Boulevard Malesherbes
La moto file sur le sol mouillé, dépasse le boulevard Berthier et le périph.
Avenue de la porte d’Asnières
Martin ralentit et relève la visière de son casque.
Rue Victor-Hugo
Il fait demi-tour sur le terre-plein central.
Trois filles de l’Est aux allures suggestives attendent le client sous la pluie, à
proximité d’un panneau Decaux. Il s’approche du groupe, ralentit. Elles le
prennent d’abord pour un client, puis Svetlana le reconnaît. Il lui tend son casque
et lui fait signe de monter. Elle tremble, elle est maigre et ses yeux sont vides et
creux. Il sait qu’elle ne dort presque plus, que la majeure partie de son fric passe
maintenant dans la drogue.
— Viens !
Elle secoue la tête, s’éloigne. Elle appréhende ce qu’il a en tête et elle a peur.
Peur des représailles violentes du réseau mafieux qui l’a mise sur le pavé, peur
des pressions que ces types exercent sur sa famille restée au pays.
Mais on ne peut pas passer sa vie à avoir peur.
Alors, Martin la rattrape sur le trottoir. Elle est tellement faible qu’elle
abandonne vite toute résistance. Il la prend par les épaules, la porte presque
jusqu’à la moto en lui promettant :
— Ça va aller, ça va aller.
Une heure plus tard, ils sont à Montparnasse, dans un hôtel discret de la rue
de l’Abbé-Grégoire. Elle a pris une douche et il la frictionne dans le peignoir
pour la réchauffer. Sous l’effet du manque, ses pupilles se contractent et elle est
secouée de tics et de tremblements. Il remarque ses bras griffés jusqu’au sang à
force de démangeaisons et entend son ventre qui gargouille.
Avant qu’elle n’aille dans la salle de bains, il lui a fait prendre trois cuillères
de méthadone pour ralentir l’apparition des symptômes de sevrage. Sonia lui a
expliqué que les premiers effets analgésiques apparaîtraient entre trente et
soixante minutes plus tard. En attendant, il l’aide à s’entortiller dans la couette et
lui tient fort la main jusqu’à ce qu’il sente les premiers signes d’apaisement.
— Pourquoi, Martin ? demande-t-elle avec son accent slave.
Couchée sur le lit, elle semble relaxée, presque sereine. Bien sûr, cette
quiétude est artificielle et chimique, mais c’est aussi le premier pas.
— Tu ne peux pas te sortir de là toute seule.
— Mais ils me retrouveront…
— Non.
Il se lève, attrape son sac à dos en cuir d’où il tire un passeport usagé.
— Il est plus vrai qu’un vrai, explique-t-il en l’ouvrant à la première page.
Désormais, tu ne t’appelles plus Svetlana, mais Tatiana. Tu n’es pas née à Kiev,
mais à Saint-Pétersbourg.
C’est à ça qu’il a consacré sa dernière journée de flic : à lui dégoter une
nouvelle identité.
— Deuxième chose, dit-il en posant sur le lit un billet d’avion. Demain matin,
tu pars pour Genève, à la clinique Jeanne-d’Arc. Ils vont te remettre d’aplomb,
tu vas voir.
— Mais comment ?…
— Tout est payé, répond-il en anticipant sa question.
Ce qu’il se garde bien d’avouer, c’est que c’est avec le montant de son PEL
qu’il a vidé dans l’après-midi.
Puis il lui remet la carte de visite de Sonia Hajeb.
— Au moindre problème, appelle ce numéro. C’est une femme, une
psychiatre, une amie : elle sait qui tu es et elle est prête à t’aider.
À présent, Svetlana a des larmes dans les yeux, de celles qui lavent, qui font
du bien et raniment un regard que l’on croyait éteint pour toujours.
— Martin… pourquoi tu fais ça ?
Il lui pose un doigt sur la bouche pour lui faire comprendre que certaines
questions n’ont pas toujours de réponse et lui dit qu’il est tard et qu’il faut
dormir maintenant.
Il se couche à côté d’elle et lui tient la main en attendant que le sommeil
l’enlève.
Le milieu de la nuit, dans une cité HLM de l’Essonne.
Un petit appartement, toutes lumières éteintes.
Sur la sonnette, un nom aux consonances slaves.
À l’intérieur, tout est gris et triste.
Dans la chambre, sur une étagère, quelques livres qu’il lui avait conseillés, un
baladeur avec les chansons qu’il lui avait dit d’écouter.
Sur le mur, les affiches des films qu’ils étaient allés voir cette année-là,
Two
Lovers, La nuit nous appartient, Into the wild
.
Sous le lit, une belle boîte à musique.
Lorsqu’on ouvre la boîte, une mélodie traditionnelle emplit la pièce de
nostalgie.
Dans la boîte, quelques papiers et des photos jaunies d’une enfance
ukrainienne.
Autant de petits cailloux…
Au fond de la boîte, une enveloppe.
Dans l’enveloppe, des billets de banque. Tout l’argent qu’il lui a donné à
chacun de leurs rendez-vous. Elle n’y a jamais touché, n’en a jamais dépensé le
moindre euro, même aux pires moments, même lorsqu’elle aurait été capable de
faire n’importe quoi pour acheter un peu d’héro.
Autant de petits cailloux, autant de preuves qu’il s’était passé quelque chose
entre eux, cette année-là, lorsque, l’espace de quelques mois, il était entré dans
sa vie.
Et où elle était,
un peu,
entrée dans la sienne.
13
La part manquante
Jour après jour
Les amours mortes
N’en finissent pas de mourir.
« La chanson de Prévert »,
paroles et musique de
Serge GAINSBOURG
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