Tour Eiffel
Restaurant
Le Jules Verne
22 h 03
Escorté par le maître d’hôtel, Martin se dirigea vers la sortie du restaurant,
mais passa d’abord devant les grandes portes vitrées qui protégeaient les
cuisines. Dans ce temple du luxe, on n’avait pas l’habitude de gérer un électron
libre, alors, au mépris de toutes les règles, il pénétra dans le périmètre interdit,
ouvrit le frigo du bar et attrapa une canette de Coca Zero avant de quitter la salle.
Il descendit par l’ascenseur, remonta jusqu’en haut la fermeture Éclair de sa
parka et remit ses écouteurs : toujours le même rap tranchant et agressif qu’il
écoutait dans les années 1990 lorsqu’il était lycéen puis étudiant, les mêmes
chansons devenues cultes avec les années :
J’appuie sur la gâchette, Paris sous
les bombes, Pose ton gun…
Cette musique, c’était la sienne : celle d’un enfant
des cités de l’Essonne, celle
freestyle
de la colère qui tantôt explosait, tantôt
s’étiolait. Celle, en tout cas, de quelqu’un qui n’avait pas sa place dans un
restaurant pour touristes en voyage de noces.
Sur le Champ-de-Mars, l’air était glacial. Martin se frotta les mains pour se
réchauffer et fit quelques pas sur le quai Branly. Irrésistiblement attiré vers le
fleuve, il rejoignit le pont d’Iéna qui reliait la tour Eiffel au Trocadéro. Là, en
bordure de Seine, son regard se perdit au milieu du ballet des péniches et des
lumières qui scintillaient comme des lucioles. Les flocons continuaient de
voltiger dans l’air, mais ils avaient troqué leur aspect cotonneux contre la finesse
poudreuse de la cocaïne.
Il sortit de sa poche le billet d’avion qu’il avait pris soin de ne pas laisser sur
la table du restaurant.
San Francisco…
À la seule évocation de la ville, son corps fut parcouru de frissons. Une
sensation ambivalente, d’abord la langueur trompeuse de la nostalgie, puis une
vague dévastatrice qui l’obligea à lutter pied à pied pour ne pas perdre le
contrôle.
De nouveau, ce sentiment poignant de vide qui dessinait en creux les quelques
jours mythifiés de cet été-là, la protection des bras de Gabrielle, la seule fois où
il avait eu l’impression de ne faire qu’un avec l’autre.
Pourquoi l’amour est-il une drogue dure ?
Pourquoi, en aimant, s’inflige-t-on une telle souffrance ?
La musique d’un orgue de Barbarie le ramena un instant à la réalité. Il
reconnut la mélodie entraînante du beau film de Truffaut, il se souvint du titre de
la chanson :
Le Tourbillon de la vie
.
C’est vrai, la vie est comme ça…
Tantôt un tourbillon qui nous émerveille, comme un tour de manège pendant
l’enfance.
Tantôt un tourbillon d’amour et d’ivresse, lorsqu’on s’endort dans les bras
l’un de l’autre dans un lit trop étroit puis qu’on prend son petit déjeuner à midi
parce qu’on a fait l’amour longtemps.
Tantôt un tourbillon dévastateur, un typhon violent qui cherche à nous
entraîner vers le fond lorsque, pris par la tempête dans une coquille de noix, on
comprend qu’on sera seul pour affronter la vague.
Et que l’on a peur.
— Martin !
Il entend son prénom prononcé à l’anglo-saxonne :
Marteen
.
Quelques mètres derrière lui, Mademoiselle Ho, escortée par son gorille, lui
fait signe de la rejoindre.
Il est persuadé qu’elle va céder et qu’il a déjà gagné.
Le droit de continuer la traque d’Archibald aux États-Unis.
Le droit de poursuivre son duel contre le plus grand des voleurs : seul objectif
qu’il ait trouvé pour ne pas sombrer et donner un sens à sa vie.
La seule chose aussi qui lui fait encore croire que chacun a un destin en ce
monde.
Et que le sien est d’arrêter Archibald McLean. C’est une croyance
irrationnelle, chevillée au corps, qu’il porte en lui depuis des années.
Et avec cette empreinte relevée sur la bouteille de champagne, Martin est
certain de toucher au but.
Même s’il sait aussi que cette empreinte est trop nette, trop flagrante, trop
évidente pour ne pas être un appât. Jamais Archibald n’aurait commis une telle
erreur.
Cette empreinte, ce n’est pas lui qui l’a trouvée, c’est Archibald qui la lui a
donnée.
Car, désormais, les règles du jeu ont changé : ce n’est plus lui qui traque
Archibald, mais Archibald qui cherche à l’attirer à lui.
Mais pourquoi ?
11
Le jour où tu partiras
Mais voici le plus atroce : l’art de la vie consiste à cacher aux
personnes les plus chères la joie que l’on a d’être avec elles, sinon
on les perd.
Cesare PAVESE
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