parti, le seul charme de sa vie, le seul espoir possible
d'une félicité
! Comment n'avait-elle pas saisi ce
bonheur-
là, quand il se présentait
! Pourquoi ne
l'avoir pas retenu à deux mains, à deux genoux,
quand il voulait s'enfuir ? Et elle se maudit de n'avoir
pas aimé Léon
; elle eut soif de ses lèvres. L'envie la
prit de courir le rejoindre, de se jeter dans ses bras,
de lui dire
: «C'est moi, je suis à toi
!» Mais Emma
s'embarrassait
d'avance
aux
difficultés
de
l'entreprise, et ses désirs, s'augmentant d'un regret,
n'en devenaient que plus actifs.
Dès lors, ce souvenir de Léon fut comme le centre
de son ennui
; il y pétillait plus fort que, dans un
steppe de Russie, un feu de voyageurs abandonné
sur la neige. Elle se précipitait vers lui, elle se
blottissait contre, elle remuait délicatement ce foyer
près de s'éteindre, elle
allait cherchant tout autour
d'elle ce qui pouvait l'aviver davantage ; et les
réminiscences les plus lointaines comme les plus
immédiates occasions, ce qu'elle éprouvait avec ce
qu'elle imaginait, ses envies de volupté qui se
dispersaient, ses projets de bonheur qui craquaient
au vent comme des branchages morts, sa vertu
stérile, ses espérances tombées, la litière
domestique, elle ramassait tout, prenait tout, et
faisait servir tout à réchauffer sa tristesse.
Cependant les flammes s'apaisèrent, soit que l
a
provision
d'elle-
même
s'épuisât,
ou
que
l'entassement fût trop considérable. L'amour, peu à
peu, s'éteignit par l'absence, le regret s'étouffa sous
l'habitude ; et cette lueur d'incendie qui empourprait
son ciel pâle se couvrit de plus d'ombre et s'effaç
a
par degrés. Dans l'assoupissement de sa conscience,
elle prit même les répugnances du mari pour des
aspirations vers l'amant, les brûlures de la haine
pour des réchauffements de la tendresse
; mais,
comme l'ouragan soufflait toujours, et que la passion
se consuma jusqu'aux cendres, et qu'aucun secours
ne vint, qu'aucun soleil ne parut, il fut de tous côtés
nuit complète, et elle demeura perdue dans un froid
horrible qui la traversait.
Alors
les
mauvais
jours
de
Tostes
recommencèrent. Elle s'estimait à pré
sent beaucoup
plus malheureuse
: car elle avait l'expérience du
chagrin, avec la certitude qu'il ne finirait pas.
Une femme qui s'était imposé de si grands
sacrifices pouvait bien se passer des fantaisies. Elle
s'acheta un prie-
Dieu gothique, et elle dépen
sa en
un mois pour quatorze francs de citrons à se
nettoyer les ongles
; elle écrivit à Rouen, afin d'avoir
une robe en cachemire bleu ; elle choisit chez
Lheureux la plus belle de ses écharpes
; elle se la
nouait à la taille par
-dessus sa robe de chambre ;
et, les volets fermés, avec un livre à la main, elle
restait étendue sur un canapé dans cet
accoutrement.
Souvent, elle variait sa coiffure
: elle se mettait à
la chinoise, en boucles molles, en nattes tressées
;
elle se fit une raie sur le côté de la tê
te et roula ses
cheveux en dessous, comme un homme.
Elle voulut apprendre l'italien : elle acheta des
dictionnaires, une grammaire, une provision de
papier blanc. Elle essaya des lectures sérieuses, de
l'histoire et de la philosophie. La nuit, quelquefois,
Charles se réveillait en sursaut, croyant qu'on venait
le chercher pour un malade :
—
J'y vais, balbutiait-il.
Et c'était le bruit d'une allumette qu'Emma frottait
afin de rallumer la lampe. Mais il en était de ses
lectures comme de ses tapisseries, qui, toutes
commencées encombraient son armoire
; elle les
prenait, les quittait, passait à d'autres.
Elle avait des accès, où on l'eût poussée
facilement à des extravagances. Elle soutint un jour,
contre son mari, qu'elle boirait bien un grand demi-
verre d'eau-de-
vie, et, comme Charles eut la bêtise
de l'en défier, elle avala l'eau
-de-vie jusqu'au bout.
Malgré ses airs évaporés (c'était le mot des
bourgeoises d'Yonville), Emma pourtant ne
paraissait pas joyeuse, et, d'habitude, elle gardait
aux coins de la bouche cette immobile contraction
qui plisse la figure des vieilles filles et celle des
ambitieux déchus. Elle était pâle partout, blanche
comme du linge ; la peau du nez se tirait vers les
narines, ses yeux vous regardaient d'une manière
vague. Pour s'être dé
couvert trois cheveux gris sur
les tempes, elle parla beaucoup de sa vieillesse.
