eglise n’est pas beaucoup mieux partagée. Au moins s’efforce-t-elle d’entretenir des écoles dans chaque cité. Cela est indispensable, ne fût-ce que pour la célébration des offices sacrés qui doivent se faire en latin. Mais les quelques renseignements qui nous sont parvenus ne permettent que peu d’illusion sur le résultat. C’est un enseignement primaire : lecture, écriture, chant des psaumes, enfin comput pour connaître les fêtes ecclésiastiques de l’année. Encore a-t-on de la peine à recruter le personnel capable de distribuer un enseignement aussi élémentaire. Si médiocre que puisse paraître pareil enseignement il faut lui reconnaître le mérite d’avoir permis à des clercs, à des laïques même, quoique en fort petit nombre et sans cesse diminuant, de transmettre quelque chose de la double culture, profane et sacrée, que l’Empire romain léguait au monde barbare.
A l’évêque revient aussi le devoir et le droit de juger, juger les clercs, les innombrables suppôts ecclésiastiques qui souvent n’ont de clerc que la tonsure et le nom. Son pouvoir est limité seulement en matière criminelle, encore a-t-il un devoir d’intercession auprès des pouvoirs publics. Il est l’arbitre tout désigné dans une foule de petits et grands litiges entre clercs et laïques ou même entre laïques.
Il a le devoir de bâtir, restaurer et entretenir, orner les églises de la Cité.
Parfois, tel Didier de Cahors, au VIIe siècle, l’évêque prend à sa charge la restauration des remparts de la cité. Les murs de défense appartiennent au roi, ils font partie de son « domaine » et le demeureront jusqu’à la, Révolution française. Mais le roi s’en remet du soin de les entretenir à la population. Elle serait souvent incapable de supporter cette charge dispendieuse, si l’évêque ne venait à son secours. Parfois même il entreprend des travaux publics, tel Félix de Nantes qui élève des digues pour préserver la cité des débordements de la Loire.
Pour subvenir à toutes ces charges il faut une grosse fortune. C’est le cas, sinon toujours, du moins souvent, des évêques. Les quelques testaments qui nous sont parvenus, testaments par lesquels le prélat lègue ses biens à son église, le prouvent abondamment. En même temps il procède par cet acte à de nombreux affranchissements de serfs. L’Eglise n’a jamais songé à attaquer l’institution du servage, et c’est même elle qui le conservera le plus longtemps, mais les affranchissements particuliers en grand nombre sont considérés à cette époque comme une œuvre pie.
Les fortunes épiscopales n’auraient pu suffire cependant à ces dépenses multiples si les donations des rois, des reines, des maires du palais, des grands n’étaient venues en aide à l’épiscopat. Elles furent abondantes, à partir surtout du VIe siècle.
Un poème de Fortunat à la louange de Nizier (Nicetius), évêque métropolitain de Trèves, écrit vers 560, nous donne un aperçu des mérites et des occupations d’un évêque de ce temps. Reproduisons une partie, qui a aussi l’avantage de fournir un spécimen du style de l’époque avec ses antithèses et ses pointes :
« Voué tout entier à l’œuvre de Dieu, vous avez quitté pour elle les choses de la terre et si le monde est mort pour vous, vous êtes là pour ne pas mourir. La vie est courte pour tous à l’exception du bienheureux. Ce qui est bien ne périt pas : vous serez donc, et avec raison, immortel. Avare pour vous-même et prodigue envers les pauvres, ce que vous faites pour les petits, croyez que vous le donnez à Dieu. Chaque fois qu’un prisonnier reprend possession de ses lares en rentrant dans son pays, vous prenez possession du ciel. L’exilé est par vous secouru. Vous nourrissez celui qui a faim, il ne vous quitte que rassasié. Vous mettez tous vos soins à apaiser les tristes querelles. Vous êtes l’unique remède aux afflictions de tous. Vous séchez les larmes du pauvre et lui rendez la joie. Qui gémissait est guéri par vos prières. Le troupeau que vous paissez ne craint pas que le loup ravisse ses agneaux et ceux qui sont dans vos étables y sont en sûreté. Vous restaurez les anciennes églises et c’est à vos soins que la plus vieille doit une nouvelle jeunesse. Puissiez-vous pendant de longues années encore prier pour les peuples et empêcher vos ouailles d’être déchirées 1. »
Ce dernier vœu ne devait pas être exaucé. Clotaire Ier écarta Nizier. Il est vrai que Sigebert le rétablit à son avènement (561). Nizier est le type du grand seigneur terrien. Il possède, entre autres, un château sur la Moselle, près de la rivière Rône, (peut-être Bischoffsheim, près de Coblence).
