Les
Experts, FBI : portés disparus, Cold Case…
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La soif de l’autre
Chacun de nous a dans le cœur une chambre royale ; je l’ai murée,
mais elle n’est pas détruite.
Gustave FLAUBERT
— Le salopard !
Bouillant de colère, Martin avait toutes les peines du monde à suivre la moto
d’Archibald. À Paris, il aurait eu un gyrophare et une radio pour alerter ses
collègues, mais ici, il se sentait seul et démuni.
Mélange d’alu, de chrome et d’acier, le dragster se faufilait au milieu des
voitures. De l’autre côté de la voie, les véhicules roulaient pare-chocs contre
pare-chocs, mais pour rejoindre la ville la circulation était plus fluide et
Archibald respectait les limitations de vitesse. Il ne tenait ni à se faire repérer par
les motards et les officiers de la California Highway Patrol, ni à mettre en danger
la vie de sa fille qui ne portait pas de casque.
Martin ne savait pas comment interpréter la scène à laquelle il venait
d’assister. Gabrielle et Archibald se voyaient-ils pour la première fois ? La jeune
femme connaissait-elle la vérité sur son père ?
À la sortie du pont, la moto traversa les aires boisées du Presidio avant de
longer la marina. Le soleil couchant qui embrasait le ciel permettait aux touristes
de faire des clichés de carte postale, mais pour Martin l’approche du crépuscule
rendait difficile le repérage de la moto.
Dans Russian Hill, il perdit de vue la silhouette massive et toute en muscles
de la Yamaha pour mieux la retrouver à l’entrée du quartier italien quelques
minutes plus tard.
À présent, la quatre-cylindres avait rejoint l’Embarcadero, l’artère qui
longeait le front de mer. Cette ancienne zone industrielle s’était
spectaculairement transformée après le tremblement de terre de 1989. Les docks
avaient cédé la place à un large boulevard planté de palmiers qui suivait la côte
sur dix kilomètres et faisait le bonheur des cyclistes et des rollers.
Archibald dépassa le terminal des ferries dont la tour de 70 mètres, encadrée
par quatre horloges, avait survécu à tous les séismes. Ses arches en brique et son
sol recouvert de marbre donnaient au bâtiment un charme tout ibérique. On était
à Miami, à Lisbonne, à Séville…
Puis la moto s’engagea sur une élégante jetée qui s’avançait jusqu’aux portes
du Pacifique, offrant à quelques privilégiés l’accès à un restaurant de luxe posé
sur l’océan.
Pris de court, Martin pila et se gara en catastrophe sur l’emplacement d’un
bus tandis qu’un voiturier s’occupait de la monture d’Archibald et que le maître
d’hôtel lui trouvait une table en terrasse.
La nuit était tombée.
Les tours du quartier des affaires brillaient dans la pénombre. Au loin, sur la
colline de Telegraph Hill, la Coit Tower flamboyait dans l’ombre comme un
glaive protecteur.
La flamme d’un Zippo éclaira brièvement l’habitacle de la voiture et Martin
aspira une longue bouffée de sa cigarette.
À nouveau l’attente.
À nouveau, les jumelles braquées sur Archibald, à se demander s’il était
opportun d’intervenir.
Mais à présent les choses avaient changé. Ce n’était plus le voleur génial qui
le fascinait, c’était le père de Gabrielle et l’amant de Valentine.
Cet homme amoureux qui lui ressemblait tant…
Qu’est-ce que je fous là ?
Gabrielle se regarda dans le miroir. Dès son arrivée au restaurant, elle s’était
dirigée vers les toilettes. Elle avait besoin de quelques minutes pour prendre du
recul et se donner une contenance. Quelle force étrange l’avait poussée à suivre
cet homme ? Pourquoi une telle impulsivité ?
L’esprit ailleurs, elle se lava les mains et se recoiffa à la va-vite, regrettant de
se retrouver aussi mal fringuée dans cet endroit luxueux.
