Ferdinand Lot De l’Institut


La Succession de Louis le Pieux (840-843)



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La Succession de Louis le Pieux (840-843)

Du partage de l’empire au traité de Verdun



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En souscrivant au traité de partage de mai 839, Lothaire n’était pas sincère. Secrètement il se promettait bien de chercher à se faire reconnaître à l’Ouest aussi bien qu’à l’Est de la ligne de démarcation des deux Etats à la mort de son père. Fidèle à ses procédés d’astuce, avant même de passer les Alpes, il chercha à débaucher les fidèles de Charles habitant la « France », en leur promettant, par intermédiaire, l’augmentation de leurs « honneurs » (fonctions publiques), en exigeant des serments, en menaçant de mort les récalcitrants. Manœuvre habile : Charles était retenu en Aquitaine avec sa mère par le soulèvement des partisans de Pépin II et ses sujets de France (de la Seine à la Mense) ne le connaissaient pas encore. Aussi, dans cette région, les défections furent nombreuses ; les Francs habitant à l’est de la Forêt Charbonnière, qui allait de Manhenge à Bruxelles, passèrent en masse an parti de Lothaire. Charles, qui s’était avancé en « France » avec une poignée d’hommes, dut reculer (août-septembre 840). L’empereur n’écoutait nullement les protestations de son jeune frère et filleul, d’autant moins qu’il avait eu l’habileté de conclure avec Louis le Germanique une trêve jusqu’au 11 novembre. Libre de ses mouvements, Lothaire, jetant le masque, s’avança contre Charles, recueillant en route des adhésions. Arrivé près d’Orléans, il apprit qu’il n’était séparé de Charles que par six lieues environ. Des négociations s’engagèrent. La position du fils de Judith était précaire : l’Aquitaine était contre lui, le Maine et la Bretagne se détachaient. Si la fidélité de son entourage fléchissait, il était perdu. Mais cette fidélité, en dépit des sollicitations de Lothaire, demeura inébranlable. Alors on traita. Lothaire reconnut à Charles l’Aquitaine, la Septimanie, la Provence, dix comtés entre Loire et Seine — traité provisoire, valable jusqu’au 8 mai suivant, date à laquelle les deux frères devaient, à Attigny, se rencontrer pour procéder à un partage définitif.
Cette convention sauva Charles. Il reprit assez de force pour que Bernard de Septimanie, qui s’était rangé au parti de Pépin II d’Aquitaine, fît sa soumission. Les Manceaux se rallièrent à lui. Non sans peine il dut passer de force la Seine, occupée par les troupes de Lothaire, et parvint à Attigny, sur l’Aisne, au jour fixé. L’empereur n’y était pas. Enhardi par un succès sur Louis le Germanique, il répandait le bruit que Charles était en fuite, alors que, au contraire, son jeune frère se dirigeait vers Châlons-sur-Marne, à sa rencontre. Des pourparlers dont Charles prit l’initiative n’aboutirent pas.
Alors Charles se résolut à rejoindre le Germanique, tiré d’affaire. Après leur jonction, les deux jeunes rois firent des propositions d’accommodement à l’empereur. Mais Lothaire se croyait fort et l’arrivée prochaine des troupes de Pépin II augmentait sa confiance en sa supériorité. Le 24 juin 841, quand Pépin II fut arrivé, il repoussa avec hauteur, au nom de la dignité impériale, de nouvelles offres de partage que lui firent ses frères. Ceux-ci s’en remirent alors au « jugement de Dieu ». Le 25 juin, au matin, la bataille s’engagea à Fontenoy-en-Puisaye, au sud d’Auxerre. Elle tourna au désavantage de Lothaire qui dut quitter le champ. Les contemporains, épouvantés par le spectacle de cette lutte fratricide, ont parlé de la bataille comme d’une rencontre sanglante où de part et d’autre les pertes auraient été considérables. Plus tard, on attribuera les succès ininterrompus des Normands à la bataille de Fontenoy qui aurait quasi anéanti les forces des Francs. Ce sont là des explications fallacieuses imaginées après coup. Les effectifs de part et d’autre ne pouvaient être que faibles, les trois armées n’étant composées que de corps de cavalerie épuisés et diminués par de longues randonnées.
La victoire des deux rois n’était pas décisive. Ils ne purent faire la poursuite, et ne le voulurent pas. Les évêques imposèrent aux vainqueurs un jeûne de trois jours pour le repos de l’âme des victimes de la guerre civile. Lothaire gagna Aix-la-Chapelle, Pépin l’Aquitaine et tout fut à recommencer.
Lothaire qui se disait vainqueur, reprit des forces, retrouva à Sens Pépin II et se mit en mesure d’accabler Charles qui dut se réfugier dans les forêts du Perche. Le seul salut pour ce dernier était de rejoindre Louis le Germanique. Il réussit, avec son armée, à échapper à l’étreinte de Lothaire. Par Châlons-sur-Marne, où il arriva à Noël, il gagna Troyes, Avallon, où il apprit que Louis était aux prises avec l’archevêque de Mayence, partisan de Lothaire. Précipitant sa marche par Toul et le col de Saverne, Charles descendit en Alsace. A Strasbourg, il retrouva son frère le 14 février 842. La nécessité d’une alliance s’imposait à eux. En présence de leurs armées, ils prirent des engagements par serment. Pour que nul des auditeurs ne pût exciper qu’il n’avait pas bien entendu, Louis prononça en langue « romane » pour être compris des sujets de Charles le serment dont voici la traduction en français moderne :
« Pour l’amour de Dieu, pour le salut du peuple chrétien et notre salut commun, à partir d’aujourd’hui, et tant que Dieu m’en donnera le savoir et le pouvoir, je défendrai mon frère Charles et l’aiderai en toutes circonstances, comme on doit, selon l’équité, défendre son frère, à condition qu’il fasse de même à mon égard, et jamais je ne conclurai avec Lothaire aucun engagement qui, à mon escient, puisse être préjudiciable à mon frère Charles. »
De son côté Charles prêta le même serment en langue francique, c’est-à-dire dans l’idiome tudesque que les philologues appellent le « moyen-allemand ». Ce double engagement fut mis ensuite sous la garantie des deux armées qui prêtèrent, chacune en sa langue, le serinent suivant :
« Si Louis (ou Charles) respecte le serment qu’il a prêté à son frère Charles (ou Louis) et que Charles (ou Louis), mon seigneur, pour sa part, rompe le sien, si je ne puis l’en détourner, ni moi ni ceux que je pourrai détourner (influencer) ne viendront jamais en aide contre Louis (ou Charles). »
Cette entrevue de Strasbourg a quelque chose de symbolique. Elle annonce l’apparition de deux nationalités nouvelles, en même temps qu’elle fournit le texte des deux idiomes qui se partageaient la Francia.
De Strasbourg, les deux rois gagnèrent Worms, puis un point entre cette cité et Mayence. Ils savaient que Lothaire, après avoir laissé échapper Charles, s’était replié sur Aix-la-Chapelle, puis se tenait à Sinzig, en aval de Coblence. Ils attendaient sa réponse aux propositions qu’ils renouvelaient. Lothaire refusa de recevoir les envoyés de ses frères. Ceux-ci se décidèrent alors à marcher contre lui. Louis était renforcé de contingents bavarois et alamans que lui avait amenés son fils Carloman. Les forces que Lothaire avait postées pour défendre le passage de la Moselle furent bousculées (18 mars 842). Lothaire, abandonné d’une partie des siens, s’enfuit à Aix pour ramasser son « trésor », et, peu accompagné, gagna la vallée de la Saône et du Rhône en faisant un détour par Châlons-sur-Marne. Il semblait hors de cause, fuyant vers l’Italie. A Aix, où ils entrèrent en triomphateurs, Louis et Charles procédèrent à un partage territorial : la Meuse, semble-t-il, continuait à marquer la limite des deux lots. Puis les frères se séparèrent, Louis allant réprimer une révolte des Saxons, Charles « pour mettre de l’ordre dans son royaume ». Peu après, en avril, ils se retrouvèrent à Verdun.
Là, il fallut déchanter. Lothaire n’avait pas gagné l’Italie. Arrêté à Lyon, il avait refait ses forces, le parti impérialiste n’étant nullement écrasé et il voulait négocier avec ses frères. Ceux-ci ne pouvaient se refuser à accepter des offres de paix. A Mellecey, près de Chalon-sur-Saône, les pourparlers s’engagèrent. Ils furent laborieux. Finalement, un partage provisoire, valable jusqu’au 10 octobre, fut décidé. Réunis dans une île de la Saône, près de Mâcon, le 15 juin 842, les trois frères jurèrent de vivre en paix. Cent vingt commissaires (quarante par souverain) devaient expertiser la grandeur de l’Empire franc pour qu’on pût déterminer trois lots équitables. Les commissaires de Louis et de Charles se plaignirent que la mauvaise volonté de Lothaire entravât leur action. Les trêves furent prolongées jusqu’à la fin d’octobre, finalement jusqu’au 14 juillet 843. Quand les trois frères se retrouvèrent à Verdun, an mois d’août, la « description » était enfin achevée et l’on procéda au partage.