Ailleurs (liv. V, pièce 9, p. 133) Fortunat écrit en ces termes aux habitants (cives) de Tours, à propos de l’entrée (573) en fonctions du célèbre Grégoire, l’historien et hagiographe :
« Applaudissez, heureux peuples ; celui qu’appelaient vos vœux est parmi vous. Votre évêque est arrivé : rendez grâces à Dieu. Enfants aux membres nus, vieillards courbés par l’âge, fêtez un si beau jour. Que chacun célèbre celui qui fait le bonheur de tous. Il est venu l’espoir du troupeau, le père du peuple, l’ami de la cité. Réjouissez-vous, brebis, voici votre pasteur. Rassasiez vos yeux de la vue de celui que vous réclamiez et fêtez dans la joie sa venue. Son mérite, ses vertus l’ont élevé à cette dignité. Son nom même le destine comme pasteur du troupeau 1… La main du vénérable Egidius (évêque métropolitain de Reims) l’a consacré pour le bonheur du peuple aimé de Radegonde 2. Sigebert et Brunehaut applaudissent à ce choix et l’approbation du roi ajoute à son éclat. Puisse son troupeau paître docilement, etc... »
Le choix de l’évêque est la principale préoccupation d’une population pour qui la vie politique n’existe plus et dont la vie municipale disparaît de plus en plus. Très attachée à son pasteur elle exige beaucoup de lui. Ses écarts de conduite peuvent attirer sur elle les fléaux naturels, signe de la colère du Tout-Puissant. Aussi l’évêque est-il étroitement surveillé. Il est soumis à un incessant espionnage des clercs et des laïques qu’il entretient dans son palais (domus). A la moindre défaillance, ou même sans prétexte valable, il se trouve les clercs ambitieux, désireux de le supplanter qui vont clabauder contre lui au « Palais ».
Dans ces conditions on devrait s’attendre à ne voir sur les sièges épiscopaux de la Gaule que des modèles de vertu et de sagesse. Et cependant la lecture de Grégoire de Tours laisse une tout autre impression. Il nous dépeint des prélats cupides, querelleurs, sanguinaires même. Les disputes entre Bertrand de Bordeaux et Pallade de Saintes n’ont rien d’édifiant. Bodégisile du Mans est dur au peuple, pillard, cruel : il est sous l’empire de sa femme, monstre de méchanceté. Melantius trempe dans l’assassinat de Prétextat de Rouen. Les diocèses d’Embrun et de Gap sont au pouvoir des frères Salonius et Sagittarius, prélats guerriers et rebelles, etc... Toutefois, il est de saints prélats, tel Véran de Chalon-sur-Saône, d’autres encore.
La culture littéraire de l’épiscopat baisse rapidement. Le dernier qui ait écrit dans un latin correct est Avitus de Vienne (mort en 525), mais sa correction s’explique par une imitation servile de modèles anciens. Lui-même n’a aucun style personnel. Les autres n’ont pas reçu une instruction suffisante pour se tirer des difficultés d’une langue qui est déjà, pour eux aussi, comme une langue morte. Grégoire de Tours déplore la ruine des lettres et lui-même ne s’en fait pas accroire, : il se qualifie rusticus, idiota, sans s’apercevoir qu’il a pour nous d’autres mérites qui le rendent incomparable.
Ne leur demandons pas de science théologique. Au reste, les grandes conférences et disputes sur la christologie avaient été réglées en Orient au siècle précédent : Sur les rapports de la grâce et de la prédestination, le Ve siècle avait connu une activité doctrinale intense, confinée, il est vrai, dans le sud-est de la Gaule. Cassien, Prosper, Vincent de Lérins, Faust de Riez, etc... avaient débattu le problème. Ils avaient été pélagiens, antipélagiens, semi-pélagiens, contre ou pour l’augustinisme. Mais la question fut réglée au concile d’Orange de 529 où saint Césaire d’Arles fit accepter un augustinisme mitigé.
Le clergé de Gaule est orthodoxe, préservé de l’hérésie en raison même de son ignorance. Tout au plus saisit-on quelques traces de l’adoptianisme ou du novatianisme, et, au VIIe siècle, du monothélisme. Ce ne sont que des manifestations fugitives.
