free clinic
qui partage les mêmes locaux.
C’est le côté sombre de la ville : le nombre de sans-abri qui augmente chaque
jour davantage dans une indifférence presque générale, les
boys
revenus
traumatisés du Viêtnam et qui hantent les couloirs des hôpitaux psychiatriques
avant de dormir dans des cartons ou sur les bancs du métro. Mais c’est surtout la
démocratisation des drogues qui cause d’effroyables ravages : San Francisco
paie au prix fort les excès du mouvement hippie. Non, le LSD et l’héro n’ont pas
élevé les esprits ni libéré les consciences. Ils ont seulement transformé ceux qui
n’ont pas su décrocher en zombies décharnés crevant à même le trottoir,
l’aiguille dans le bras et le vomi aux lèvres.
— On s’en va ! tranche Archibald en se tournant vers Valentine.
La jeune femme ouvre la bouche pour protester, mais sa respiration se bloque
soudain et elle s’écroule sur le sol.
— Alors ?
Dans un bureau prétentieux, Archibald fait face au docteur Alister, qui vient
de recevoir les premiers résultats des examens de Valentine.
Les deux hommes ont à peu près le même âge. Ils pourraient être frères ou
amis, mais, dès leur premier contact, ils ont senti qu’une sourde hostilité les
opposait.
L’un est né dans la rue, l’autre à Beacon Hill.
L’un porte un blouson, l’autre une cravate.
L’un a du vécu, l’autre a des diplômes.
L’un est instinctif, l’autre est rationnel.
L’un aime, l’autre veut être aimé.
L’un n’est pas très grand, pas très beau, mais c’est un vrai mec. L’autre a une
belle gueule de séducteur et des compliments plein la bouche.
À l’un, la vie n’a rien donné, alors il s’est servi. À l’autre, la vie a beaucoup
donné, alors il n’a pas pris l’habitude de dire merci.
L’un a lutté des années avant de se réveiller auprès de la seule, de l’unique.
L’autre s’est marié avec sa première copine de fac et s’envoie les infirmières
stagiaires, sous la lumière glauque de la salle des radios.
L’un déteste tout ce que représente l’autre.
Et ça, c’est réciproque.
— Alors ? répéta Archibald en perdant patience.
— Les examens sanguins montrent une baisse du taux des plaquettes :
quarante mille contre un minimum de cent cinquante mille. Le bilan hépatique
n’est pas très bon, mais…
— Qu’est-ce que vous comptez faire ?
— Nous lui avons donné des médicaments pour faire baisser sa tension et
nous allons la transfuser pour faire remonter ses plaquettes.
— Et après ?
— On attend.
— On attend quoi ? s’agaça Archibald. Hypertension, albumine dans les
urines : elle fait une pré-éclampsie.
— Pas forcément.
— Il faut interrompre la grossesse.
Alister secoua la tête.
— Non, on peut la prolonger si nous arrivons à stabiliser l’état général de
votre femme. Pour l’instant, les signes biologiques sont mineurs et rien ne nous
certifie qu’ils vont évoluer dans le mauvais sens.
— Mineurs ? Vous plaisantez ou quoi ?
— Écoutez, monsieur, vous n’êtes pas médecin.
— C’est vrai, admit Archibald, mais des femmes mourant après une
éclampsie, j’en ai sûrement vu plus que vous, en Afrique.
— Ici, nous ne sommes pas en Afrique. Et votre femme n’en est qu’à sa
vingt-cinquième semaine. Faire une césarienne maintenant, c’est condamner
l’enfant…
Le visage d’Archibald changea d’expression pour prendre un air dur et amer.
— Je m’en fiche, répondit-il, c’est ma femme que je veux sauver.
— Ce n’est pas précisément ainsi que le problème se pose, nuança le docteur
Alister. Nous recherchons un terme d’accouchement compatible entre la vie de
l’enfant et la sauvegarde de celle de la mère.
— La seule chose que vous allez faire, c’est bousiller son cerveau, son foie,
ses reins…
— J’ai déjà discuté de ça avec votre femme. Elle est consciente qu’il peut y
avoir des risques, mais elle ne souhaite pas de césarienne pour l’instant.
— Ce n’est pas à elle de décider.
— Non, c’est à moi. Et je ne vois aucune raison médicale valable pour que
cette grossesse n’aille pas à son terme.
Archibald est revenu dans la chambre de Valentine. Assis à ses côtés, il lui
caresse doucement le visage. Il repense au long chemin qu’ils ont fait tous les
deux pour vivre un amour qui n’aurait jamais dû éclore. Il repense à tous les
obstacles qu’ils ont surmontés, à toutes les peurs qu’ils ont vaincues.
— Je ne veux pas de césarienne ! implore-t-elle.
