d’appetizers
préparés dans des verrines :
huîtres glacées au caviar, salade d’escargots aux cerises, crevettes grillées au
beurre de cacahuètes, fusion de homard et de cuisses de grenouille aux
pistaches…
Avec un mélange de curiosité et d’appréhension, ils commencèrent à explorer
les saveurs originales de ces spécialités culinaires. Et progressivement,
l’ambiance se réchauffa. Archibald plaisanta, Gabrielle se détendit, il lui
resservit du vin, elle alla jusqu’à rire. Tandis qu’elle se laissait porter par sa voix
enveloppante, lui ne la quittait pas du regard. À la lumière de la bougie, il avait
remarqué les petites rides de fatigue qui couraient autour de ses yeux, mais,
comme par magie, elles s’atténuèrent et son regard retrouva son éclat. Elle
ressemblait tellement à Valentine. La même façon de pencher la tête sur le côté
lorsqu’elle souriait, la même façon de s’enrouler machinalement une mèche de
cheveux autour du doigt, la même expression de douceur lorsque les traits de son
visage se relâchaient. La même lueur dans les yeux, capables, comme dans le
poème, de rendre « jaloux le ciel d’après la pluie ».
Dis-lui ! Dis-lui maintenant que tu es son père ! Pour une fois dans ta vie,
sois courageux avec elle. Si tu te dérobes ce soir, tu te dérobes pour toujours…
— Et à part des tableaux, vous volez autre chose ? demanda-t-elle en riant.
— Oui, répondit-il, des bijoux.
— Des bijoux ?
— Des diamants et… des téléphones aussi.
— Des téléphones ?
— Des téléphones comme celui-ci, dit-il en faisant glisser sur la nappe le
Blackberry qu’il lui avait dérobé quelques heures plus tôt.
Lorsqu’elle reconnut son téléphone, elle reposa le verre de vin et son rire
s’arrêta net.
Qu’est-ce que… ?
Elle savait qu’elle l’avait oublié chez elle ce matin. Cet homme qu’elle ne
connaissait pas avait donc fouillé son appartement et violé son intimité. Sur quel
tordu était-elle encore tombée ?
Archibald posa une main sur l’avant-bras de sa fille, mais celle-ci se braqua et
repoussa brusquement sa chaise avant de se lever de table.
— Attends Gabrielle, laisse-moi t’expliquer ! cria-t-il en français.
Un moment, elle fut déstabilisée par le désespoir qui semblait émaner soudain
de cet homme. Pourquoi lui parlait-il en français ? Et pourquoi la tutoyait-il ?
Mais furieuse d’avoir été abusée, elle quitta la terrasse sans vouloir l’écouter
et se mit à courir sur la jetée comme si elle avait quelqu’un à ses trousses.
Martin lâcha sa paire de jumelles lorsqu’il vit Gabrielle arpenter
l’Embarcadero à la recherche d’un taxi. Il sortit de son cabriolet sans se faire
repérer et resta accroupi derrière le
roadster
, l’œil rivé sur Archibald qui, de
l’autre côté de la rue, semblait s’être résigné à laisser partir sa fille.
Martin renonça pour l’instant à traverser la chaussée. À cette heure, la
circulation était toujours intense, et il ne tenait pas à se trouver nez à nez avec
Gabrielle.
Une voiture s’arrêta enfin à la hauteur de la jeune femme. Elle allait
s’engouffrer dans le taxi lorsque son téléphone vibra dans sa main. Elle hésita
quelques secondes puis…
— Ne raccroche pas, Gabrielle, s’il te plaît. Laisse-moi te parler. Ça fait
vingt-sept ans que je cherche à le faire…
Gabrielle se retourna. Le débarcadère était encore noir de monde. Une foule
hétéroclite s’y pressait pour attraper les derniers ferries ou pour prendre un verre
dans les cafés et les clubs qui bordaient l’avenue.
À l’autre bout du fil, Archibald continua d’une voix enrouée :
— Il faut que je t’explique…
Elle le chercha des yeux. Elle ne comprenait pas. Elle ne voulait pas
comprendre.
— Je ne suis pas mort, Gabrielle.
Enfin, elle l’aperçut, cinquante mètres plus bas, au croisement de la digue et
de l’embarcadère.
Il lui adressa de la main un signe d’apaisement et poursuivit sa confession :
— Je t’ai abandonnée, c’est vrai…
Elle renonça à son taxi et resta un moment immobile, paralysée au milieu du
trottoir.
— … mais j’ai le droit de t’expliquer pourquoi.