L’activité du haut clergé de Gaule est tournée vers la pratique. Il entend extirper des campagnes les derniers vestiges du paganisme, les croyances magiques. Il s’efforce de défendre les personnes et les biens d’Eglise contre les empiétements et spoliations des laïques, du roi lui-même. Il veut purifier la vie des clercs, trop mondains et souvent mariés, obliger les fidèles à l’observation du dimanche et des fêtes, proscrire danses et chants jugés indécents, etc.
Les conciles des Gaules s’y emploient. Ils sont réunis souvent : on en compte quarante-deux de 511 à 614. Puis leur nombre diminue dans la décadence du VIIe siècle : douze de 614 à 680, un enfin en 695. Puis ils cessent jusqu’à l’avènement de Carloman et de Pépin (741), témoignage irrécusable du profond abaissement de 1’Eglise et de la société.
Ce qui est grave c’est que le clergé de Gaule se révèle trop vite impuissant à la conversion des parties germaniques du Regnum. La conversion de Clovis n’eut d’effet que sur ceux des Francs qui étaient établis en pays gallo-romain. Dans les régions où les Francs étaient en totalité ou en majorité le paganisme persistait. Les sièges épiscopaux de la Belgique Seconde, ceux des bords du Rhin avaient disparu. On les rétablit au cours du VIe siècle, mais les titulaires de ces diocèses s’avérèrent impuissants à christianiser les populations. Cette tâche fut entreprise par des missionnaires, en majorité venus de l’Aquitaine, demeurée moins barbare, les saints Vast, Eloi, Amand, notamment.
On laisse aux missionnaires scots (irlandais), Columban, Gall, puis Fridolin et Kilian, la tâche de commencer la conversion des Alamans, des Thuringiens, même des Francs de la rive droite du Rhin. La profonde décadence où tombe le clergé de Gaule au VIIIe siècle ne lui permet plus de continuer cette œuvre de prosélytisme que les maires du palais doivent confier à des Anglais, Willibrord, Boniface.
A la décharge de l’épiscopat gallo-franc, il faut dire qu’il avait un travail considérable à achever à l’intérieur, celui de la conversion des campagnes. Le christianisme y demeurait superficiel, la majorité de la population ne pouvant assister à l’office divin faute d’églises et de prêtres. Des tournées pastorales, des messes dites occasionnellement par un prêtre de passage, étaient des remèdes impuissants à consolider la foi. Longtemps le diocèse, identique dans ses limites à la civitas, n’avait eu qu’une seule paroisse, celle du chef-lieu. Puis les bourgades libres dites vici ou castra avaient obtenu l’établissement d’une basilique pourvue d’un presbyterium, vrai collège clérical formé de prêtres, diacres, sous-diacres, etc. Le ressort de cette basilique commence à prendre le nom de paroisse.
Restait à pourvoir la majorité de la population rurale. Celle-ci, composée de « colons » et de serfs, résidait sur les domaines des grands propriétaires. Les églises possédant nombre de domaines (villae), les évêques recommencèrent de bonne heure à établir dans chacun d’eux un prêtre le desservant en permanence, doté de quelques « manses » (lots de colons ou serfs) dont le revenu foncier pourvoyait à sa subsistance. Cette tâche se poursuivit au cours des VIe et VIIe siècles. Rois, reines, grands officiers imitent l’évêque. De même les propriétaires ruraux obtiennent de l’épiscopat la faveur de transformer leur oratoire privé en église véritable où un desservant, désigné par eux, mais approuvé par l’évêque, célèbre la messe chaque dimanche ou même chaque jour.
En même temps les prêtres de vici, même de domaines sont incités à ouvrir une école, primaire comme nous dirions, s’ils en sont capables. Il se crée ainsi une classe sociale nouvelle, celle du curé de campagne. En dépit de sa faible instruction, d’une moralité parfois douteuse, d’une humble naissance — il est le plus souvent d’origine non-libre — ce prêtre de village est le propagateur de la foi dans la population rurale.
Au Ve siècle encore, l’évêque se réserve la prérogative de conférer le baptême et il le fait à Pâques de préférence. Puis il concède ce privilège aux prêtres des vici ou castra, enfin aux simples curés. Alors se constituent véritablement des circonscriptions culturelles rurales et elles reçoivent le nom honorifique de « paroisses », cependant que le terme « diocèse » s’entend désormais du ressort épiscopal. Ces basiliques de bourg, ces églises même de campagne tiennent à honneur de se procurer une parcelle du corps ou du vêtement d’un saint personnage, martyr ou confesseur de la foi, et à se placer sous sa protection. Si bien que l’ancien nom du lieu où s’élève ce sanctuaire commence à prendre le nom du saint où il est célébré. C’est ainsi, pour ne citer qu’un exemple entre plusieurs milliers, que Catulliacum, au nord de Paris, perd son nom antique pour celui de Saint-Denis.
