CHAPITRE II
De l’apport germanique dans le peuplement
de la Gaule aux Ve et VIe siècles
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La prépondérance de l’élément germanique, avant tout celui des Francs, dans l’histoire de la Gaule depuis la fin du Ve siècle, dans les domaines, politique, social, juridique, artistique même, a suggéré qu’il devait être considérable au point de vue ethnique.
Sans doute, la mainmise des Francs Saliens sur le territoire de la Belgique antique est antérieure au règne de Clovis. Leur installation sur le cours inférieur du Rhin, de la Meuse, de l’Escaut et le repeuplement de ces régions remontent au IVe siècle. Mais la vague ethnique s’était arrêtée avant la fin de l’Empire romain d’Occident. Les résidences mêmes du père et des parents de Clovis, Tournai, Cambrai, étaient demeurées de langue romane ; par suite les Francs ne formaient qu’une minorité en Tournaisis, en Cambrésis. A l’Est, Metz formait un butoir roman contre l’expansion des Ripuaires. La limite des langues, qui n’a quasi point bougé depuis quinze siècles, indique la limite du peuplement franc dans la Gaule du Nord et du Nord-Est, du peuplement alaman en Alsace et en Séquanaise (Helvétie). L’élément « romain » avait perdu environ 90.000 kilomètres carrés au profit de l’élément germanique sur les 639.000 kilomètres carrés que comportait la Gaule, soit 1/6e du total à peine.
En dehors de ce prélèvement sur le sol romain, on peut et on doit admettre que les Francs ont eu des établissements en Gaule, mais sporadiques. Les grands ont obtenu du roi des domaines ou se les sont appropriés par la force, mais la population indigène y subsistait, infiniment plus nombreuse que le propriétaire franc, sa famille, ses serviteurs. On s’explique ainsi aisément que non seulement la population gallo-romaine ait conservé sa langue, le latin dit « vulgaire », mais que les Francs établis à l’Ouest aient perdu l’usage du « francique » vers la fin de l’ère mérovingienne.
A. Ce qu’apprennent les noms de lieu
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Ces vues, un peu sommaires peut-être, mais simples et claires, ont été combattues, moins par des historiens que par des philologues, ceux notamment qui se spécialisent dans la toponymie. Ils se sont aperçus que sous leur forme romanisée, nombre de noms de lieu dont l’apparence aujourd’hui est toute française, trahissaient une origine germanique incontestablement. Roubaix, Rebais paraissent français et en réalité ils dérivent du germanique Rosbach. De même Orbais, Gambais, ne sont autres que Orbach, Wanbach. Quoi de plus français en apparence que les quatre localités champenoises dites La Fère. En réalité, elles représentent le germanique fara « groupe familial ». On pourrait citer bien d’autres exemples. Néanmoins, la proportion des noms de lieu de ce type par rapport aux noms de lieu d’origine celtique ou romaine est tellement infime qu’aucune théorie sur l’importance du peuplement germanique de la Gaule (à l’ouest de l’Escaut et de la Meuse) n’eût pu trouver là un point d’appui solide.
Mais il est une autre catégorie de noms de lieu infiniment plus abondante dont l’origine germanique, qui échappe à l’historien non averti, se décèle clairement aux yeux du philologue, ce sont les noms de lieu terminés en -anga ou -ange en Belgique wallonne et en Lorraine, en -ans en Franche-Comté, en -ens, -ins en Suisse romane et en Savoie. Ces terminaisons représentent le suffixe germanique -inga, ingen qui joue le même rôle que -acos en celtique, -anus en latin : il transforme un nom d’homme en nom de lieu ; il s’applique aussi à tous ceux qui vivent sous la dépendance de l’homme — un seigneur — dont le nom forme le radical du nom de lieu.
Le nom d’homme est toujours germanique. La conséquence c’est que la localité a été tout d’abord peuplée par les Germains (Francs, Alamans, Burgondes) avant d’être gagnée, sous une influence quelconque, par la langue romane. Conséquence logique. Encore faut-il ne pas oublier que, même lorsque les langues celtique, ligure, puis germanique sont oubliées, on conserve l’habitude de former les noms de lieu avec des suffixes familiers aux populations. On fabrique, par exemple, Martinoscus avec le suffixe ligure -oscus accolé au nom pannonien Martin (inconnu en Gaule avant le IVe siècle), alors que le ligure a disparu depuis nombre de siècles. Dans le nord de la Gaule on a accolé à des noms francs le suffixe -iacas, par exemple dans Landrecies (Landric + iacas), Bermeries (Bertmer + iacas), ou avec -iacus, ainsi Achery (Achar + iacus), Charly (Carl + iacus).
