Gare Saint-Lazare
20 h 10
Le TER en provenance de Rouen arriva avec une demi-heure de retard.
Mouvement social ? problème technique ? incident sur les voies ? Désabusé et
fatigué, Martin n’avait même pas cherché à comprendre.
Il fut l’un des premiers à descendre sur le quai. Mains dans les poches de sa
parka, capuche sur la tête, iPod protecteur à plein volume sur les oreilles, il
fendait la foule, pressé de quitter le décor urbain et glacial de la gare.
Au milieu de l’escalator, il sentit confusément que quelqu’un le serrait d’un
peu trop près : il tourna la tête et découvrit un immense Asiatique bâti comme un
sumotori. Engoncé dans un costard italien et chaussé de lunettes noires, il
semblait tout droit sorti d’un film de John Woo.
Puis, une silhouette féline émergea derrière la carrure du lutteur. Vêtue d’un
trench cintré, une femme encore jeune, au port de reine, descendit une marche
pour rejoindre le jeune flic. Noyé dans sa bulle de musique, Martin ne put que
lire sur ses lèvres :
— Good evening, mister Beaumont.
Il enleva le casque de son baladeur et plissa les yeux. Elle lui rappelait
vaguement quelqu’un.
— Moon Jin-Ho, se présenta-t-elle en lui tendant la main.
D’abord, ce nom compliqué n’évoqua rien en lui, puis :
Mademoiselle Ho ! La panthère de Séoul.
— Je crois que nous avons des choses à nous dire, monsieur Beaumont. Mais
peut-être me permettrez-vous de vous appeler Martin ?
Des choses à nous dire ?
Martin fronça les sourcils. Il regarda un long moment la main tendue de la
jolie Coréenne avant de se décider à l’effleurer.
— Rassurez-moi, dit-elle en se rapprochant davantage de lui, vous n’avez pas
perdu votre langue ?
Martin n’esquissa pas le moindre sourire. Il savait que cette femme n’était pas
inoffensive et que derrière le charme et l’amabilité se cachait une dame de fer à
l’ambition sans bornes. Mademoiselle Ho était une célébrité dans le monde des
flics. Les médias avaient commencé à parler d’elle cinq ans plus tôt, lorsqu’elle
travaillait au Bureau du procureur général de la police de Séoul. À la tête d’une
escouade de cinquante enquêteurs, elle avait réussi à décapiter les triades et mis
sous les verrous les principaux dirigeants des Jopok, la mafia coréenne. Une
opération « mains propres » qui avait nettoyé Séoul d’une bonne partie des
réseaux criminels contrôlant la prostitution et les jeux illégaux par le chantage et
le racket. Cette réussite avait fait d’elle une héroïne, mais l’avait aussi
condamnée à vivre constamment sous la protection d’un garde du corps, car les
triades avaient juré d’avoir sa peau. Martin savait qu’elle travaillait à présent
pour la filiale américaine de Lloyd’s Brothers, l’un des plus gros groupes
d’assurances du monde.
— Accordez-moi un dîner, demanda la Coréenne. Un dîner pour vous
convaincre.
— Me convaincre de quoi ?
— Vous avez une très jolie voix.
— Me convaincre de quoi ? répéta-t-il, plutôt agacé.
— De travailler pour moi.
— Je ne travaille pour personne, dit-il en secouant la tête.
— Vous travaillez pour un État qui ne reconnaît pas vos mérites.
Il se tourna vers elle. La gare était bondée, mais la stature du sumo semblait
leur servir de paravent et les protéger de la foule.
— Venez travailler
avec
moi, nuança la Coréenne. À deux, on a peut-être une
chance…
— Une chance de quoi ?
— D’arrêter Archibald McLean.
La Bentley aux vitres teintées coupa successivement la rue Saint-Lazare et le
boulevard Haussmann avant de se diriger vers la place de la Concorde.