Cette constitution des paroisses rurales est un fait capital dans l’histoire non seulement religieuse, mais sociale et même politique de la France. Les « paroissiens » forment corps. Ils se rencontrent le dimanche à la messe et à la sortie de l’office. Ils s’associent pour l’entretien du desservant, pour la réparation et l’entretien de l’église. Quelques-uns d’entre eux reçoivent même du curé un rudiment d’instruction qui permettra, en des temps favorables, à une élite infime, mais d’autant plus précieuse, de s’élever plus haut. Le ressort de la paroisse coïncidant le plus souvent avec celui du domaine de la villa, le propriétaire-seigneur trouve commode de s’adresser à cette « paroisse » que forment ses « vilains » (c’est-à-dire ses villageois) pour la perception des taxes, coutumières ou abusives, qu’il lève sur eux, et aussi pour les multiples besoins des travaux des champs. Bien plus tard, à partir du XIVe siècle et jusqu’à la Révolution, le roi fera de même pour la levée de l’impôt, laissant, lui aussi, aux villageois, le soin de le repartir entre eux, et par cela même leur reconnaissant une communauté, ce qui entraîne forcément un sentiment de solidarité entre ceux qui la composent, par suite une résistance éventuelle à l’oppression seigneuriale ou royale. Et comme, à travers les siècles, la limite de la paroisse, son « finage », n’a jamais changé, on peut dire qu’elle est la cellule organique de la société française si longtemps presque exclusivement rurale. La Révolution, en 1790, lui donnera une consécration d’honneur en lui conférant le nom prestigieux de commune.
L’achèvement de la constitution de la paroisse au cours de l’ère mérovingienne est sans doute le grand fait de l’histoire de cette triste période de notre histoire et il est, on le voit, de première importance.

B. Le monachisme
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Absorbé par les préoccupations du siècle, l’épiscopat risquait de laisser se dessécher les sources de la spiritualité chrétienne, l’ascèse et la mystique. Les soucis de Marthe lui font négliger la contemplation de Marie, comme l’avouera un évêque des temps ultérieurs. Le monachisme vint combattre le divorce qui menaçait de s’établir entre la vie sacerdotale penchée vers la terre et les aspirations célestes de l’âme chrétienne.
La mystique est liée à l’ascétisme et l’ascétisme trouve sa terre d’élection loin des hommes, au désert. C’est bien ce qu’ont compris les mystiques de toutes les religions. Au cours des IIIe et IVe siècles des chrétiens d’Egypte eurent l’idée de se retirer en des lieux écartés, à peine propres à leur assurer le minimum d’existence et de s’y livrer à des mortifications rigoureuses pour se purifier et écarter les assauts continus du démon. Le bruit des exploits en ce genre de Paul de Thèbes, d’Antoine, d’Hilarion, de Pakhôme fut propagé en Occident par une traduction latine de la Vie d’Antoine par Athanase en 357. Le succès fut comme foudroyant. On s’émerveilla des prodiges ascétiques, surhumains, de ces « gladiateurs du Christ ». On songea à les imiter, et sous leur double forme de vie érémitique, de vie cénobitique. Si la forme de l’anachorétisme s’est poursuivie à travers les siècles en Occident, il faut reconnaître que les ermites n’y ont jamais été vus sans défiance, au moins par le clergé séculier. La vogue a été au cénobitisme inauguré par Pakhôme (mort en 346). Au début de l’institution, les religieux continuent à vivre chacun à part dans leur loge ou cellule et ne se réunissent que pour les repas et la prière. C’est à ce stade que la recueille saint Martin, qui l’installe à Ligugé, près de Poitiers, vers 360, puis près de Tours. Ensuite les liens se resserrent, la discipline s’impose sous l’autorité d’un père (abbas), l’abbé. Des règles guident la vie de la pieuse communauté. Saint Basile, vers 360, rédige une règle qui régit encore les couvents de l’Eglise de rite grec, dite « orthodoxe » (Grèce, Bulgarie, Serbie, Roumanie, Russie). En Gaule, outre l’influence de Martin, il y a celle d’Honorat en Provence, qui fonde un monastère dans une des îles de Lérins (Sainte-Marguerite en face de Cannes) et donne une règle qui ne nous est pas parvenue. Mais nous possédons la double règle pour les monastères d’hommes et de femmes due à saint Césaire d’Arles (mort en 542). La plus célèbre des règle est due à un Romain, Benoît de Norcia. Il s’inspire des règles antérieures, mais leur insuffle un nouvel esprit. Non pas qu’il ait recommandé la copie des manuscrits plus particulièrement, comme feront ses disciples, mais il adapte la règle au climat physique et moral de l’Occident, par des prescriptions de son expérience personnelle au monastère qu’il a fondé au Mont-Cassin. Il a compris que l’ennemi du moine c’est l’oisiveté et il la combat par la lecture des textes saints et par les travaux manuels. Sa règle, qui s’imposera à l’Italie, et de là à l’Angleterre convertie par la papauté, ne se répandra cependant en Gaule que lentement. Elle ne remplacera la règle plus rigoureuse de l’Irlandais Columban que vers la fin de l’ère mérovingienne.