On a pu, à l’époque franque, former des noms de lieu avec le suffixe germanique -ingen, devenu familier même dans les régions de la Gaule où le germanique n’était plus compris. Au reste, les noms en ans, -ens, -ange, -enge, -oinge sont limités à la zone frontière des langues.
Une observation qui a échappé aux philologues à propos de cette catégorie de noms doit être faite en ce qui concerne la région occupée par les Burgondes. Quand on entre dans le détail, on s’aperçoit que, le plus souvent, ces noms désignent moins des villages représentant d’antiques domaines seigneuriaux, que des fractions de domaine, des hameaux, des mas (fermes), des écarts, des lieux-dits. C’est comme si le personnage, supposé burgonde, qui a laissé son nom était, non un grand personnage barbare, mais un petit tenancier, cantonné dans un coin de village, de domaine, qui conservait, lui, son nom celtique ou romain pour l’ensemble.
Faute de faire cette observation, les toponymistes sont victimes d’une erreur de perspective. Ils grossissent, sans s’en rendre compte, l’importance des noms de lieu germaniques à l’origine. C’est ainsi qu’ils relèvent dans la Suisse romande, la Bresse, la Franche-Comté, des exemples si nombreux qu’ils présentent une proportion allant jusqu’au dixième de la totalité des noms de lieu. Leurs cartes, à petite échelle, égarent même le lecteur : les points figurant ces noms sont si rapprochés qu’ils donnent l’impression d’un fourmillement, d’un peuplement massif. Les toponymistes sont ainsi victimes, leurs lecteurs non avertis également, d’un véritable trompe-l’œil.
Ce qu’il faudrait mettre en parallèle ce sont, d’une part, les noms représentant des villages, des paroisses, donc des seigneuries anciennes, de l’autre des hameaux, écarts, lieux-dits. On se rendrait compte alors que la proportion de ces noms germaniques est insignifiante par rapport à l’ensemble des noms de localité non germaniques.
Dans le Midi de la Gaule où seuls les Goths ont séjourné et pour moins d’un siècle (418-507) les noms de lieu d’origine visigothique sont en petit nombre. On est étonné de ne trouver qu’une douzaine de termes de la langue appliqués à des localités, ainsi warginisca (lieu de rassemblement des oiseaux) qui a donné Gargilesse (Indre), galt (sol infertile) qui serait l’origine de Jaude, place de Clermont. Mais ce dernier nom vient du celtique galate.
Alors on s’est persuadé que les nombreuses localités du Sud-Ouest terminées en -enc représentent le suffixe gothique -ingos, chose plus que douteuse, car ce suffixe est également ligure et celtique. D’une façon générale, les traces gothiques se rencontrent pour la plupart en Septimanie (entre le bas Rhône et les Pyrénées), seule région de la Gaule que les rois visigoths aient conservée jusqu’à la fin de leur domination en 711, donc deux siècles après la ruine du royaume de Toulouse. Encore faudrait-il observer que les Gallo-Romains de cette région ayant pris des noms gothiques, comme faisaient les Gallo-Romains du Nord pour les noms francs, ces noms ne sauraient révéler un peuplement gothique. Quant à des termes gothiques passés dans le roman du Midi, on n’en trouve aucun. En outre il conviendrait de rechercher la proportion des noms de lieu gothiques, ou prétendus tels par rapport à l’ensemble. Pour nous en tenir aux domaines devenus des paroisses au cours de l’ère mérovingienne et carolingienne, dans l’Aquitaine, de la Loire aux Pyrénées, ce nombre dépasse 10.000, plus en Septimanie un peu plus de 2.000. Qu’est-ce qu’une cinquantaine de noms considérés comme gothiques (dont une douzaine peut-être en Septimanie) par rapport à cette masse de noms de lieu d’origine ibérique, ligure, celtique, romaine ? Une goutte d’eau dans l’Océan.
