Quai Anatole-France, 5 h 02
— Hé ! C’est ma voiture !
À peine sorti du musée, Martin eut la désagréable surprise de voir sa vieille
Audi se faire embarquer par la fourrière.
— À quoi vous jouez, là ! hurla-t-il à l’agent verbalisateur.
— Désolé, monsieur, mais vous êtes garé sur un couloir de bus et la mise en
fourrière a déjà débuté.
— Je suis flic ! J’étais en planque avec ma voiture !
— Ce véhicule n’appartient pas au parc de la police nationale, objecta l’agent.
Nous l’aurions vu lorsque nous avons rentré l’immatriculation pour les
vérifications d’usage.
— Je suis là, maintenant. Alors rendez-moi ma caisse, OK ?
— Si vous êtes flic, vous connaissez la procédure : pour interrompre le
remorquage, il vous faut acquitter une amende, ainsi que les frais correspondant
à l’enlèvement.
Martin regarda sa vieille TT version 98. Encristée dans les griffes du
remorqueur, elle faisait bien son âge et même davantage : porte enfoncée,
carrosserie couturée de multiples rayures… Autant de cicatrices du temps où il
travaillait aux Stups. Au mépris des textes de loi, il avait toujours utilisé dans
son métier son véhicule personnel plutôt que les Citroën merdiques de la police.
À l’arrière de l’Audi, on trouvait même l’impact d’une balle perdue, souvenir de
l’arrestation musclée d’un dealer. Peut-être était-il temps d’en changer. Ce
n’était pas l’envie qui lui manquait, mais il n’avait pas un sou vaillant sur son
compte en banque.
— C’est bon, je vais payer, soupira Martin.
Il fouilla dans la poche du coupe-vent, mais ne trouva pas son portefeuille,
qu’il avait laissé avec son blouson dans les locaux de la Fluviale.
Résigné, il prit la fiche descriptive de l’état du véhicule que lui tendait l’agent
et regarda le remorqueur s’éloigner.
Il retourna ses poches : il n’avait pas le moindre euro pour prendre un taxi ou
se payer un ticket de métro. Tant pis, il était bon pour une balade matinale à
travers Paris.
Il y a des jours comme ça…
Le Colibri survolait la campagne normande.
L’hélicoptère était doté d’une cabine spacieuse offrant un confort de vol
appréciable ainsi qu’une excellente visibilité. De plus, son rotor de queue caréné
le rendait très silencieux.
Archibald enclencha le pilote automatique et but une nouvelle rasade de
whisky. Il ferma les yeux pour mieux se perdre dans les saveurs de l’alcool. Ce
n’était pas bien raisonnable, mais peu de choses l’étaient dans sa vie, alors…
Après une heure de vol, il était passé à la verticale du Mont-Saint-Michel puis
de Saint-Malo. La baie de Saint-Brieuc traversée, il s’abandonna à la beauté des
paysages du nord du Finistère qui alternaient plages de sable, petites criques et
ports de pêche, puis il repéra l’île de Batz au large de Roscoff. Le GPS émit un
signal lui notifiant qu’il était à moins de trois minutes de son lieu de pose. Il
coupa son pilote automatique, fit une approche face au vent d’ouest et se posa
dans le parc arboré de l’une des belles maisons de l’île. Incrustée dans la roche,
la propriété avait les pieds dans l’eau, un long ponton, deux anneaux d’amarrage
et un garage avec
slipway
.
Archibald ne resta que quelques minutes sur le sol breton, le temps de refaire
le plein de carburant. Il respira l’air iodé et vivifiant et mit le cap sur l’Écosse.
Abîmé de fatigue, Martin remontait le boulevard Raspail. La nuit avait été
longue, marquée par l’excitation et la déception. Il s’était pris pour un grand flic,
mais il n’en avait pas l’étoffe. McLean avait joué avec lui et il s’était laissé
manipuler comme un bleu, tombant à pieds joints dans ses pièges. Il s’était
figuré qu’il pourrait baiser le système à lui tout seul. Il s’était cru plus malin que
ses collègues et, surtout, il avait sous-estimé son adversaire : le vieux avait non
seulement un cerveau, mais aussi des couilles. Il était capable de prendre des
risques énormes et de bluffer comme un joueur de poker. Cette fois, Martin ne
pouvait que capituler : l’insolence et l’intelligence du voleur forçaient vraiment
l’admiration.
