Putain, comment sait-il qui je suis ?
… mais essaya de ne pas trahir sa surprise.
— Bouclez-la et posez votre sac au sol !
Archibald lâcha le sac qui tomba à ses pieds. Martin remarqua, cousu sur la
toile du paquetage, l’écusson de la Royal Air Force, l’aviation de l’armée
britannique.
— Si tu voulais vraiment m’arrêter, c’est devant le musée qu’il fallait le faire,
Martin.
Comment sait-il que…
— Tu as eu ta chance et tu l’as laissée passer, conclut le voleur.
L’homme avait une voix de basse et traînait un accent écossais, roulant
légèrement les
r
. Martin pensa à la voix de Sean Connery, qui gardait fièrement
l’accent prononcé de son pays d’origine quelle que soit la nationalité du
personnage qu’il jouait.
— Tendez-moi vos mains ! cria Martin en sortant une paire de menottes de la
poche de son blouson.
Cette fois, l’Écossais n’obtempéra pas.
— Tu n’as commis qu’une erreur, mais c’est la pire de toutes : tu t’es laissé la
possibilité de perdre alors que tu pouvais gagner. Une hésitation toujours
fatale…
Martin était paralysé par ce brusque changement de rôles. Archibald
continua :
— Les perdants sont toujours battus par eux-mêmes, pas par leurs adversaires,
mais ça, je crois que tu le sais déjà.
Le vent soufflait plus fort. Une bourrasque souleva un nuage de poussière,
obligeant Martin à se protéger le visage. Imperturbable, McLean poursuivit :
— Parfois, il est plus facile de perdre que de payer le prix que réclame la
victoire, n’est-ce pas ?
Comme Martin ne répondait pas, Archibald insista :
— Avoue au moins que tu t’es posé la question !
— Quelle question ? demanda Martin malgré lui.
— « Si j’arrêtais McLean aujourd’hui, quel serait le sens de ma vie demain
matin ? »
— Le conditionnel n’est pas de mise : je vous arrête aujourd’hui. Maintenant.
— Allez, fiston, reconnais que tu n’as que moi dans ta vie.
— Je ne suis pas votre fiston, OK ?
— Tu n’as pas de femme, pas d’enfants, pas la moindre petite amie régulière
depuis des lustres. Tes parents ? Ils sont morts tous les deux. Tes collègues ? Tu
en méprises une bonne partie. Tes supérieurs ? Tu trouves qu’ils ne
reconnaissent pas ton travail.
McLean avait beau être sous la menace d’un flingue, il gardait une assurance
étonnante. Martin avait une arme et Archibald n’avait que les mots. Pourtant, à
cet instant, les mots étaient plus efficaces qu’un pistolet automatique.
Comme pour étayer ses paroles, les yeux d’Archibald pétillèrent. Il émanait
de lui un mélange de rudesse et de raffinement.
— Sur ce coup-là, tu as présumé de tes forces, p’tit gars.
— Je ne crois pas, mentit Martin.
Il chercha à se rassurer, serrant son pistolet, mais l’arme semblait peser une
tonne. Il avait les mains moites et, malgré les grips qui entouraient la crosse, le
Sig-Sauer lui glissait des mains.
— Ce soir, tu aurais dû faire venir tes collègues, assena l’Écossais.
Il attrapa le sac en toile posé à ses pieds comme si le moment était venu pour
lui de prendre congé et en sortit l’autoportrait de Van Gogh qu’il brandit d’une
main au-dessus du vide.
— C’est le tableau ou moi ! prévint-il, faisant mine de le balancer dans le
fleuve.
Martin sentit l’affolement le gagner. Ses yeux étaient scotchés au tableau,
dont le bleu intense formait un halo hypnotique.
Quelque chose ne collait pas. À sa connaissance, Archibald était un esthète,
un vrai connaisseur. Pas le genre d’homme à risquer de saccager un tel tableau,
même pour assurer ses arrières. Certes, l’année dernière, il s’était distingué en
sabotant l’exposition polémique de Jeff Koons au château de Versailles. La
bombe artisanale qu’il avait placée sur le homard géant accroché dans l’un des
salons avait pulvérisé la sculpture de l’artiste contemporain. Mais Jeff Koons
n’était pas Vincent Van Gogh…
— Ne faites pas le con, McLean !
— Pas facile comme choix, hein ?
— Jamais vous n’oserez ! le défia Martin. Je vous connais mieux que vous ne
le pensez.
— Dans ce cas…
hasta la vista
, fiston ! cria Archibald en jetant de toutes ses
forces la toile vers les eaux sombres du fleuve.
Pris de panique, Martin grimpa sur le rebord de la terrasse qui surplombait la
corniche. À cause du vent, la Seine était aussi houleuse qu’une mer agitée.
Martin avait toujours détesté nager et n’avait plus mis les pieds dans une piscine
depuis le concours de lieutenant de police où il avait frôlé la note éliminatoire.
Mais cette nuit, que pouvait-il faire d’autre ?
Il prit sa respiration et sauta dans l’eau noire.
La vie de Van Gogh était entre ses mains.
Archibald traversa le deuxième bras de la Seine puis descendit vers le port du
Louvre où était garée une voiture anglaise de collection. Il s’installa au volant et
rejoignit le quai François-Mitterrand avant de se fondre dans la nuit.
5
Les amants du Pont-Neuf
J’aurais dû avoir deux cœurs, le premier insensible, le second
constamment amoureux, j’aurais confié ce dernier à celles pour qui
il bat et avec l’autre j’aurais vécu heureux.
Amin MAALOUF
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