Le traité de Verdun
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Tout ce qui était à droite du Rhin fut attribué à Louis, plus, sur la rive gauche du fleuve, l’archevêché de Mayence avec ses suffragants des cités de Worms et de Spire, et au Sud la Rhétie. Charles eut tout le pays à l’ouest des fleuves Escaut, Meuse moyenne, Saône, Rhône, plus, au sud des Pyrénées, la Marche d’Espagne. Le lot de Lothaire était formé par l’ensemble des régions intermédiaires entre les lots de ses frères, en gros les régions entre Escaut et Mense d’une part, le Rhin de l’autre, plus la Frise orientale ; entre la Saône et l’Aar (Suisse), entre le Rhône, ou plutôt les Cévennes, et les Alpes. L’Italie naturellement lui revenait. Il avait ainsi la capitale officielle, fictive de l’Empire, Rome, la capitale franque, si ce terme n’est pas trop ambitieux, Aix-la-Chapelle. Charles, le plus jeune, était quelque peu lésé dans l’opération il perdait le cours de la Meuse jusqu’à son embouchure, le Cambraisis, qui s’enfonçait comme un coin dans son Etat, enfin la riche abbaye de Saint-Vast-d’Arras qu’il abandonnait en viager à Lothaire. Il n’atteignait pas même le cours du Rhône, le Lyonnais et le Vivarais étant rattachés au lot de l’empereur.
Les trois frères jurèrent d’observer les limites établies par ce traité, firent prêter le même serment à leurs fidèles et envoyèrent le texte de ces conventions au pape Grégoire IV.
L’unité impériale ne put survivre au traité de Verdun. Sans doute personne ne visa expressément à la détruire. On tenta même de la maintenir idéalement. Périodiquement les trois frères devaient se réunir pour s’aider mutuellement contre les rebelles, écarter les fauteurs de discorde, protéger l’Eglise et le peuple chrétien. En dépit des colloques de Thionville (844) et de Meerssen (847 et 851), le régime de la concorde, de la fraternité, ne fonctionnera pas réellement, les trois frères ne cessant d’intriguer les uns contre les autres. Quant au titre d’empereur, il ne valut à Lothaire aucune autorité sur ses frères.
Pas plus qu’on ne visa à Verdun à détruire à jamais l’unité du monde chrétien, on ne crut que les frontières ainsi définies dureraient longtemps. En fait, le traité détermina pour tout le Moyen Age, et même au delà, la géographie politique de la France et, dans une moindre mesure, celle de la future Allemagne. Personne ne s’attendait à ces résultats. Nul concept de race ou de langue n’avait jamais présidé aux partages, pas plus carolingiens que mérovingiens. On ne peut rien voir de plus confus, de plus inepte géographiquement que ceux de Pépin à son lit de mort, de Charlemagne en 806, de Louis le Pieux en 831 et 833. Les circonstances seules ont fait que, en séparant les régions franques de l’Ouest et celles de l’Est par une bande intermédiaire, la future France et la future Allemagne, sœurs comme jumelles jusqu’alors, ont vu couper le lien qui les unissait et ont pu prendre conscience de leur personnalité, confuse jusqu’alors, et vivre d’une vie indépendante.
Toutefois, la formation de l’Allemagne sera plus tardive. Elle naîtra, comme brusquement, en 911, quand, à la mort du dernier Carolingien de l’Est, Louis l’Enfant, les Francs de l’Est, les Alamans (Souabes), les Bavarois, les Thuringiens, les Saxons désunis depuis de si longs siècles, depuis toujours, décideront de demeurer sinon fondus, du moins juxtaposés, rassemblés sous l’autorité d’un même souverain (Conrad Ier de Franconie).
La future France préexistait, au contraire, depuis longtemps, ainsi qu’on a vu, mais ses contours étaient indécis. A partir de 843, ils se précisent, en s’amenuisant du côté oriental. Le « royaume de France », pour plus de cinq siècles, ne comprendra que les deux tiers de la Gaule antique, 425.000 kilomètres carrés, sur 639.000, et jamais la France ne redeviendra Gaule territorialement. Mais, sans cette amputation du flanc oriental, la France eût-elle pu se constituer ? Elle ne pourra vivre qu’atrophiée d’un bras. Cette infirmité sera la rançon de sa naissance.
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CHAPITRE VII