Il est enfin une catégorie de noms de lieu où l’on a cru faire une riche moisson de germanisme, les noms qui se terminent ou commencent par -court ou -ville — il en est des milliers, surtout au nord de la Loire. Ce qui a attiré l’attention sur eux c’est qu’on s’est aperçu que dans les composés de ce type, le déterminant est dans l’immense majorité des cas un nom d’homme germanique : les exemples foisonnent. On en a conclu que chacune de ces localités représentait un peuplement, surtout franc. Mais comment expliquer que le déterminé -court, ville, soit un mot latin curtis, villa ? Alors on a imaginé que le déterminé est la traduction en langue romane d’un terme germanique, tel que dorf, heim, hof. Pure conjecture que renverse le fait que, lorsqu’un village dont le nom est ainsi terminé passe en langue romane, il conserve cette finale tout en la remaniant : Merdsop (pays de Liége), Catove (Boulonnais). D’ailleurs, il serait incompréhensible que, par milliers, ces domaines en -ville et -court aient été romanisés de langue dès l’époque franque si la population du tenancier était d’origine germanique comme le propriétaire et seigneur.
Dans la toponymie des villages du nord de la France et du sud de la Belgique, à la limite des langues, se sont romanisés une foule de noms de hameaux, de lieux-dits, d’accidents de terrain qui conservent sous une forme romane la trace de leur origine germanique. Rien de tel ailleurs. Pas un des 300 villages de la Beauce terminés en -ville ne présente rien de pareil.
Ce qui a impressionné les toponymistes, et depuis longtemps, c’est que la substitution de la composition à la dérivation par suffixes offerte par les noms qui se terminent par -court ou par -ville est attestée à l’époque mérovingienne, et tout naturellement ils l’ont mise en rapport avec l’établissement des Germains en Gaule. Mais il faut tout de suite remarquer que ce procédé, la composition, existait déjà en germe à l’époque romaine. Des noms de lieu tels que Coucevreux (de curtem-superiorem), Villesevreux (villam superiorem), Marville (major villa), Courtiseul (curtem acutiorem) sont nés à une époque où les comparatifs et superlatifs existaient encore dans la langue vulgaire. Or, ils étaient sortis de l’usage pour être remplacés par les formes péréphrastiques plus, le plus avant le Ve siècle, sans doute dès le IIIe siècle. De même Confavreux (Curtem fabrorum) date d’une époque où le génitif pluriel était encore en usage. L’emploi de court et de ville nous met donc en présence d’une évolution spontanée de la langue latine parlée.
Ce qui a dû précipiter le changement c’est aussi, dans le Nord, la prononciation de la finale -acus : un son mouillé qui a fini par aboutir à -é dans le Nord-Ouest, à -i dans le Centre-Nord et l’Est, à -ieu dans le bassin de la Saône : Sabininiacus aboutira à Sévigné, Sevigni ; Victoriacus à Vitré, Vitri, Vitrieu. Le rapport de la terminaison avec le nom d’homme, celui du propriétaire du domaine s’obscurcissant ou disparaissant dans la conscience du sujet parlant, l’usage a préféré substituer au suffixe presque aboli dans la prononciation une forme composée très nette, ainsi Romain-ville, Romain-court, Pierre-court, Martin-Ville, Courdemanche (curtem dominicam). Sur ce modèle ont été formés les noms de lieu indiquant l’appartenance du domaine à un propriétaire, germain ou non, portant un nom germanique : Boson-ville (Boson + ville) et Courbouzon, Auberville (Aubert + ville), Aubervilliers (Autberti villare), Villacoublay (Villa + Escoblein), Courtabon (Curtem Abbonis), Coubertin (Curtem Bertane), etc...
Et si dans le Midi on ne trouve pas ou fort peu de noms en ville et en -court, c’est que les finales -ac, -an se maintenant intactes dans la prononciation (Vitrac, Lezignan de Licinianus) on conservait le sens de l’emploi de la suffixation.