Elle a la peau jaunâtre, les yeux cernés et noyés de larmes.
— Je n’en suis qu’à vingt-cinq semaines, chéri ! Laisse-moi le garder encore
un peu !
Elle a besoin de lui, mais il est impuissant. Il lui avait promis d’être là, dans
les bons et les mauvais jours, la santé et la maladie. Il lui avait promis de la
protéger et de veiller sur elle, mais on promet toujours plus qu’on ne peut tenir.
Elle le regarde en écarquillant les yeux.
— Laisse-moi lui donner encore un peu de force…
— Mais tu risques de mourir, mon amour.
Entravée par les tubes des perfusions, elle réussit à agripper son bras et
malgré la douleur qui lui coupe le souffle :
— Cet enfant, je le veux pour toi. Je le sens tellement vivant dans mon
ventre ! C’est une petite fille, tu sais, j’en suis sûre ! Tu l’aimeras, hein, Archie,
tu l’aimeras !
Il s’apprête à lui répondre que c’est elle qu’il aime. Lorsqu’il la voit rouler
des yeux. Puis ses muscles faciaux et ses mains se contractent brusquement et…
— Tu vas la faire, cette putain de césarienne !
Archibald interpelle Alister en hurlant au milieu du couloir.
Interloqué, le médecin le regarde fondre droit sur lui, bouillant de colère et
prêt à en découdre.
Dans son lit, Valentine s’arrache un bout de langue en serrant les dents. Ses
bras, ses jambes se raidissent et les mouvements de sa respiration se contractent
et se bloquent.
Sans en avoir l’air, le vigile s’est rapproché d’Archibald et avance, arme au
poing, derrière lui. Il a l’habitude de maîtriser les junkies, souvent violents, à qui
on vient de refuser une dose de Subutex.
Mais Archibald n’est pas un drogué. Devinant sa présence, il se baisse
subitement et, d’un mouvement aussi soudain que violent, déplie sa jambe en
ruade, d’un coup de pied retourné. Projeté au sol, le vigile lâche son arme
qu’Archibald s’empresse de ramasser.
Valentine est agitée de violents spasmes. De la salive écumeuse et
sanguinolente s’échappe de ses lèvres et commence à l’étouffer.
— Elle convulse, connard !
Plus tard, au procès, Archibald expliquera qu’il avait seulement voulu
menacer le médecin avec son arme, qu’il voulait simplement l’intimider, que le
coup était parti tout seul et qu’il n’avait jamais voulu appuyer sur la détente. Le
vigile témoignera à son tour en reconnaissant que le flingue était mal entretenu
et que pareille mésaventure lui était déjà arrivée à deux reprises. En tout cas, le
caractère accidentel du geste n’en changea pas le résultat : le docteur Alister
reçut une balle de 9 mm dans le poumon droit.
Archibald lâcha son arme au moment où sa femme perdait connaissance et
s’enfonçait dans le coma. On le ceintura et le projeta face contre sol avant de le
menotter dans un brouhaha indescriptible.
Lorsque la police l’emmena, il se tourna vers la chambre de Valentine et il lui
sembla entendre l’interne de garde crier :
— On la perd !
Puis la voix de l’infirmière qui constatait :
— C’est une petite fille.
Ce jeudi-là, le service des soins intensifs de l’hôpital public de Mission
District accueillit une petite fille née trois mois avant terme. Elle pesait
510 grammes et ne mesurait même pas 30 centimètres. Comme beaucoup de
prématurés, c’était un bébé bien proportionné, au visage gracieux et à la peau
gélatineuse et fine qui laissait transparaître ses veines.
Le médecin appelé en catastrophe pour procéder à l’accouchement avait
pourtant hésité un moment avant de tenter de la réanimer et, même après l’avoir
fait, il n’aurait pas parié un dollar sur sa survie.
On la plaça néanmoins dans un incubateur, avec une assistance respiratoire.
La sage-femme qui s’occupa d’elle s’appelait Rosalita Vigalosa. Elle habitait
le quartier depuis vingt ans et dans le coin tout le monde l’appelait Mamma.
C’est elle qui toutes les trois heures nettoyait les poumons encore immatures du
bébé pour les aider à devenir autonomes.
Chaque matin, en se rendant à son travail, elle avait pris l’habitude de faire un
détour pour allumer un cierge à la chapelle de Mission Dolores et d’adresser une
prière pour que cet enfant survive. Après quelques jours, elle avait fini par le
surnommer l’« enfant du miracle ».
Sur le bracelet de naissance, au moment où il fallut inscrire un prénom,
Rosalita se dit que le bébé allait sacrément avoir besoin des anges pour s’en
sortir dans la vie.
Alors, comme un talisman, elle choisit de lui donner le prénom du premier
d’entre eux :
Gabrielle.
15
Alter ego
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