Le jeune flic traversa la place Le Corbusier et arriva au niveau de l’hôtel
Lutetia. La façade Art déco du palace de Saint-Germain-des-Prés brillait de mille
feux dans le bleu nuit du petit matin. Sur le tapis rouge de l’entrée, le portier et
le voiturier attendaient la sortie de deux riches clients en discutant devant une
Lamborghini dernier modèle et une berline allemande aux vitres fumées. Le luxe
des lieux renvoya Martin à sa petite vie de fonctionnaire, incapable de se payer
une nouvelle voiture, incapable de saisir la chance de sa vie lorsqu’elle se
présentait.
Carrefour Vavin, boulevard du Montparnasse. Balzac, statufié par Rodin et
drapé dans sa robe de moine majestueuse, avait des allures fantomatiques.
Martin réfléchissait à son avenir professionnel, bien compromis par son échec de
cette nuit. Il ne perdrait pas son poste, mais les six prochains mois allaient être
difficiles. Loiseaux le mettrait au placard en l’envoyant en mission de conseil
auprès du ministère de la Culture, le privant ainsi de terrain et d’action.
XIV
e
arrondissement, le bâtiment avant-gardiste de la fondation Cartier. Tout
en transparence, la façade de verre laissait voir un jardin intérieur immense où
plusieurs centaines d’espèces végétales évoluaient au fil des saisons sous l’œil
des passants. Mais ce matin, Martin n’était pas d’humeur à observer les plantes.
Il n’arrivait pas à se défaire du souvenir d’Archibald. Il avait observé ses
moindres gestes, traqué la moindre inflexion de sa voix, cherchant à saisir en lui
une vérité enfouie, le début d’une explication. Il se souvenait de l’assurance qu’il
dégageait, de son regard, de cette capacité qu’il avait de lire en lui. Archibald
n’était pas comme il l’avait imaginé. En trois minutes de confrontation, il en
avait plus appris sur lui qu’en près de quatre ans d’enquête. À présent, il
connaissait son âge et son visage. Il avait aussi la conviction que tous ces vols
avaient un sens caché. L’argent n’était pas la principale motivation d’Archibald,
il en était certain. Il y avait autre chose de plus secret et de plus intime.
Place Denfert-Rochereau, la circulation commençait à se densifier. Près du
pavillon de gauche, quelques touristes japonais faisaient déjà la queue pour
visiter les catacombes et frémir en parcourant les galeries souterraines où étaient
conservés des millions d’ossements parisiens, anciens « locataires » du cimetière
des Innocents.
Martin étouffa un bâillement. Il avait envie d’un café, d’une cigarette et d’une
bonne douche. Sa petite baignade dans la Seine l’avait enrhumé et lui faisait
traîner une odeur douteuse.
Avenue Reille, il retrouva les contours rassurants du réservoir de Montsouris,
la plus grande réserve d’eau potable de la ville, camouflée sous une collinette
aux flancs gazonnés. L’endroit était verdoyant, presque champêtre, mais protégé
par une multitude de caméras : l’eau collectée ici provenait des rivières du sud-
est parisien et approvisionnait une bonne partie des quartiers de la capitale.
En arrivant square Montsouris, il se força à chasser de son esprit l’image
obsédante d’Archibald. Le visage de Karine, son ancienne coéquipière, s’imposa
progressivement. Il avait fait le malin devant elle, mais il avait été ému de la
revoir. Le souvenir de son sourire et de ses yeux rieurs était à la fois douloureux
et apaisant. Il faisait écho à cette solitude qui le cernait depuis l’enfance. Une
solitude qu’il recherchait comme une protection, mais qui finirait par le détruire.
L’hélicoptère survolait le nord de la mer d’Irlande et se rapprochait de la côte
des Highlands écossais. Porté par un vent du sud-ouest, le Colibri avait parcouru
près de 700 kilomètres et ses réservoirs étaient presque à sec. Archibald aperçut
l’immense yacht à trois ponts, long de 50 mètres, qui battait pavillon des îles
Caïmans.
Capable d’embarquer 70 000 litres de carburant, le
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