Enfin la formation par composition a été précipitée par l’attribution de quantité de domaines à de nouveaux propriétaires.Les noms de lieu en -court et en -ville se rencontrent en masse en certaines régions du Nord, dans les parties forestières de la région parisienne, ou en Beauce, dans les bassins de l’Aisne et de l’Oise et autour de Metz. Cette répartition ne peut être due au hasard. Ces noms se trouvent près des résidences préférées des rois mérovingiens, Paris avec les « palais » ruraux environnants, Soissons, Metz. L’explication saute aux yeux. Les formations nouvelles sont provoquées par des largesses des souverains, prélevées sur des domaines fiscaux ou les biens de particuliers confisqués ou spoliés. Il est naturel que ces nouveaux propriétaires impriment au domaine leur nom, qui est germanique.
Est-ce à dire qu’on est, en ce cas, en présence d’un peuplement ethnique franc ? Pas en totalité, à coup sûr, car à partir du VIIe siècle les Gallo-Romains prennent tous, ou presque, des noms francs, comme leurs ancêtres gaulois avaient pris rapidement des noms latins, et nous n’avons aucun critère qui nous permette de distinguer pour cette époque un personnage germanique d’un personnage gallo-romain. Le nom germanique du propriétaire ne détermine pas plus son origine que le nom latin que prit le propriétaire gaulois, tel qu’il nous est révélé dans les lieux en iacus. Au reste, aux confins des deux langues, à l’Est et au Nord, nul vestige de noms de lieu germaniques en dehors de celui du nouveau propriétaire, ainsi que nous l’avons fait remarquer plus haut.
Conclusion : après la mainmise de Clovis et de ses fils sur la Gaule, nombre de Francs, notamment les gens du roi, ses « leudes », ont été gratifiés de domaines fonciers, entre Meuse et Loire surtout, mais nulle preuve d’un peuplement massif, ainsi que le veulent certaines théories récentes, non exemptes, peut-être, d’une arrière-pensée politique.
D’autre part, bien avant la disparition de l’Empire en Occident, des groupes de Barbares avaient laissé l’empreinte onomastique de leur installation sur le sol de la Gaule. Déjà dans le dernier tiers du IIIe siècle, les empereurs avaient voulu repeupler les campagnes dévastées par des transplantations de Germains soumis et cette politique se poursuivit aux deux siècles suivants, Parfois aussi c’est spontanément que des Barbares s’offrent à l’autorité romaine, Germains comme les Baïtaves, les Marcomans, les Taïfales, Iraniens comme les Sarmates. Pressés par leurs ennemis, menacés d’anéantissement, ces gens implorent qu’on leur ouvre les portes de l’Empire et qu’on les accueille. Les lieux d’installation dans l’un et l’autre cas prennent le nom ethnique des gens qui les cultivent et les défendent.
L’importance de ces établissements est très diverse. Il s’agit parfois d’un petit groupement de réfugiés, volontaires ou non, casés sur un territoire ne dépassant pas les limites d’une paroisse, d’un hameau. Aumenancourt désigne un domaine habité par des Alamans, Franconville, Villefrancœur, Villers-Franqueux par des Francs, Gueux, Gourville par des Goths, etc... On a remarqué 1 que les Marmagnes de l’Orléanais et du Berry, qui rappellent les Marcomans, sont situés à des nœuds de route. C’était des postes de surveillance contre les brigands, postes confiés à des Marcomans remplissant le rôle de gendarmes, comme jadis les Scythes au service d’Athènes. Les Sarmates qui ont laissé leur nom à Sermaise, Sermoise, Saumaise, Charmasse, s’acquittaient sans doute de la même fonction. Elle n’implique pas un peuplement sérieux, représentant plus que l’effectif d’un peloton, d’une escouade.
Mais il est des cas où le peuplement doit s’entendre d’une région plus ou moins vaste. Les territoires (civitates) de Langres et de Besançon reçurent un apport considérable de Germains transplantés de force par Probus, Maximien, Constance Chlore. Le pagus Attuariorum rappelle les Hattuarii, une des peuplades franques dont un rameau subsista au nord de Cologne ; le pagus Hamaus ou Amaus (dont le nom persiste en Amous, Amour) rappelle les Chamaves. En Poitou, le Tiffauges rappelle l’installation des Taïfales, parents des Goths. En dehors de leur nom ethnique il n’apparaît pas que ces gens aient laissé un terme de leur langue dans la toponymie ou le vocabulaire courant.