Cassien avait fondé, vers 418, près de Marseille, Saint-Victor pour les hommes, Saint-Sauveur (dit plus tard Saint-Cassien), pour les femmes. Honorat, outre son établissement des îles de Lérins en fonde un autre dans une île du Rhône. Césaire, en 513, fonde à Arles, pour les femmes, le couvent qui prendra son nom. Le diocèse de Vienne se couvre de monastères. Dans le Jura, Romain et Lupicin fondent Saint-Claude à Condat, Baume pour les femmes. Le roi des Burgondes, Sigismond, élève un grand cloître en l’honneur de la légion thébaine et de saint Maurice, à Agaune, dans le Valais.
Le nord de la Gaule se couvre de monastères depuis le milieu du VIe siècle. C’est l’œuvre des rois, des reines, des maires du palais, des grands, des évêques, des missionnaires. Childebert fonde Saint-Vincent (Saint-Germain-des-Prés), Clotaire Ier Saint-Médard de Soissons, Gontran Saint-Marcel près Chalon-sur-Saône, Dagobert Saint-Denis ou plutôt le transforme, Radegonde Sainte-Croix sous Poitiers, Balthilde Chelles et Corbie, Brunehaut Saint-Martin d’Autun, Ebroïn Notre-Dame de Soissons, Grimaud l’Austrasien Stavelot et Malmédy, Dadon (saint Ouen) et Eloi s’associent les rois pour bâtir Rebais en Brie, Solignac en Limousin.A de riches et pieux personnages sont dus, en Bourgogne Flavigny, en Neustrie Fleury (Saint-Benoît-sur-Loire), Saint-Aignan, au diocèse d’Orléans, Fontenelle (Saint-Wandrille), Jumièges, en « France » Centulum (Saint-Riquier), Elnone (Saint-Amand), Sithiu (Saint-Bertin) ; dans l’Argonne Saint-Mihiel, Prüm, en Alsace Murbach. A l’Irlandais Columban, on doit Annegray, Fontaine, Luxeuil à l’orée des Vosges.Les fondations du type scot (irlandais) se multiplièrent notamment dans la Brie, au diocèse de Meaux : Saint-Faron, Faremoutiers, Rueil, et aussi en Alemanie.
Ces fondations qui renferment jusqu’à deux ou trois cents moines sont coûteuses, ce qui explique que seuls des princes et des riches puissent en faire les frais en les dotant d’immenses domaines fonciers.
L’épiscopat n’avait pas vu sans inquiétude cette floraison d’établissements monastiques. Il comprenait que les sources de la fortune se détourneraient vers le clergé dit « régulier », aux dépens du « séculier ». En outre, bien que ces fondations ne puissent s’opérer sans son agrément et que abbés et moines, abbesses et nonnes soient encore étroitement soumis à son autorité, l’évêque sent en eux un ferment d’indépendance, ce qui ne manquera pas de se produire. A partir du VIIe siècle quelques monastères obtiennent du souverain, puis du pape, un diplôme de soustraction à l’« ordinaire » (l’épiscopat), interdisant au prélat l’entrée du cloître, sauf pour les ordinations sacrées. Les évêques eux-mêmes commencent à autoriser moines et moniales à élire leur abbé, leur abbesse.
Le mouvement est tellement irrésistible qu’il les gagne. A partir de l’époque carolingienne, plus encore capétienne, tout évêque pieux voudra attacher sa mémoire à la fondation d’un monastère, grand ou petit, selon ses ressources.

C. Décadence de l’Église
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Il reste à apprécier le résultat de ces grands efforts pour entretenir et étendre l’action de la vie chrétienne.
