Quelques composantes linguistiques dans l’enseignement.
Toute terminologie poursuit une finalité socioprofessionnelle et elle sert prioritairement à exprimer des savoirs thématiques. En tant qu’amalgame (voir Sager 1990), elle s’arrime à divers édifices doctrinaux dans lesquels la composante linguistique, elle-même subdivisible, peut être isolée à des fins d’analyse. Dans la suite de ce propos, nous circonscrirons la linguistique en tant que circuit obligé dans la formation et l’acquisition de connaissances pour les futurs terminologues. On y verra donc immédiatement un premier postulat, à savoir que la terminologie est un champ de la linguistique, aussi bien sous l’angle de la théorie que sous celui de la pratique.
Dans le processus de la formation des terminologues, deux orientations majeures sont historiquement identifiables :
Une formation in vivo, c’est-à-dire en milieu professionnel et sans préalables universitaires. Cette démarche normale a prévalu jusqu’au milieu des années soixante-dix alors que la terminologie s’est organisée collectivement dans le monde occidental.
Une formation universitaire in vitro, c’est-à-dire intégrée dans le cadre de programmes de traduction ou, plus rarement, de linguistique.
L’établissement des cursus universitaires s’est poursuivi concurremment au développement de la terminologie comme ensemble multidisciplinaire. En Amérique du Nord francophone, les premiers cours structurés de terminologie furent offerts en 1972. Jusqu’au début de la décennie 1980, cours et programmes de premier, de deuxième et de troisième cycles ont essaimé et se sont instaurés dans la quasi-totalité des institutions du haut savoir québécois. Parallèlement, dans l’ensemble de l’hémisphère Nord —sauf aux États-Unis—, de tels progrès ont pu être observés et décrits dans bon nombre de publications sur le sujet, sans compter une série de rencontres scientifiques ayant porté en tout ou en partie sur renseignement de la terminologie (voir la bibliographie). Par ailleurs, dans l’hémisphère Sud francophone, on projette toujours l’instauration de tels cursus, avec toutes les difficultés à surmonter que cela suppose pour compléter le transfert d’expertise (voir Boulanger 1986). À ma connaissance, cette structuration universitaire est beaucoup plus avancée dans le monde latino-américain.
Somme toute, à l’heure actuelle, de nombreux pays et États mettent en pratique un enseignement cohérent et complet de la terminologie. Cette formation est de type supérieure (universités et écoles) dans la plupart des milieux. Elle est l’objet d’un cheminement bien balisé pour les étudiants et elle débouche sur des diplômes conséquents.
Les perceptions de la terminologie
À un titre ou à un autre et où que ce soit dans le monde, la terminologie est greffée à deux grands ensembles, eux-mêmes ramifiés :
D’abord, l’axe proprement langagier qui permet de percevoir la terminologie comme composante du champ de la linguistique ou comme simple satellite de la traduction. Dans le premier cas, elle apparaît fondamentale dans le processus de formation; dans le second, elle se veut un simple complément à la formation des traducteurs. Au Canada, les deux options existent, le choix de la plus opportune appartenant aux responsables de chaque programme universitaire et il se fait en conformité avec les besoins du milieu demandeur. Ainsi, l’Université de Montréal favorise la dimension interlangues tandis qu’à l’Université Laval, c’est la dimension des sciences du langage qui prédomine.
En second lieu, l’axe aménagemental qui permet de situer la terminologie dans l’environnement des législations linguistiques qui en font un élément privilégié de la métamorphose linguistique dans un État. C’est, au sens positif, la dimension coercitive de la terminologie, ainsi qu’elle existe au Québec (la Charte de la langue française privilégiant l’instauration du français comme langue officielle de la province) et au Canada (la Loi sur les langues officielles plaidant en faveur de l’égalité de l’anglais et du français partout au pays). L’hypothèse de l’aménagement social peut également relever de l’ordre incitatif, comme c’est le cas notamment en France où, en dépit des législations timides et des efforts des commissions ministérielles de terminologie, la mise en place des décisions officielles demeure fragmentaire et découle avant tout de la volonté individuelle. Le consensus ne semble pas atteint malgré la diffusion récente de la discipline terminologique dans les universités du nord et du nord-ouest de l’Hexagone.
À mon sens, toute formation en terminologie procède donc de l’une ou de l’autre de ces idéologies avec tous les croisements que l’on peut imaginer. Quoique l’option linguistique couplée à des préoccupations de planification coercitive reste plutôt rare en Europe, si l’on excepte la Catalogne7.