Les immigrés appelés d’un nom générique Lètes, lorsqu’ils étaient Germains, n’étaient nullement réduits en esclavage, mais, embrigadés, ils devaient à la fois cultiver le sol et le défendre comme miliciens. Ils étaient sous la surveillance de « préfets » établis à Arras, Noyon, Bayeux pour les Lètes bataves, à Coutances, au Mans, à Rennes pour les Lètes suèves (Quades), à Reims pour les Lètes francs, etc... Les Sarmates, nombreux en Gaule et encore plus en Italie, avaient leur « préfet particulier ». Il paraît évident que, grâce à cette organisation, l’Empire parvint à romaniser rapidement ces Barbares. Un exemple à retenir est le cas de sainte Geneviève, née quand l’Empire romain vivait encore. Ses parents, Gerontius et Severa étaient romanisés et cependant leur fille porte un nom germanique, Genovefa, révélateur de quelque aïeule létique. On peut expliquer de même que des saints, Médard, Gildard, nés sous l’Empire ont des noms germaniques.
Certains noms de lieu attestent aussi l’installation sur le sol gaulois de gens appartenant à des populations soumises à Rome, de nom tout au moins. Il y a eu au IVe siècle, des garnisons de Maures, d’où les Mortagne de l’Orne, de la Vendée, de la Charente-Inférieure, du Nord. Au milieu du Ve siècle, des Bretons venus de l’île furent installés par l’Empire en Berry, pour défendre le pays contre les Visigoths. Ils furent battus, mais quelques-uns demeurèrent, d’où les Bretagne, Berthenoux de l’Indre. D’autres se retrouvent, sans qu’on sache pourquoi, dans le Midi (Gers, Landes, Lot). Enfin, contre ces Bretons ou plutôt contre les cités maritimes de l’Ouest dites armoricaines, Rome utilise à la même date, les sauvages Alains, débris d’une peuplade caucasienne que les Huns avaient poussée à travers l’Europe, d’où Allaines en Eure-et-Loir. D’autres ont dû être cantonnés à Alagne (Aude), à Allain-aux-Bœufs (Meurthe-et-Moselle).
Pour ces catégories également, on ne saisit aucune trace d’une influence profonde sur la population gallo-romaine.
Enfin, on ne sait trop à quelle époque placer l’établissement de colonies anglo-saxonnes autour de Boulogne. On y rencontre une trentaine de localités dont le nom se termine en -tun, caractéristiques de la toponymie anglo-saxonne.On est donc autorisé à leur assigner une telle origine, d’autant plus que les mêmes noms de lieu se retrouvent en Angleterre, ainsi à Aleuthun correspond Ailington, à Audincthun Oddington, à Birlinctun Barlington, à Terlincthun Tellington, à Wadenthun Waddington, etc... Il n’est pas inutile de remarquer que sur cette trentaine de noms, la majorité (vingt-deux) est attachée à des hameaux, à des écarts, à d’anciens fiefs. C’est dire que ces noms rappellent l’existence, dans la plupart des cas, d’un cultivateur ou d’un petit groupe de cultivateurs établis sur une portion d’un domaine gallo-romain, ce qui porte à croire que ces Anglo-Saxons étaient, eux aussi, des captifs installés de force pour repeupler une région où l’agriculture manquait de bras, notamment autour du point d’attache de la flotte romaine défendant la Manche.
Au contraire, dans la future basse Normandie, il semble que nous soyons en présence d’un établissement cohérent formé par des gens conservant une sorte d’autonomie sous la domination des rois francs et déjà sans doute antérieurement sous l’autorité de l’Empire. Des textes historiques nous apprennent, en effet, l’existence d’une telle colonie du VIe siècle pour le moins jusqu’au IXe : une partie du Bassin portait le nom d’Otlinga Saxonia, c’est-à-dire « Noble (autlinga) Saxe ».
Les traces de l’établissement de ces Saxons se retrouvent dans la toponymie. Une commune du Bessin porte le nom de Cottun. Le terme cot (cabane) se retrouve dans Caudecotte ; le terme ho (promontoire en forme de talon) dans Nelmou, Quettehou, Tatihou ; le terme ig, qui s’entend d’une île, romanisé en ey, se retrouve dans Jersey, Guernesey, Alderney, Chausey.