Souvent des défaillances la prenaient. Un jour
même, elle eut un crachement de sang, et, comme
Charles s'empressait, laissant apercevoir son
inquiétude
:
—
Ah bah !
répondit
-elle, qu'est-ce que cela fait ?
Charles s'alla réfugier dans son cabinet
; et il
pleura, les deux coudes sur la table, assis dans son
fauteuil de bureau, sous la tête phrénologique.
Alors il écrivit à sa mère pour la prier de venir, et
ils eurent
ensemble de longues conférences au sujet
d'Emma.
À quoi se résoudre
? que faire, puisqu'elle se
refusait à tout traitement
?
—
Sais-
tu ce qu'il faudrait à ta femme
? reprenait
la mère Bovary. Ce seraient des occupations forcées,
des ouvrages manuels ! Si e
lle était comme tant
d'autres, contrainte à gagner son pain, elle n'aurait
pas ces vapeurs-
là, qui lui viennent d'un tas d'idées
qu'elle se fourre dans la tête, et du désœuvrement
où elle vit.
—
Pourtant elle s'occupe, disait Charles.
—
Ah ! elle s'occupe
! À quoi donc
? À lire des
romans, de mauvais livres, des ouvrages qui sont
contre la religion et dans lesquels on se moque des
prêtres par des discours tirés de Voltaire. Mais tout
cela va loin, mon pauvre enfant, et quelqu'un qui n'a
pas de religion finit toujours par tourner mal.
Donc, il fut résolu que l'on empêcherait Emma de
lire des romans. L'entreprise ne semblait point facile.
La bonne dame s'en chargea : elle devait quand elle
passerait par Rouen, aller en personne chez le loueur
de livres et lui
représenter qu'Emma cessait ses
abonnements. N'aurait-on pas le droit d'avertir la
police, si le libraire persistait quand même dans son
métier d'empoisonneur
?
Les adieux de la belle-
mère et de la bru furent
secs. Pendant les trois semaines qu'elles étaie
nt
restées ensemble, elles n'avaient pas échangé
quatre paroles, à part les informations et
compliments quand elles se rencontraient à table, et
le soir avant de se mettre au lit.
Madame Bovary mère partit un mercredi, qui était
jour de marché à Yonville.
La Place, dès le matin, était encombrée par une
file de charrettes qui, toutes à cul et les brancards
en l'air, s'étendaient le long des maisons depuis
l'église jusqu'à l'auberge. De l'autre côté, il y avait
des baraques de toile où l'on vendait des
cotonnades, des couvertures et des bas de laine,
avec des licous pour les chevaux et des paquets de
rubans bleus, qui par le bout s'envolaient au vent.
De la grosse quincaillerie s'étalait par terre, entre les
pyramides d'œufs et les bannettes de fromages,
d'où
sortaient des pailles gluantes
; près des
machines à blé, des poules qui gloussaient dans des
cages plates passaient leurs cous par les barreaux.
La foule, s'encombrant au même endroit sans en
vouloir bouger, menaçait quelquefois de rompre la
devanture de la pharmacie. Les mercredis, elle ne
désemplissait pas et l'on s'y poussait, moins pour
acheter des médicaments que pour prendre des
consultations, tant était fameuse la réputation du
sieur Homais dans les villages circonvoisins. Son
robuste aplomb avait f
asciné les campagnards. Ils le
regardaient comme un plus grand médecin que tous
les médecins.
Emma était accoudée à sa fenêtre (elle s'y mettait
souvent
: la fenêtre, en province, remplace les
théâtres et la promenade), et elle s'amusait à
considérer la cohue des rustres, lorsqu'elle aperçut
un monsieur vêtu d'une redingote de velours vert. Il
était ganté de gants jaunes, quoiqu'il fût chaussé de
fortes guêtres
; et il se dirigeait vers la maison du
médecin, suivi d'un paysan marchant la tête basse
d'un a
ir tout réfléchi.
—
Puis-je voir Monsieur ? demanda-t-
il à Justin,
qui causait sur le seuil avec Félicité.
Et, le prenant pour le domestique de la maison :
—
Dites-lui que M. Rodolphe Boulanger de la
Huchette est là.
Ce n'était point par vanité territorial
e que le
nouvel arrivant avait ajouté à son nom la particule,
mais afin de se faire mieux connaître. La Huchette,
en effet, était un domaine près d'Yonville, dont il
venait d'acquérir le château, avec deux fermes qu'il
cultivait lui-
même, sans trop se gêne
r cependant. Il
vivait en garçon, et passait pour avoir
Do'stlaringiz bilan baham: |