Il n’y a pas de doute que nombre d’évêques dans une proportion que notre indigence documentaire ne nous permet pas d’apprécier — aient été d’honnêtes, pieux et bienfaisants prélats. La vie monastique a été la consolation, le salut de quantité d’hommes et de femmes, même dans l’aristocratie du palais, écœurés ou effrayés par les violences et les vices du « siècle ».
Le droit d’asile que l’Eglise a réussi à se faire reconnaître a été le seul obstacle, pas toujours efficace, au ressentiment, à la cruauté des rois et des puissants. C’est un beau spectacle que de voir leur haine expirer devant le sanctuaire où un malheureux se réfugie en tremblant.
Mais aussi que d’ombres !
La charité même des bons évêques, des bons abbés, des bonnes abbesses, est trop souvent mal comprise. Elle consiste essentiellement pour les premiers à entretenir des pauvres, ceux de la cité, inscrits sur un registre, la matricule, ce qui les transforme en chômeurs à perpétuité. Les distributions d’aumônes, de vivres à des misérables qui entourent la table du prélat a quelque chose de choquant à nos yeux ; on se les représente comme des chiens auxquels on jette un os pendant les repas.A la porte des cloîtres, en certains jours, on donne quelque pitance à qui se présente, indigne, comme digne d’intérêt.
Le droit d’asile entraîne bien des abus. Dans les cours et sous les portiques qui entourent la basilique les réfugiés, trop souvent des indésirables, se livrent à des violences et à des scènes d’orgie.
La masse de la population retire-t-elle grand profit moral et religieux des efforts de l’Eglise pour la purifier ? Les actes conciliaires et les pénitentiels, où sont consignées les peines, les pénitences qui punissent les fautes de tout ordre, crimes et délits, inobservance des fêtes et des sacrements, nous laissent peu d’illusions à cet égard. Ces tarifs, trop semblables aux « compositions » des lois germaniques, exercent même une action néfaste en enracinant l’idée que tout peut se racheter par un jeûne, une flagellation, un pèlerinage, des offrandes, une fondation pieuse, plutôt que par le repentir et la rénovation intérieure.
La révérence pour la mémoire des martyrs et des confesseurs dégénère en un culte aveugle pour les débris de leurs corps ou des vêtements et objets qui les ont touchés. On en arrive à un paganisme inconscient. Les saints deviennent les succédanés des dieux antiques avec leur pouvoir thaumaturgique de guérir les affections corporelles. Non pas, comme on l’a prétendu, que les saints soient sous une dénomination nouvelle les successeurs des dieux. Le culte qui est rendu à leurs reliques a pour source le même besoin psychologique d’un secours surnaturel aux maux d’ici-bas.
Plus on avance dans cette période, plus l’Eglise dans son ensemble se dégrade. Est-ce uniquement la faute des pasteurs du troupeau ? Une telle appréciation serait exagérée, injuste. L’Eglise subit le contre-coup de la décadence mérovingienne. Les rois, les maires du palais, les grands lui ont imposé des évêques et abbés trop souvent indignes de leur mission. Elle les accepte, n’ayant pas encore la force de s’y opposer et en subit les effets.
Mais c’est une chose à signaler, que, par une inconséquence pour nous paradoxale, jamais la France n’a connu autant de saints. Ils pullulent à l’époque mérovingienne. On a relevé jusqu’à trois cent soixante-dix saints et saintes du début du VIe au milieu du VIIe siècle. Pour le VIe siècle, une cinquantaine d’évêques, une quarantaine d’abbés, une douzaine de prêtres, une dizaine de moines ou de solitaires, un roi (Sigismond), un fils de roi (Cloud), une reine (Radegonde), etc. Et l’on ne compte pas une trentaine d’abbés d’Armorique qui sont en même temps évêques.
Pour les VIIe-VIIIe siècles, soixante évêques, autant d’abbés, une vingtaine d’abbesses, seize prêtres, sept « confesseurs », une douzaine de « vierges » ou veuves, quelques diacres, moines, ermites, enfin une reine (Balthilde), une fille de maire du palais (Gertrude), un roi, Dagobert II. Les rois sont peu recommandables, mais ils ont péri assassinés et la pitié populaire les a sanctifiés. Le même sentiment, de nos jours, s’attache aux chefs d’Etat et hommes politiques, victimes d’un fanatique ou d’un aliéné. On les sanctifie en donnant leur nom aux plus belles rues d’une ville.