Toutefois, le nombre de noms de lieu de cette origine apparaît minime. Il serait sans doute plus considérable, s’il existait un critère permettant de savoir si les nombreux noms de Normandie terminés en -ham, naes, flead, gate, dike sont d’origine anglo-saxonne ou d’origine noroise (danoise), car on les rencontre dans ces deux langues. Il est probable qu’ils sont d’origine noroise, car ils sont répandus partout, alors que la présence des Anglo-Saxons n’est attestée que dans le Bessin ou plutôt un pagus (canton) du Bessin.
On peut s’étonner que la toponymie ne vienne pas à l’appui des textes historiques qui nous révèlent la présence continue des Anglo-Saxons à l’embouchure de la Loire aux Ve et VIe siècles : ils s’en prennent à Angers, à Nantes. L’évêque Félix, au VIe siècle, entreprend leur conversion. Et cependant, rien n’atteste leur séjour, sauf peut-être les noms de Croisic et de Pornic, dont la terminaison aurait subi l’influence de leur langue.
B. Ce qu’apprend l’archéologie funéraire
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Il a paru possible d’évaluer l’importance des établissements germaniques en Gaule en deçà de la limite des langues en étudiant les nombreuses tombes isolées ou juxtaposées en cimetières qui parsèment le Nord et l’Est. Si le nombre des squelettes conservés assez bien pour qu’on puisse en déterminer les caractères anthropologiques et malheureusement très faible, en revanche un abondant mobilier funéraire (armes, poteries, bijoux) emplit ces tombeaux. Le style de ce mobilier ne permettrait-il pas d’assigner à la tombe une origine germanique, soit franque, soit burgonde, soit alamanique ? La chose a paru possible et le résultat incontestable aux chercheurs qui se sont adonnés à cette branche de l’archéologie, et la qualification d’art barbare est généralement acceptée comme caractéristique de l’ornementation des objets composant ce mobilier funéraire.
La nature des armes (angon, francisque, scramasax, etc.), la poterie, surtout la décoration des armes, des plaques de ceintures, broches, fibules, colliers de femmes, etc., est très particulière. Elle ne ressemble en rien à l’art ornemental gréco-romain.
Il est vrai que l’origine de cet art nouveau n’est pas à chercher en Germanie. Il est reconnu depuis plus d’un demi-siècle qu’il représente une imitation de l’art iranien, notamment de celui qui florissait chez les Sarmates dont l’habitat correspond à l’Ukraine actuelle. Mais si les Germains ne sont pas les inventeurs de l’art nouveau, ils en ont été le véhicule. Les Goths l’ont emprunté aux Sarmates qu’ils dépossédaient et l’ont transmis aux Vandales, Burgondes, Alamans, enfin aux Francs. Aussi bien, pour la détermination de la nationalité des gens ensevelis dans un cimetière datant de l’ère mérovingienne, la question de l’origine du décor du mobilier funéraire est-elle accessoire. Une plaque, un bijou enrichi d’une orfèvrerie cloisonnée, où sont insérés des grenats ou des pierres précieuses ou une simple verroterie ne peut révéler qu’une chose, c’est que le possesseur, de son vivant, était un Franc ou un Burgonde ou un Alaman ou un Goth. Mais l’usage d’ensevelir avec les armes et objets précieux ayant appartenu au défunt étant essentiellement étranger au monde romain, la tombe renfermant des objets de cette nature est « barbare » et c’est là l’essentiel.
La question paraît donc tranchée. Le nombre des trouvailles de ce type, surtout entre le Rhin et la Seine et dans la vallée de la Saône est impressionnant. Qui plus est, l’aire recouverte par ces trouvailles est plus considérable que celle que révélerait la toponymie. Une réserve à formuler tout de suite c’est que les tombes isolées, surtout lorsqu’elles renferment des objets riches et précieux, dénotent moins un peuplement qu’un établissement particulier opéré par quelque Franc ou Burgonde appartenant à l’aristocratie. La même réserve vaut en partie pour les petites nécropoles n’impliquant qu’un faible établissement de population. Mais surtout ce qui surprend, c’est que lorsqu’on peut dater, grâce aux monnaies laissées dans les tombes, les cimetières, les fouilles ne nous révèlent pas ou presque pas de nécropoles gallo-romaines, passé le Ve siècle. Le dilemme qui s’impose, c’est ou bien que les Gallo-Romains du Nord-Est ne mouraient pas, ou bien qu’ils avaient pris l’habitude de l’ensevelissement habillé avec armes et objets précieux. Et alors, le mobilier funéraire cesse d’être un critère pour distinguer la nationalité des défunts.