À cela s’ajoute que depuis peu, il faut prêter une attention toute particulière à la socioterminologie en train de confirmer son existence (voir Gambier 1991a), à la micro-informatisation qui a révolutionné la recherche terminologique et terminographique et dont l’ampleur s’accroît chaque jour, sans mentionner autrement qu’au passage le prodigieux développement des outils de technologie langagière que constituent les industries de la langue, qui débordent largement les strictes préoccupations de la terminologie et de la terminotique, comme on le sait.
Le profil linguistique
C’est dans ce bouillonnement effervescent, dans lequel l’idéologie occupe une place prépondérante, que nous aborderons maintenant le profil linguistique du terminologue idéal. Mes commentaires seront cantonnés à l’étape de la formation du premier cycle universitaire.
Ici encore, l’aspect pédagogique de la terminologie procède d’une nouvelle idéologie, apparentée à la science cette fois et non pas à diverses implications politiques. Pour ma part, je soutiens que la terminologie doit intégrer dans son vaste éventail multidisciplinaire une dimension doctrinale constituée par la linguistique théorique et appliquée ramenée à des proportions essentielles pour les langagiers8. Il me semble aberrant d’appréhender un travail de recherche structuré sur les LSP sans prendre appui sur des principes et des méthodologies fondés sur un arrière-plan linguistique. Comment systématiser les mécanismes décisionnels autrement?
La terminologie est si tributaire de la linguistique que je dirais même que hors de la linguistique point de salut pour le terminologue, quoiqu’il faille bien entendu ramener cette affirmation à sa juste valeur. Il n’est pas dans mes idées de croire que tous les terminologues dussent se transformer en autant de Chomsky du terme. Ce n’est certainement pas là l’objectif prioritaire de la formation. Avant tout, il s’agit de préparer des praticiens, des spécialistes à œuvrer dans des situations de communication spécialisée fort concrètes. J’entends simplement qu’on peut difficilement devenir un bon terminologue sans être en mesure de manier quelques préceptes linguistiques, sans posséder une formation de base structurée autour de quelques composantes des sciences du langage en vue de pouvoir maîtriser un certain nombre de mécanismes fondamentaux de la terminologie et de les réemployer dans les situations qui le nécessitent. D’où cette hypothèse que la démarche formative caractéristique consiste à amorcer l’enseignement à partir du champ de la linguistique théorique avant de déboucher sur les aspects méthodologiques de la terminologie et de la terminographie, puis sur la praxis.
Afin de nuancer et d’expliciter ce deuxième postulat de mon intervention, il sied de se poser la question de savoir par quelle linguistique doit passer la formation des terminologues. Pour les tenants de la terminologie traductionnelle et du simple transfert interlinguistique des termes, orbiter autour de quelques nuances sur le lexique et atterrir en grammaire semble satisfaisant. Tel n’est pas mon avis et voici pourquoi. Tout le monde affirme que la terminologie est affaire de concepts, de termes et de dénominations avant toute chose, y compris leur mise en cage dans des répertoires thématiques. Plus même, les concepts s’orchestrent de manière à ne jamais être isolés des ensembles onomasiologiques auxquels ils sont greffés. Aucun programme d’enseignement de la terminologie n’évacue ni ne peut se permettre de négliger cette problématique fondamentale.
La séquence
terme → dénomination + concept
n’est rien d’autre que la formule saussurienne du signe métamorphosée de son énoncé classique
signe → signifiant + signifié
en un nouveau et même schéma basique perçu métaterminologiquement. Dans son essence, l’équation du maître genevois, qui est à l’origine de toute la linguistique du XXe siècle, demeure inchangée. Elle a été simplement adaptée à l’écologie des LSP.
Ainsi donc, quoi qu’on en dise, l’équation mentionnée ci-devant domine toute la recherche en terminologie. Aussi ne me paraît-il guère possible d’échapper à l’emprise de la linguistique sur la formation des terminologues. Pour ma part, je soutiendrai un troisième postulat qui veut que la terminologie soit une composante essentielle de la linguistique par nature qui, en raison de ses caractéristiques propres, peut aussi revendiquer son autonomie dans le vaste corps doctrinal des sciences du langage.
Quel que soit le programme universitaire, incontestablement, la première étape à franchir dans le processus de formation des terminologues sera l’acquisition de connaissances linguistiques minimales orientées autour de signe. Toutes les autres qualités exigées des candidats révolutionneront autour de ce noyau car sans termes, il n’est pas de terminologie.
Le futur praticien qui ne possède aucun savoir linguistique préalable suivra un chemin bien balisé; il s’agit d’abord d’acquérir des connaissances sur le fonctionnement de la langue en général pour progresser ensuite dans les arcanes du fonctionnement des LSP. Il est en effet impossible de détacher tes sous-codes technolectaux de l’ensemble de la langue. Dans sa totalité, celle-ci est un système de systèmes de signes associés et utilisés par divers groupes sociaux appartenant à une même communauté linguistique.
