Partout, sur les murs, des horloges rappelaient le temps qui passe.
La tête en l’air, attentif aux panneaux indicateurs, Martin courait, guidé par un
sentiment d’urgence. À présent, la sortie était proche. Il tira sur le bras de Lizzie
pour accélérer encore.
Voilà, ils arrivaient dans le grand hall des départs. Pour la première fois,
Martin entendit l’activité du dehors : les bruits de la circulation, l’atmosphère
moins aseptisée, la rugosité, la vie…
Au moment où ils franchissaient enfin les portes coulissantes qui donnaient
sur le bitume, il y eut comme une aspiration violente qui déchira leurs tympans
et brouilla leur vision.
Quand Martin rouvrit les yeux, il se trouvait devant la même rangée de
chaises métalliques que lorsqu’il s’était réveillé. Derrière lui, la même boutique
de souvenirs, le même
Golden Gate Café
et sa serveuse black à la chevelure
flamboyante…
Il regarda Lizzie d’un air désolé : ils étaient revenus à leur point de départ !
— Inutile de chercher la sortie, p’tit gars. On est coincés ici.
Martin tourna la tête.
Visage impassible et regard perçant, Archibald recracha une bouffée de fumée
de son Habano. Visiblement, l’aéroport n’était pas une zone sans tabac. C’était
donc vrai, Dieu était bien lui-même un fumeur de havane… Peut-être aussi
qu’attraper un cancer une fois mort était moins grave que l’attraper quand on
était encore vivant…
— Tout ça, c’est de votre faute, lança Martin en pointant sur lui un index
accusateur.
— C’est autant ta faute que la mienne, nuança Archie. Si tu n’avais pas
cherché à jouer au plus fin, on serait encore là-bas.
Archibald se sentait en forme. La fatigue, les douleurs et les nausées liées à la
maladie avaient disparu comme par enchantement.
— Vous nous avez tués tous les deux, s’indigna Martin, À cause de votre
orgueil démesuré !
— Côté orgueil, je crois que tu es aussi un spécialiste, p’tit gars.
— Et arrêtez de m’appeler
p’tit gars !
— Tu as raison. Excuse-moi, p’tit gars. Par contre, là où tu te trompes, c’est
en affirmant que nous sommes morts.
— Réfléchissez deux secondes : on s’est ramassé une gamelle d’au moins 70
mètres dans de la flotte glaciale. Vous imaginez le carnage.
— C’est vrai, admit Archibald en grimaçant, mais nous ne sommes pas morts
pour autant. Du moins, pas encore.
— Bon, très bien, alors où sommes-nous ?
— Ouais, on est où ? renchérit Lizzie.
Archibald sourit à l’adolescente puis d’un mouvement de main invita ses
interlocuteurs à le suivre.
— Il faut que vous rencontriez quelqu’un.
— Non ! refusa Martin, pas avant de savoir où nous sommes.
Archie haussa les épaules, puis comme une évidence :
— Dans le coma.
Martin, Archibald et Lizzie poussèrent la porte de l’« Espace Prière » de
l’aérogare. L’endroit se composait d’un bureau d’accueil et de plusieurs petites
salles dévolues aux principales confessions : une chapelle chrétienne, une
synagogue, une mosquée, un sanctuaire bouddhiste et shintoïste.
Le lieu était sous la responsabilité du père Shake Powell, l’aumônier de
l’aéroport : un grand Black aussi massif qu’un catcheur qui portait des Nike Air,
un pantalon baggy, une veste de survêtement à capuche et un tee-shirt
Yes we
can
à l’effigie d’Obama.
Shake Powell accueillit ses visiteurs dans son bureau, une pièce confortable,
mais dépouillée, qui donnait sur les pistes. Bien que débordé, l’aumônier était
tout disposé à répondre aux questions des nouveaux arrivants. Il leur proposa
une tasse de café et, sans se faire prier, leur raconta son histoire.