On peut même se demander si l’ornementation nouvelle a été exclusivement connue par le monde barbare.
La révolution esthétique qui, au cours du IIIe siècle, a fait disparaître dans le monde gréco-romain la passion de la plastique hellénique, au profit de l’art oriental, notamment de l’art iranien, se déverse sur le monde gréco-romain par un puissant courant, venu de la Perse. L’architecture, la statuaire, la peinture, l’ornementation, tout est renouvelé dans la partie orientale de l’Empire. Et il n’y a aucune raison de croire que la mode nouvelle, issue de l’art iranien, n’exerce pas sa tyrannie sur le bijou, le vase, la parure, l’arme.
Il n’y a même aucune vraisemblance pour que le courant venu de Sarmatie n’ait pas touché le monde romain aussi bien que le monde barbare, même plus profondément, car c’est en Occident, sur le sol romain de l’Italie et de la Gaule, que la nation sarmatique fut recueillie au IVe siècle, puis se fondit avec la population indigène.
De fait, des innovations, telle l’orfèvrerie cloisonnée, sont connues en Italie dès la fin du IVe siècle, pour le moins.
Enfin les produits de cet art ne sont pas d’emblée réussis. Leur apogée se place au VIe siècle, dans le travail de la damasquinerie, de la niellure, de la gravure, de la dorure. C’est alors que l’on trouve les plus belles plaques-boucles des ceinturons d’hommes, des ceintures de femmes, avec contreplaques, en or, en argent, décorées de grenats insérés dans des cloisons et souvent aussi d’émail vert ou blanc. C’est alors que la bijouterie des femmes atteint sa perfection : c’est le règne des fibules pectorales avec représentation animale, destinées à assujettir les manteaux. Les vases funéraires souvent décorés à l’émail blanc se substituent aux vases de terre noirâtre. Au reste les motifs décoratifs de la poterie sont très archaïques : il en est qui remontent à l’époque néolithique et qu’on ne peut considérer comme caractéristiques de tel ou tel peuple. Quand à la verrerie on trouve quelques spécimens rares, saisissants, de verrerie-mousseline, n’atteignant en épaisseur qu’un tiers de millimètre, tour de force que la machine moderne peut à peine égaler, témoignage d’une telle perfection de technique que l’on ne peut s’empêcher de les croire importés de Syrie, berceau de cet art.
Pour le travail du fer, on saisit un grand changement : au procédé de la trempe, pratiqué déjà par les Gaulois, se substitue le procédé du recuit. Les techniciens les plus consommés ne savent à qui attribuer ce changement. Peut-être est-il, comme le reste, l’œuvre d’artisans indigènes, qui auraient été les maîtres des artisans germaniques, au lieu d’être leurs imitateurs.
Un appauvrissement, avec régression dans l’art, aussi bien que dans l’abondance des objets enfouis avec le mort, apparaît au VIIIe siècle ou à la fin du VIIe. A partir du IXe siècle, l’usage d’ensevelir le mort avec ses armes et son mobilier funéraire diminue, puis cesse. D’ailleurs, les cimetières isolés dans la campagne font place aux cimetières entourant une église, plus à la portée de la protection du saint protecteur.
Il n’est pas même impossible que la mode d’ensevelir le guerrier avec ses armes et bijoux fût antérieure à l’époque où les Gallo-Romains furent assujettis au service militaire par les fils de Clovis et imitèrent les rites funéraires des Francs. On a découvert, en effet, à Vermand en Picardie, des tombes de soldats ensevelis avec armes et bijoux et ces tombes sont datées de la seconde moitié du IIIe siècle, époque à laquelle l’armée était encore en grande majorité composée de sujets de l’Empire. Et si les tombeaux de cet âge se retrouvent surtout au Nord-Est, la raison en est que cette région de la Gaule était celle où était concentrée la force militaire de l’Empire. C’est celle également qui, la dernière, jusqu’à la fin du IVe siècle, fournit en dehors des contingents barbares, les meilleures, peut-être les seules recrues indigènes au service de Rome.