La gradation à l’intérieur de la linguistique est donc orientée par l’équation déjà citée. Ce qui revient à dire que tout en mettant l’accent sur ces aspects, il faut aussi présenter le tableau général de la situation de la terminologie au sein de la linguistique synchronique contemporaine. Puis, il faut faire savoir à l’étudiant que la terminologie consiste, au plan langagier, à chercher des termes fonctionnels et organisés dans un domaine, à créer des termes nouveaux en cas de carences, à employer ces termes dans les discours thématiques idoines, c’est-à-dire à les implanter dans l’usage. Au plan linguistique, seuls les deux premiers volets nous retiendront, le dernier appartenant davantage à la socioterminologie et à la phraséologie ainsi qu’à la syntaxe. Les composantes que nous allons examiner sont celles qui relèvent au premier chef du signe ou, si l’on préfère, de l’unité lexicale terminologique. Cette approche de toutes les facettes du signe trace la voie à la formation linguistique fondamentale.
Un choix de composantes linguistiques
Œuvrer en terminologie suppose notamment de faire appel à des connaissances sur le lexique, sur la sémantique, sur la morphologie, sur la lexicographie. L’information sur la phonétique ou la phonologie, sur l’étymologie, sur la grammaire et la syntaxe sont aussi fort utiles; mais je ne m’y attarderai pas ici, me contentant de réfléchir sur les quatre facteurs énoncés au début de ce paragraphe et qui me paraissent universels.
Sous son apparence d’entité lexicale, le terme s’allie certainement à la partie la plus visible de la terminologie envisagée du point de vue linguistique. Aussi paraît-il primordial que l’on précise à l’étudiant ce qu’est le mot peut-être même cela serait-il plus aisé de lui enseigner ce qu’il n’est pas! Cette vision générale du mot doit convoquer peu à peu le terme et le situer en tant qu’unité fondamentale des LSP. C’est à travers lui que le concept se révèle dans le discours et dans les dictionnaires. Comment faire de la terminologie sans manipuler les caractéristiques du terme par rapport aux unités de la langue générale et par rapport à ses propres congénères en LSP. Le terme complexe ou syntagme qui, en français, participe à plus de 80% des nomenclatures spécialisées doit être l’objet d’un examen très attentif. Il est impératif de le scruter sous toutes ses coutures et de le typologiser. Le chapitre introductif sur les unités constitutives de la langue doit donc être centré sur le mot/le terme.
En outre, dans une situation comme celle du français québécois, il est évident que la variation lexicale doit être prise en considération et cela d’une manière sérieuse et approfondie. Le terminologue doit être en mesure de porter un jugement éclairé sur le lexique et la norme privilégiés dans chacun des contextes géographiques d’une même communauté de locuteurs. Un listage (Q) n’est pas un listing (F), un traversier (Q) n’est pas un ferry (F), un chiropraticien (Q) n’est pas un chiropracteur (F), le soccer (Q) n’est pas le football (F), le hockey sur glace (F) n’est qu’une expression pléonasmique au Québec où hockey occupe seul ce champ conceptuel puisque le hockey sur gazon y est inconnu.
En abordant l’aspect sémantique, le terminologue touche directement au signifié des termes, autrement dit à la notion, au concept ainsi qu’au vaste problème de la hiérarchisation des unités mentales, à la structuration du lexique et aux interférences lexicales : synonymie, homonymie, polysémie, analogie, etc.
La sémantique s’ouvre sur deux éléments parmi les plus cruciaux de la terminologie, à savoir la rédaction des définitions, à travers le découpage conceptuel et les classements hiérarchisés et les aspects normatifs ou le choix d’une manière de dire sélectionnée prioritairement par rapport à d’autres possibles, fautives, empruntées ou dispersées sur une ou des échelles socioprofessionnelles. Idéalement et théoriquement, on souhaite qu’en terminologie, à un seul concept corresponde une seule dénomination. Ce qui amène à tenter de réduire, sinon d’annihiler, la synonymie en recourant à une forme de dirigisme et de réductionnisme lexical prenant l’apparence de la normalisation. Par ailleurs, on souhaite qu’à une seule idée corresponde un seul désignant. Ce qui conduit à refaçonner un peu artificiellement la polysémie intersectorielle en plaidant en faveur de l’homonymie en LSP. Pour prendre deux exemples concrets, les termes opération et signe déploient chacun une série de labels bien spécialisés dans les dictionnaires généraux : pour opération, on trouve l’appartenance à la théologie, aux mathématiques, à la chirurgie, à l’armée, aux affaires (commerce, bourse); pour signe, on cataloguera la médecine, la linguistique, la musique, la ponctuation, l’astrologie, sans que l’énumération soit exhaustive, aussi bien pour l’un que pour l’autre mot. C’est par l’analyse des frontières des domaines que le terminologue apprend à homonymiser un « signe » terminologique, c’est-à-dire à interdire l’accès à un dictionnaire aux sens non pertinents pour la recherche en cours. Cette démarche est d’ordre onomasiologique et elle caractérise la terminologie/-graphie par comparaison au présupposé sémasiologique de la lexicologie/-graphie. Aujourd’hui cependant, le problème de l’identification des domaines purs se complique avec les superdomaines aux frontières floues et perméables, comme l’intelligence artificielle, les biotechnologies. Les différents systèmes de signes spécialisés s’entrecroisent, s’empruntent l’un à l’autre quand ils ne fusionnent pas. Certaines recherches montrent bien que le doute s’installe et que la pure compartimentation entre les savoirs professionnels est une utopie qui n’a que des utilités théoriques (voir Gambier 1991b). Le jeu du réel offre un tableau bien différent.