L’intérieur de la voiture respirait le neuf. Au volant, le mastodonte aux lunettes
noires conduisait avec une surprenante douceur, en écoutant une version épurée
de la messe de Bach. Sur le siège arrière, Martin, perdu dans ses pensées,
contemplait sans les voir les milliers d’ampoules bleutées qui scintillaient
comme des cascades azurées sur les arbres bordant l’avenue des Champs-
Élysées. Assise à ses côtés, Mademoiselle Ho le regardait à la dérobée. Elle
s’attarda sur ses cheveux trop longs, sur sa barbe de plus de trois jours, sur la
capuche cerclée d’un liseré de fourrure de sa parka vert kaki qu’il n’avait pas
pris la peine d’enlever, sur l’échancrure de son pull qui laissait deviner un
tatouage douloureux, sur le pansement collé près de sa lèvre. Elle lui trouva des
allures de jeune prince des villes, triste et tourmenté, qui dégageait une beauté
improbable, à la fois romantique et
hardcore
. Brièvement, elle réussit à croiser
son regard. D’un bleu marine délavé, ses yeux avaient une puissance d’attraction
semblable à celle qu’ont certains hommes ayant renoncé à plaire et à séduire,
mais il y brillait une lueur qui laissait deviner une intelligence vive.
La voiture traversa la Seine et tourna à droite sur le quai d’Orsay avant de
continuer quai de Branly et avenue de Suffren.
Mademoiselle Ho se rendit compte qu’elle avait froid. Elle avait affronté les
criminels les plus endurcis, obtenu des condamnations à mort pour les pires
chefs de gang, nargué depuis des années les tueurs que la mafia avait lancés à ses
trousses. Et pas une fois, elle n’avait tremblé. Pourtant, dans cette voiture, à côté
de cet homme, elle avait peur. Peur d’elle-même et du trouble qu’elle ressentait
soudain, inattendu et perturbant. On la payait des fortunes pour sa capacité à voir
à travers les gens, à déceler leurs fêlures et deviner leurs cicatrices. En théorie,
elle connaissait Martin par cœur : la compagnie d’assurances qui l’employait
avait mis le jeune lieutenant sous filature depuis plusieurs mois. Mademoiselle
Ho avait épluché son dossier, lu ses mails, accédé au disque dur de son
ordinateur, écouté ses conversations téléphoniques professionnelles et privées.
Elle avait cru avancer en terrain connu, mais elle n’avait pas prévu l’effet
magnétique que le jeune flic exercerait sur elle.
Elle ferma les yeux quelques secondes, lutta pour faire refluer son désir
naissant. Elle savait que les sentiments étaient souvent plus destructeurs et
dangereux qu’une balle d’un 9 mm ou que la lame tranchante d’un sabre.
La Bentley s’arrêta près du Champ-de-Mars. Le sumotori leur ouvrit la porte
et la claqua derrière eux.
Il faisait froid. Le mercure flirtait le zéro degré tandis que le vent emportait
avec lui un mélange de pluie et de flocons de neige.
— J’espère que vous n’avez pas le vertige, déclara-t-elle en désignant la
silhouette métallique de la tour Eiffel, illuminée du bleu de l’Europe.
En quête d’une illusion de chaleur, Martin alluma une Dunhill et recracha une
volute de fumée nacrée.
— Au contraire, j’aime me tenir au-dessus du vide, affirma-t-il comme un
défi.
Martin se laissa guider par la Coréenne sur le parvis de la tour Eiffel et sous
l’auvent qui menait à l’entrée privative du
Jules Verne
. L’ascenseur les conduisit
au deuxième étage, là où se nichait le célèbre restaurant de la « dame de fer ». Le
maître d’hôtel les guida à travers la salle qui suivait la ligne des quatre piliers de
la tour et dessinait une sorte de croix de Malte.
Moquette cacao, piano discret, fauteuils italiens design, panorama à couper le
souffle : l’endroit était magique. Leur table donnait sur le Trocadéro et ses
illuminations spectaculaires.
Ils passèrent commande rapidement puis Mademoiselle Ho sortit de son sac
une enveloppe rectangulaire couleur sable qu’elle tendit à son interlocuteur.
Le jeune flic la décacheta : l’intérieur se résumait à un chèque à son nom
provenant de la compagnie d’assurances Lloyd’s Brothers. Son montant était de
250 000 euros.
Dix ans d’un salaire de flic.
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