En ce moment, elle n’allait pas bien et n’essayait pas de se persuader du
contraire. Elle travaillait beaucoup, sortait souvent et dormait peu. Elle avait
aussi gardé un rôle de bénévole au sein des Ailes de l’espoir, l’organisation
humanitaire créée par sa mère, et elle n’avait jamais cessé sa collaboration avec
les pompiers : chaque fois qu’un incendie se déclarait dans la baie, elle pilotait
l’un des Canadair à turbine qui écopaient l’eau dans les lacs et les étangs
alentour.
Une vie bien remplie, tournée vers les autres. Une vie à laquelle elle essayait
de donner un sens positif. Une vie dont elle aurait voulu être fière. Pourtant,
cette hyperactivité n’était qu’une fuite en avant, une volonté de se soûler de
mouvements, comme le papillon de nuit qui se cogne avec obstination à
l’ampoule. Ne jamais se poser, ne jamais arrêter de battre des ailes, quitte à
s’épuiser, quitte à se brûler. Ne jamais prendre le temps de s’avouer ce qu’elle
savait pourtant : qu’elle avait besoin d’une boussole pour la guider, de bras pour
l’entourer et de poings pour la protéger.
Elle sortit son tube de mascara qu’elle avait constamment avec elle. Avec la
brosse imbibée de produit, elle peigna délicatement ses cils, leur donnant plus de
longueur et accentuant leur courbure.
Se maquiller, toujours. Pas pour se faire belle, mais pour se cacher.
Une larme vagabonda sur sa joue et elle l’essuya d’un geste machinal avant
de rejoindre Archibald sur la terrasse.
Martin régla la molette située entre les deux corps des jumelles pour ajuster la
vision.
Entre le ciel et l’océan, la terrasse couverte du restaurant offrait une vue
panoramique et donnait à ses clients l’illusion de dîner sur l’eau. Chic et sobre,
la décoration jouait sur le raffinement : d’élégantes compositions d’orchidées
s’harmonisaient aux tons beige et blanc tandis que les fauteuils drapés et les
lumières tamisées créaient une ambiance intimiste.
Martin écrasa sa cigarette au moment où Gabrielle vint s’asseoir à côté
d’Archibald.
Alors, son cœur s’emballa et son esprit se brouilla, tiraillé par des désirs
contraires.
L’envie de se prouver qu’il était capable d’arrêter Archibald.
Mais aussi l’envie d’en apprendre toujours davantage sur lui.
L’envie d’aimer Gabrielle parce qu’elle était son évidence.
Mais aussi l’envie de lui rendre le mal qu’elle lui avait fait.
Car votre âme sœur peut être en même temps votre âme damnée.
Lorsqu’il vit Gabrielle frissonner, Archibald fit un signe au serveur pour qu’il
rapproche le chauffage sur pied.
Elle le remercia d’un sourire contraint. Malgré l’atmosphère chaleureuse des
lieux, elle n’arrivait pas à se détendre tant elle était troublée. Pour dissiper sa
gêne, ce fut elle qui engagea la conversation :
— Vous avez l’air de vous y connaître, en matière d’avions.
— J’en ai piloté quelques-uns, avoua Archibald.
— Même des hydravions ?
Il acquiesça d’un signe de tête tout en lui servant un verre du vin blanc qu’il
avait commandé.
— Je n’ai pas vraiment compris ce que vous faisiez, reprit-elle. Vous m’avez
dit que vous travailliez… dans l’art, c’est ça ?
— En fait, je vole des tableaux.
Elle esquissa un sourire, pensant qu’il se moquait d’elle, mais il resta
imperturbable.
— C’est votre vrai métier ? Voler des tableaux ?
— Oui, avoua-t-il sans malice.
— Mais vous les volez à qui ?
— Oh ! à tout le monde : aux musées, aux milliardaires, aux rois, aux
reines…
Sur la desserte près de leur table, un serveur disposa un plateau d’argent sur
lequel était ordonné un assortiment
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