La morphologie recouvre tout spécialement le vaste champ de la formation des mots. Elle fournit à l’étudiant l’arsenal des mécanismes de régulation et de renouvellement du lexique. La connaissance de la panoplie des outils morphologiques et des caractéristiques formelles pour différentes sphères d’activité permet de résoudre nombre de problèmes posés par la pratique. Ainsi, il est important de comprendre que dans plusieurs disciplines scientifiques (médecine, biologie, etc.) on recourt plus aisément à la formation savante gréco-latine, qu’en technique on privilégie surtout la formation à partir de morphèmes français, que dans tous les cas la formation d’unités complexes démarque les LSP de la langue générale. Par exemple, la médecine emploie un contingent d’affixes et d’éléments morphologiques gréco-latins, auxquels s’additionne l’emprunt fréquent de noms propres (anthroponymes et toponymes) afin de façonner des termes complexes, par ex. trisomie 21 ou syndrome de Down; tandis que le vocabulaire de l’informatique est presque entièrement généré par l’assemblage d’éléments de la langue générale accédant au statut de terme par leur association en complexes syntagmatiques plus ou moins longs auxquels se greffent des significations métaphoriques9. À ce niveau, interviennent des connaissances morphosyntaxiques dans l’organisation des schémas syntagmatiques, notamment en ce qui regarde les rôles des différents types de joncteurs (prépositions, déterminants, etc.) qui associent les éléments lexicaux entre eux.
Du point de vue de la création lexicale, la morphologie constitue l’élément le plus important à maîtriser. Par commodité, j’incluerai dans la néologie tout ce qui réfère à la formation des mots nouveaux, l’emprunt, le calque (voir Boulanger 1991) auquel nul terminologue n’échappe sous l’emprise de la modernité d’une part et du phénomène de la variation linguistique d’autre part. Les terminologies nouvelles peuvent donc faire l’objet d’un consensus, d’un partage dans un groupe de nations qui utilisent la même langue, par exemple la francophonie, l’hispanophonie, l’anglophonie. Simultanément, chaque territoire peut revendiquer des besoins lexicaux qui correspondent à des spécificités sociales. Je donnerai l’exemple précis de la fusion des deux préoccupations pour le Québec, à savoir le problème de la féminisation des noms de métiers, de professions, de fonctions, de titres, etc., pratiquement ignoré en France en raison d’une moins forte pression sociale. Au Québec, la féminisation est instantanée et socialement aménagée depuis plus de dix ans (voir OLF 1990). Pour nous, madame Thatcher, lorsqu’elle était en fonction, n’a jamais été dénommée autrement que la première ministre de Grande-Bretagne tout comme madame Cresson ne saurait porter d’autre titre que celui de première ministre de France. Toute autre dénomination serait inacceptable linguistiquement, du moins aux yeux des Québécois.
La création d’officialismes, c’est-à-dire de termes normalisés ou recommandés par les commissions de terminologie, entre aussi dans le cadre des préoccupations de type morphologique, tout en s’associant au vaste volet de la normalisation. Ce critère de l’harmonisation et de la correction linguistiques joue également un rôle non négligeable puisqu’il faut savoir créer des mots et des termes pour être en mesure d’intervenir efficacement dans la langue et l’aménager correctement. C’est au niveau morphologique que l’on détecte les premiers repères de la fonctionnalité d’un vocable nouveau que l’on souhaite insérer dans l’usage. Les autres paramètres relatifs à la motivation des termes lui sont subordonnés.
À mon sens, le terminologue doit maîtriser la lexicographie selon les deux points de vue antagonistes et complémentaires que sont celui du décodeur et celui de l’encodeur.
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