Archibald sentait son cœur qui battait trop fort et trop vite dans sa vieille
carcasse déglinguée. Ces mots, restés bloqués dans sa gorge depuis des années,
s’échappaient à présent de sa bouche et coulaient comme de la lave sur les flancs
d’un volcan.
Mon père…
Après un moment d’hésitation, Gabrielle se décida à aller à sa rencontre. À
son tour, elle lui fit un signe de la main et…
— Attention !
C’est elle qui avait crié pour alerter son père. De l’autre côté du trottoir, un
homme s’avançait arme au poing. Et cet homme, c’était…
—
Freeze ! Put your hands overhead !
cria Martin à l’adresse du voleur.
Pris au dépourvu, Archibald leva lentement les bras. Dans sa main droite, au-
dessus de sa tête, une voix inquiète s’échappa de son téléphone portable :
— Papa ? Papa ?
Les bras tendus, les mains jointes autour de la crosse du pistolet semi-
automatique, Martin avait Archibald dans son viseur. Ils n’étaient séparés que
par le flot de voitures qui roulaient d’ouest en est.
Cette fois, il était décidé à en finir avec tout ça : le passé, la fascination qu’il
avait développée malgré lui pour ce criminel, l’amour absurde et insensé qu’il
vouait à Gabrielle. Il allait coffrer Archibald, rentrer en France et grandir.
Devenir un homme enfin…
—
Stick your hands up ! Stick’em up !
hurla-t-il pour couvrir les bruits de la
circulation.
Il sortit la carte plastifiée siglée des trois lettres magiques – FBI –, autant pour
respecter la loi que pour rassurer les passants suspicieux et affolés. Surtout,
l’arrêter dans les règles, surtout ne pas commettre de bavure ni de vice de
procédure.
Alors qu’il cherchait à traverser la double voie, un coup de klaxon strident le
cloua sur place et un long bus à soufflet le frôla à toute allure. Archibald profita
de cette diversion pour s’enfuir vers la jetée.
Lorsque l’ex-flic put enfin rejoindre l’autre trottoir, le voleur avait pris de
l’avance. Martin renouvela sa sommation puis tira un coup de feu en l’air. Il en
fallait plus pour effrayer Archibald…
Martin changea alors de stratégie et regagna sa voiture pour bloquer la fuite
de son ennemi.
Au mépris de toutes les règles, le cabriolet défonça l’enceinte à claire-voie qui
donnait accès à l’arrière du petit parking jouxtant le restaurant. Mais déjà
Archibald avait enfourché sa moto et coiffé son casque. Martin le prit en chasse
le long de la jetée et, cette fois, il ne tira pas en l’air, mais visa la moto. Deux
coups de feu claquèrent dans la nuit. La première balle troua l’une des écopes en
aluminium de la fourche et la deuxième ricocha sur le pot d’échappement.
Malgré les balles, Archibald ne se laissa pas entraîner du côté de l’océan et
réussit à rejoindre la route. Ils déboulèrent presque en même temps sur l’avenue,
mais, alors que Martin pensait que la moto allait se glisser dans la circulation,
Archibald donna l’impression de vouloir remonter l’Embarcadero à contresens.
Il ne va pas oser.
C’était un pari fou, presque suicidaire, et pourtant…
… pourtant Archibald se cramponna à son guidon et libéra les 200 chevaux
du monstrueux engin, plaçant une accélération foudroyante. Sous cette charge
brutale, le pneu abandonna sur l’asphalte une longue traînée de gomme et, telle
une fusée, la moto fut propulsée dans le feu du trafic.
Martin hésita puis se lança à son tour. Au milieu du concert de klaxons et des
appels de phares, les véhicules pleuvaient en face de lui comme une nuée
d’astéroïdes. Il ne réussit à garder le cap qu’une centaine de mètres et fut
contraint de se déporter vers Fountain Plaza pour éviter un accident. Conscient
d’avoir frôlé la catastrophe, il sentait son cœur qui battait à tout rompre et ses
mains qui tremblaient sur le volant.
Il fit demi-tour sur la place.
Encore une fois, il avait joué et il avait perdu.
Il la chercha partout : au restaurant, sur le trottoir, sur la jetée…
Il la chercha longtemps.
Mais Gabrielle ne l’avait pas attendu.
18
Les souvenirs et les regrets aussi…
S’il y a une chose à laquelle tu tiens par-dessus tout, n’essaie pas de
la retenir.
Si elle te revient, elle sera à toi pour toujours.
Si elle ne te revient pas, c’est que dès le départ elle n’était pas à toi.
Extrait du film
Indecent Proposal
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