particulière puisqu’elle avait « joué » dans les premiers James Bond,
Opération
Tonnerre
et
Goldfinger
. Construit à une époque où les films n’étaient pas encore
pollués par les effets numériques, le bolide avait conservé son arsenal de
gadgets, maintenus en l’état par ses collectionneurs successifs : mitraillettes
dissimulées dans les clignotants, plaques minéralogiques rotatives, système
d’écran de fumée, pare-brise blindé, mécanisme pour déverser de l’huile et des
clous sur la chaussée, lames rétractables pour lacérer les pneumatiques de
poursuivants trop pressés…
Il y a deux ans, au terme d’une vente aux enchères épique et médiatisée, la
voiture avait été vendue pour plus de 2 millions de dollars à un mystérieux
homme d’affaires écossais.
— Martin Beaumont ! s’exclama Karine Agneli, encore dans l’eau.
Diaz et Capella, les deux officiers de la Brigade fluviale restés sur le bateau,
hissèrent Martin sur la vedette et lui tendirent une couverture.
— Qu’est-ce que tu fous dans la Seine au milieu de la nuit en te servant d’un
tableau comme planche de natation ? demanda la jeune femme en attrapant la
main d’un de ses lieutenants pour rejoindre à son tour l’embarcation.
Claquant des dents, le jeune flic s’enroula dans la couverture. Il plissa les
yeux et regarda en direction de la voix familière qui l’interpellait.
Cheveux clairs coupés court, légères taches de rousseur, allure sportive et
élancée : Karine Agneli n’avait pas changé. C’était toujours un beau brin de fille,
enthousiaste et de bonne humeur. Son exacte opposée. Ils avaient travaillé
ensemble aux Stups pendant deux ans. Elle avait été sa partenaire dans plusieurs
missions d’infiltration. À l’époque, le travail de terrain était toute leur vie. Il n’y
avait pas de cloison entre leur boulot et leur cœur. C’était une période à la fois
exaltante et terrible. Jouer les agents infiltrés vous révélait des côtés de votre
personnalité que vous auriez préféré ne pas connaître et vous forçait à vous
aventurer sur des territoires d’où l’on ne revenait jamais indemne. Pour éviter de
sombrer, ils s’étaient aimés. Accrochés l’un à l’autre, plutôt. Une relation
ponctuée de moments de grâce, mais qui n’avait jamais trouvé son équilibre.
Un bref instant, des souvenirs vénéneux remontèrent à la surface comme par
effraction. Leur histoire était ce qu’ils avaient connu de meilleur et de pire.
Comme la dope.
À la lueur des réverbères, Karine observait Martin. L’eau ruisselait le long de
ses cheveux, tombant en gouttes sur sa barbe de trois jours. Elle le trouva
amaigri et fatigué, même si son visage avait gardé quelque chose d’enfantin.
Se sentant observé, Martin lui lança :
— Tu sais que tu es diablement sexy dans ta petite combinaison ?
Pour toute réponse, elle lui jeta une serviette au visage, qu’il utilisa pour
éponger délicatement l’autoportrait de Van Gogh.
Karine était belle comme une sirène et semblait épanouie. Comme lui, elle
avait quitté les Stups pour un service moins destructeur. Aux yeux des gens, les
types de la Fluviale étaient des secouristes plus que des vrais flics, ce qui leur
valait davantage de considération.
— Ce tableau, c’est l’original ? demanda-t-elle en s’asseyant à côté de lui.
Au rythme d’un bateau de plaisance, la vedette venait de dépasser l’île Saint-
Louis et s’apprêtait à accoster port Saint-Bernard. Martin sourit :
— Archibald McLean, ça te dit quelque chose ?
— Le cambrioleur ? Bien sûr.
— Je l’ai eu au bout de mon flingue, ragea Martin.
— C’est lui qui t’a balancé à la flotte ?
— On peut dire ça.
— C’est étrange parce que…
Karine se troubla.
— Parce que quoi ?
— Le type qui a téléphoné à la brigade pour signaler ton plongeon : il a dit
qu’il s’appelait Archibald.
Les lignes pures et dépouillées de l’Aston Martin fendaient la nuit à pleine
vitesse. Dans l’habitacle, Archibald respirait l’odeur du bois précieux et de la
moquette pure laine. À côté de lui, sur le siège passager en cuir patiné, il avait
posé le sac aux couleurs de la Royal Air Force qu’il conservait depuis l’époque
de son service militaire.
Tout à l’heure, sur le Pont-Neuf, devant le jeune flic, il avait senti une
décharge d’adrénaline. Une émotion inattendue qu’il avait du mal à expliquer.
Derrière son côté fonceur, ce jeune homme avait quelque chose de touchant.
C’était surtout de son regard qu’il se souvenait : le regard d’un enfant triste et
solitaire qui avait encore tout à apprendre.
Dès qu’il eut rejoint l’A6 – la fameuse autoroute du Soleil –, Archibald fit
vrombir le moteur six cylindres, libérant ses 280 chevaux. Il aimait la vitesse, il
aimait se sentir vivant.
Karine et Martin sautèrent dans un même élan sur la berge du port Saint-
Bernard.
— Il faut que tu me conduises au musée d’Orsay, dit-il.
— Change de vêtements d’abord, tu es trempé. Capella va te prêter des
fringues pendant que je sors la voiture.
Martin suivit le lieutenant dans le local tout en longueur qui bordait le fleuve.
Lorsqu’il en ressortit, il se sentait bizarrement accoutré dans l’uniforme très
« années 1980 » que lui avait refilé le policier et qui tenait davantage du
déguisement que de la tenue d’intervention : polo bleu gitane, pantalon marine
en polyester, blouson coupe-vent XXL.
Un pick-up Land Rover, équipé de pare-buffles et d’une platine de treuil,
s’arrêta à son niveau.
— Monte, proposa Karine en ouvrant la portière passager. Tu es beau comme
un…
— Épargne-moi les vannes, s’il te plaît.
Le 4 × 4 démarra dans un crissement de pneus.
Si la circulation était très fluide, les abords du musée étaient inaccessibles.
Place Henry-de-Montherlant, les Scenic et les 307 de la police se mêlaient aux
véhicules officiels et aux voitures des reporters.
— Allez, va jouer les héros ! plaisanta Karine en s’arrêtant juste après le
parvis.
Martin la remercia. Il s’apprêtait à descendre du véhicule lorsqu’elle l’arrêta :
— Tu portes toujours la montre, remarqua-t-elle en désignant la
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