Il y a dans notre âme des choses auxquelles nous ne savons pas
combien nous tenons. Ou bien, si nous vivons sans elles, c’est parce
que nous remettons de jour en jour, par peur d’échouer ou de
souffrir, d’entrer en leur possession.
Marcel PROUST
Mesdames, messieurs, notre avion va bientôt commencer sa descente vers San Francisco. Veuillez
attacher votre ceinture et relever le dossier de votre fauteuil.
Encore abasourdi par ce qu’il venait de lire, Martin resta sourd aux appels du
chef de cabine.
Ce prénom… Cette date de naissance…
La tête plongée dans son dossier, les mains moites et le cœur battant, il se
hâta, fébrile, de terminer la lecture du compte rendu du procès. Un procès au
bout duquel Archibald avait été condamné à dix ans d’emprisonnement pour
avoir grièvement blessé le docteur Alister.
La photocopie de son dossier d’incarcération au pénitencier de San Quentin
mentionnait quelques bagarres qui l’avaient privé d’une remise de peine, ainsi
qu’une présence assidue à la bibliothèque et aux cours d’histoire de l’art
dispensés par un professeur bénévole de Stanford.
Mais le plus surprenant était qu’en prison, Archibald n’avait pas reçu la
moindre visite. Aucun ami pour lui dire « tiens bon », aucun parent pour lui
donner des nouvelles de la famille, personne pour lui présenter sa fille…
Puis on avait perdu sa trace dans la foulée de son évasion, en novembre 1981.
Joseph A. Blackwell s’était volatilisé sans laisser d’adresse pour devenir
Archibald McLean, le roi des voleurs…
Martin examina le dernier feuillet, une photocopie récente en date de la veille.
Sans doute une enquête complémentaire sommaire, effectuée dans l’urgence par
les Fédéraux et agrémentée d’une photo qu’il espérait et redoutait à la fois : celle
d’une jeune femme au visage fuyant, lunettes de soleil sur le nez, au volant
d’une Ford Mustang couleur rouge baiser. Une jeune femme aux cheveux longs
et lisses dont il n’avait jamais oublié les yeux verts, brillant sous la pluie. Une
jeune femme qui, à la fin d’un été, lui avait demandé : « Reste encore ! »
Pour cacher son trouble, il tourna la tête vers le hublot. Par-delà les
montagnes arides, il devina la côte californienne, les rouleaux du Pacifique et la
baie de San Francisco.
Il devina aussi qu’Archibald et lui avaient en commun le même amour
manqué.
Il devina surtout que sa traque d’Archibald représentait beaucoup plus que
l’arrestation d’un criminel. C’était une enquête sur lui-même, une vraie thérapie.
Pas de celles que l’on suit le cul posé sur le divan d’un psy, mais une
confrontation avec son passé, ses peurs enfouies et les zones les moins avouables
de sa personnalité.
Il fallut moins d’une demi-seconde à Archibald pour crocheter la serrure de la
maison sur pilotis dans laquelle vivait Gabrielle.
Il y entra avec le sentiment de pénétrer dans un sanctuaire et l’émotion le
saisit brutalement, comme un animal qui vous saute à la gorge. C’est dans cette
maison flottante qu’il s’était réveillé trente-trois ans plus tôt, à côté de Valentine,
ce matin maudit de décembre qui avait précipité leur vie dans le cauchemar.
Il avança prudemment à l’intérieur. Un parfum d’encens flottait dans l’air. La
maison était vide, mais pleine de souvenirs. Il reconnut au premier coup d’œil
les meubles en bois cérusé qu’ils avaient repeints tous les deux, la petite armoire
achetée un bon prix à la brocante de Carmel, le miroir en pied récupéré dans un
dépôt-vente de Monterey…
Une brise légère s’engouffra par la porte restée ouverte, faisant onduler les
rideaux vaporeux qui filtraient la lumière.
Puis il entra dans la cuisine où des bribes du passé refirent douloureusement
surface : déjeuners en amoureux, préparation de sa fameuse recette de pâtes au
pesto, le plat préféré de Valentine, verres de vin qui s’entrechoquent, éclats de
rire, bouches qui se trouvent et se retrouvent.
Pour lutter contre ces images remontées du passé, il ouvrit le robinet de
l’évier et se passa un peu d’eau sur le visage. Deux jours plus tôt, le cancer qui
rongeait son pancréas l’affaiblissait au point de ne plus pouvoir faire le moindre
effort. Aujourd’hui, il se sentait étonnamment mieux. Administrés à haute dose,
les antalgiques faisaient leur effet, l’aidant à contenir la maladie et lui offrant
une rémission de courte durée, mais qui lui laisserait peut-être le temps de parler
à Gabrielle pour la dernière fois.
Une dernière fois qui serait aussi la première.
En prison, le chagrin avait failli le rendre fou et il avait toujours refusé de
reconnaître sa paternité. On avait confié Gabrielle à sa grand-mère, une
Française un peu fantasque mariée à un viticulteur de Sonoma Valley. Une fois
évadé de San Quentin, au début des années 1980, il s’était discrètement
renseigné sur sa fille pour apprendre qu’on lui avait raconté que son père était
mort dans un accident d’escalade bien avant sa naissance, que sa famille habitait
en Écosse et que l’Écosse, c’était loin.
Les choses étaient peut-être mieux ainsi, après tout.
Pourtant, il n’avait pu s’empêcher d’aller l’attendre à la sortie de l’école pour
la voir au moins une fois. Il l’avait regardée de loin et ce qu’il avait éprouvé
l’avait rempli d’effroi. Il en voulait à cette enfant ! Il lui en voulait terriblement
de lui avoir arraché la femme qu’il aimait. C’était injuste et irrationnel, mais il
ne pouvait rien contre ce ressentiment.
Alors, il avait choisi de disparaître et il savait parfaitement comment il allait
s’y prendre…
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