Originaire de New York, Powell était en visite chez son frère, à San
Francisco, quand il s’était pris un coup de couteau dans le dos, dix mois
auparavant, alors qu’il s’interposait dans une bagarre entre deux SDF. En
arrivant dans la
Zone des départs
, il avait été formé par l’ancien aumônier de
l’aéroport avant que celui-ci ne parte vers d’autres cieux.
Sa tâche le passionnait. Ici, prétendait-il, Dieu était partout : dans
l’architecture, dans la lumière, dans ces panneaux de verre ouverts sur le ciel.
Parfois, il lui arrivait même de célébrer des mariages ou des baptêmes.
La
Zone des départs
était une frontière, un
no man’s land
, un lieu propice à la
prière et à la réflexion. Dans cet « ailleurs », les gens voyaient ressurgir leurs
craintes les plus intimes. À l’heure du départ, ils éprouvaient le besoin de se
confier. Le père Powell ne cherchait pas à les juger, mais à les comprendre. Pour
certains, il fallait composer avec la peur de l’inconnu, les remords et les regrets.
Pour d’autres, cette sorte de retraite était une opportunité précieuse et inattendue,
leur permettant de devenir quelqu’un de meilleur ou de se mettre en paix avec
eux-mêmes.
— Dans la
Zone des départs
, j’ai vu au plus près toute l’étendue de l’âme
humaine : sa grandeur comme sa misère, expliqua le prêtre en terminant sa tasse
de café.
Martin avait laissé Shake Powell aller au bout de son raisonnement. Il en avait
déduit que tous les voyageurs de ce mystérieux aéroport étaient des gens tombés
dans le coma après un accident ou un suicide, mais une question restait en
suspens :
— Vous parlez constamment de la
Zone des départs…
commença-t-il.
— Exact.
— Mais, la zone des départs
pour où
?
Powell examina alternativement Martin et Lizzie et hocha la tête :
— Regardez les avions, demanda-t-il en se tournant vers la fenêtre.
Martin posa les yeux sur le tarmac. On voyait distinctement deux pistes
parallèles et deux files de gros-porteurs gris brillant sous le soleil, qui attendaient
le signal de la tour de contrôle avant de décoller dans des directions opposées.
— Il ne peut y avoir que deux destinations, annonça Shake Powell en
refermant sa veste de jogging, d’où débordait une masse musculaire
impressionnante.
— Le retour à la vie ou le départ vers la mort… compléta tristement Martin.
— T’as tout compris, p’tit gars, approuva Archibald.
Lizzie regardait pensive les deux mains énormes de l’aumônier qui s’était fait
tatouer les lettres L.I.F.E. et D.E.A.T.H. sur les phalanges.
Tremblante, c’est elle qui se décida à demander :
— Mais comment peut-on connaître notre destination ?
— Elle est inscrite sur vos billets.
— Quel billet ? demanda Martin.
— Celui que reçoit chaque voyageur de la
Zone des départs
, expliqua Powell.
— Un billet comme celui-ci, affirma Archibald en posant sur la table sa
propre carte d’embarquement.
Martin fronça les sourcils. Il portait les mêmes habits qu’au moment de
l’accident : le costume sur mesure offert par Mademoiselle Ho et une chemise
froissée sortie de son pantalon. Il fouilla dans les poches de sa veste, trouva son
portefeuille, son téléphone et une feuille cartonnée qu’il posa à son tour sur la
table :
— Pas de chance, p’tit gars, grimaça Archibald.
Puis les deux hommes se tournèrent vers Lizzie, un point d’interrogation peint
sur leurs visages.
Noyée dans son sweat-shirt, l’adolescente était terrorisée. Elle retourna
maladroitement les poches de son jean et finit par mettre la main sur une carte
d’embarquement pliée en quatre qu’elle ouvrit d’une main tremblante. Le carton
était porteur d’une funeste nouvelle.
26
Les belles choses que porte le ciel
5
Alors, pour la dernière fois je vis la Terre : un globe stable d’un bleu
rayonnant, voguant dans l’immensité de l’éther. Et moi, fragile
pincée de poussière douée d’une âme, je voltigeais silencieusement
dans le vide en partant de ce bleu lointain pour m’élancer dans
l’inconnu.
William HOPE HODGSON
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