Il semble que pour le peuple, tout évêque, abbé, abbesse qui a mené une vie charitable et édifiante a le don des miracles après sa fin, ou même de son vivant, et, par suite, mérite un culte. C’est comme un honorariat qu’on ne saurait refuser.
A l’époque carolingienne, le nombre des saints diminuera d’une manière considérable. Il se réduira encore bien plus à l’époque capétienne, alors que prélats et abbés sont, nous paraît-il, infiniment plus dignes de la sanctification. C’est que l’opinion est devenue plus difficile et, à partir du XIIIe siècle, la papauté veille et institue le procès en canonisation.

D. L’Église et l’État
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Dès le triomphe du christianisme sous Constantin, l’Eglise et l’Etat sont mal délimités. Il n’en pouvait être autrement. L’Eglise, comme surprise par la soudaineté de sa victoire, n’avait préparé aucune doctrine politique. Pour le droit privé, pour les relations sociales, les livres saints ne lui fournissaient rien qui pût s’adapter à la vie. Elle accepta le droit romain très naturellement. Elle se borna à tenter d’en adoucir quelques prescriptions. Surtout elle chercha à se faire une place à part, à obtenir pour son clergé des privilèges, seul procédé efficace pour empêcher qu’il ne fût victime des caprices d’un pouvoir impérial qui ne connaissait aucun frein. L’évêque eut même un pouvoir d’arbitrage étendu pour les litiges entre laïques.
Il fallut, il est vrai, payer ces privilèges et très cher, par une intervention perpétuelle du maître du monde civilisé dans la vie quotidienne de l’Eglise, dans ses prescriptions disciplinaires, dans le dogme lui-même.Sous les successeurs de Constantin le catholicisme subit les rudes assauts de l’arianisme et ne réussit à les repousser que grâce au dernier des empereurs romains dignes de ce nom, Théodose (mort en 395). La faiblesse des souverains du Ve siècle lui fut favorable, en Occident du moins, en rehaussant en contrepartie l’autorité de l’évêque de Rome. Mais la tentation de dominer l’Eglise est irrésistible chez les empereurs. On le vit bien sous le principat de Justinien qui versa dans le césaropapisme. La Gaule échappa entièrement à son empire tant religieux que politique, ainsi qu’à celui de ses successeurs. Les rois mérovingiens étaient trop bornés pour s’entremettre dans des controverses dogmatiques. Chilpéric cependant eut un instant l’idée de se mêler au problème du trinitarisme. Rabroué par ses évêques, il n’insista pas.
Mais, en d’autres domaines, l’intervention du Mérovingien fut continue et fâcheuse. D’abord il s’arroge très vite le droit de nommer l’évêque et par là de dominer la vie de l’Eglise. Il lui accorde, il est vrai, de grandes faveurs, prérogatives judiciaires, donations, diplômes d’immunité, etc. Seulement il exige beaucoup en contrepartie. Pour lui l’évêque est une sorte de fonctionnaire, si bien qu’il le fait surveiller par le comte, comme d’autre part il lui fait surveiller le comte.
S’il n’ose frapper d’une peine grave un évêque qui lui est hostile ou qu’il croit tel, s’il convoque pour le juger un concile, conformément aux canons de l’Eglise, il pèse de toutes ses forces sur les pères du concile. Soumis, craintif, l’épiscopat n’est que trop porté à voir un coupable dans tout confrère en disgrâce. L’affaire de Prétextat de Rouen est un témoignage affligeant de sa servilité.
A la décharge de l’Eglise et de l’Etat, il faut dire qu’il était impossible que leur domaine fût aussi étroitement séparé qu’il doit l’être dans nos idées modernes. Ils étaient des associés faisant parfois mauvais ménage — et il en sera toujours ainsi à travers les siècles — mais inséparables pour mille raisons d’ordre temporel aussi bien que religieux. Selon l’occurrence, l’un des associés domine l’autre, mais n’arrive jamais à le supplanter.
Après une longue période de soumission, l’épiscopat commence à relever la tête, passé le règne de Dagobert. Des minorités continues lui valent une grande influence auprès des reines régentes, Nanthilde, Balthilde, auprès des grands du palais. En Bourgogne l’épiscopat apparaît tout-puissant. Les malheurs et la fin tragique de Leodgarius (saint Léger) ne doivent pas faire oublier qu’il fut un prélat ambitieux, dominateur, qui voulut s’imposer à la faiblesse de Childéric II. Il trouva des émules en la personne de Didier, évêque de Chalon-sur-Saône, de Bobbon, évêque de Valence, deux grands (optimates), passés dans l’épiscopat (vers 675). Au début du siècle suivant encore, Savary, évêque d’Auxerre (mort en 715), se rend quasi indépendant et domine la Bourgogne.