Somme toute, l’étude des cimetières qualifiés à la légère « barbares » se révèle plutôt décevante pour la solution du problème de l’établissement, au moins massif, de colonies franques, burgondes ou alamanes dans la Gaule, en deçà de la limite linguistique fixée dès le milieu ou la fin du Ve siècle.
L’influence des Francs sur l’état politique, social, linguistique, etc., de la Gaule, est indépendante du problème ethnique sur lequel des fouilles ultérieures menées dans l’ensemble de la Gaule et pas seulement au Nord et au Nord-Est, pourront amener des conclusions moins précipitées que celles qu’on a émises trop longtemps.
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CHAPITRE III
Les Influences germaniques
A. Dans l’onomastique
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Ce qui frappe tout de suite quand on lit les textes de toutes natures de l’époque mérovingienne, c’est un profond changement dans l’onomastique. A partir du VIIe siècle et même de la seconde moitié du VIe, les noms d’hommes et de femmes sont, en nombre croissant, de langue germanique. Le phénomène est aussi rapide qu’au lendemain de la conquête de la Gaule par César, alors que les Gaulois s’empressèrent de prendre des noms romains.
Longtemps les Germains au service de Rome avaient fait de même. Un des derniers exemples est celui de Sylvanus, à qui l’on imposa la pourpre au milieu du IVe siècle. Mais déjà les généraux romains d’origine barbare conservent leur nom, ainsi Mérobaude, Dagalaïf, Nevitta, Richomer, Bauto, Stilicho, etc. A partir de ce moment, jamais un Barbare n’adoptera un nom romain. Il se pare quelquefois du surnom de Flavius, qui le rattache fictivement, honorifiquement, à la dynastie impériale. Il en va de même dans l’Empire d’Orient où les Arméniens et Perses au service de l’Empire s’appellent Aspar, Ardabuire, Narsès, etc.
Le Romain au Ve siècle, pendant la première moitié du VIe siècle, garde son nom latin. Ensuite se déchaîne la mode irrésistible qui porte Gallo-Romains, grands et petits, à prendre des noms francs. Ce phénomène n’est pas du reste spécial à la Gaule. A peine moins tyrannique apparaît cette mode en Espagne où les Ibéro-Romains prennent des noms gothiques. En Italie même, en dépit de l’horreur inspirée par les Lombards, la majorité en vient à prendre des noms lombards, puis francs après la destruction de l’Etat lombard par Charlemagne.
En Gaule, le changement d’onomastique a été assez lent pendant plus d’un siècle. Edmond Leblanc a cependant remarqué que, dès le Ve siècle, sur quarante-neuf noms trouvés dans les inscriptions chrétiennes on en compte déjà dix germaniques. Mais Goths et Burgondes sont déjà maîtres de la moitié de la Gaule.
Au VIe siècle, la proportion augmente un peu. Godefroid Kurth a calculé que sur 536 signatures apposées par des évêques de 475 à 589, vingt-huit seulement appartiennent à l’onomastique germanique, mais les évêques en ce siècle se recrutent dans les hautes classes de la société gallo-romaine. Dans les inscriptions chrétiennes de ce même siècle un quart des noms de laïques est germanique. Puis, il y a un flottement, une alternance. Le duc Lupus a un frère au nom franc, Magnulfus, deux fils, Romulfus (german.), Johannes (rom.). Ennodius, fils du sénateur Euphrasius, a pour proche parent Bengiselus. Bertulf est fils de Florus, Donatus, fils de Waldelin et de Flodia. Saint Didier de Cahors, fils d’un Romain, Severus, a pour mère une Germaine probablement, puisqu’elle s’appelle Bobila. On a dit plus haut que déjà sainte Geneviève, au nom germanique, est née au Ve siècle, de parents portant des noms romains.
Enfin au VIIe siècle, le triomphe de l’onomastique franque s’accentue. Il est complet au VIIIe siècle et demeurera prédominant. Aujourd’hui même, quand un nom de personne français n’est ni un sobriquet, ni un nom de lieu, il est le plus souvent d’origine francique.
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