A la fin de l’ère mérovingienne, la situation du clergé tant séculier que régulier apparaît prépondérante. Au point de vue économique, la multiplication des donations aux églises et monastères lui a valu une richesse foncière telle que par la suite rien n’en pourra approcher. L’Eglise est la plus grande propriétaire de la Gaule. Propriétaire de grands domaines ruraux, l’épiscopat s’est rendu, dès cette époque, maître du sol, peu étendu, il est vrai, des cités chefs-lieux des pagi. En chaque cité, l’évêque est plus maître que le comte, car la population peu nombreuse qui l’habite, dépend de lui, au temporel non moins qu’au spirituel.Les artisans et commerçants travaillent à l’édification, entretien, embellissement des édifices sacrés, à l’habillement, à la parure, à l’alimentation du prélat et de son nombreux entourage de clercs et de laïques. Il est assez probable que déjà les habitants n’étaient plus propriétaires de leurs demeures, mais les tenaient de leur pasteur, moyennant le versement d’un cens.
Les cultivateurs des domaines d’Eglise étaient sous la coupe du clergé. Même les « colons » considérés encore comme libres de leur personne et les petits hommes libres échappaient aux pouvoirs publics puisque les évêques et abbés avaient obtenu du roi des diplômes d’« immunité » qui avaient pour effet, non seulement l’abolition des impôts sur ces territoires, mais l’interdiction aux comtes et à leurs subordonnés d’y pénétrer sous aucun prétexte. Lorsqu’un différend s’élevait entre un habitant du territoire immuniste et un homme du dehors, il devait en principe être soumis au tribunal public qui se tenait hors de ce territoire, et l’évêque ou l’abbé était tenu d’y amener son sujet. En fait, le comte étant dans d’impossibilité légale d’entrer dans l’immunité, des pourparlers devaient s’engager entre lui et le propriétaire ecclésiastique devenu un véritable seigneur. De guerre lasse on remettait parfois à ce dernier le soin d’arranger l’affaire, autrement dit on étendait son autorité judiciaire hors même de l’immunité.
Ces privilèges, à des yeux modernes exorbitants, presque incompréhensibles, ne semblent pas avoir provoqué l’animadversion des masses, puisque, ainsi qu’on vient de le voir, ce sont elles qui donnaient la sanctification aux évêques, abbés, prêtres et que jamais il n’y eut en France un si grand nombre de saints.
Mais ils amèneront le pouvoir laïque à prendre vis-à-vis de l’Eglise une mesure draconienne, la confiscation. L’Eglise paya de sa ruine sa trop grande richesse et son obstination à se soustraire aux charges de l’Etat.
Sans doute, dans le désordre de l’ère mérovingienne, elle avait été victime des violences des grands. Sans doute les rois eux-mêmes et les maires du palais avaient brutalement mis la main sur tel ou tel domaine ecclésiastique pour en percevoir les fruits. Mais ces violences avaient été sporadiques, occasionnelles, et la piété des fidèles avait vite réparé ces brèches dans la fortune terrienne de l’Eglise. Sous Charles Martel la spoliation devint brutale et générale.
Déjà son père, Pépin de Herstall, avait dû faire de larges distributions à ses vassaux dont la « fidélité » lui avait permis de dompter l’opposition de la Neustrie et de la Bourgogne, de mater les peuples germaniques révoltés. La même nécessité s’imposa avec bien plus de force encore à Charles Martel qui assuma la charge écrasante de rétablir l’unité du Regnum Francorum en pleine dislocation, puis de lutter contre un ennemi nouveau, l’Islam. La levée de l’impôt étant devenue pratiquement inopérante, il ne restait d’autre ressource que les revenus de la propriété foncière. On a dit plus haut pour quelles raisons impérieuses Charles mit la main sur les biens d’Eglise.
La période de transition de l’ère mérovingienne à l’ère carolingienne que marque le principat de Charles Martel voit donc l’affaiblissement religieux, la dégradation morale, la ruine matérielle de l’Eglise de France. Sous les successeurs de Charles elle se relèvera religieusement, moralement, intellectuellement. Elle réparera sa fortune, mais dans une certaine mesure seulement. Jamais plus, par la suite, elle ne pourra recouvrer la richesse foncière qu’elle avait acquise aux jours les plus sombres de la période mérovingienne.
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CHAPITRE III
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