Le premier roi de France :
Le règne de Charles le Chauve

La conquête du pouvoir de 840 à 845




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Des trois frères, celui qui avait la tâche la plus dure, après le traité de Verdun, c’était le plus jeune, Charles. Ses frères aînés étaient connus dans la majeure partie du territoire qui leur revenait et depuis longtemps. Lothaire, né en 795, envoyé en Italie en 822, avait administré ce pays depuis lors, presque sans interruption. Son association au trône impérial en 817 lui avait valu, à coup sûr, des partisans invétérés dans la région d’entre Meuse et Rhin, qui va bientôt prendre son nom (Lotharii regnum, en français Loherreigne, Lorraine, en allemand Lothringen), et aussi dans la vallée du Rhône. Louis, né en 806, nommé roi de Bavière dès 807, avait été envoyé effectivement en ce pays en 26 et n’avait cessé de le gouverner par la suite. Depuis 833, il y avait joint l’Alamanie (Souabe), l’Alsace, la France orientale (Franconie). Il ne lui restait donc plus à s’imposer qu’aux Saxons.
Charles, âgé de vingt ans seulement, avait à se faire reconnaître à peu près partout. Il était presque un inconnu dans un royaume auquel il n’était pas destiné, puisque sa part, déterminée en 829, comprenait l’Alamanie, l’Alsace, la Rhétie. Deux ans après, son lot avait été démesurément accru, mais en expectative, et il était trop jeune pour pouvoir prendre possession de la Bourgogne, de la Provence, de la Gothie, de la Champagne, etc., et encore moins de l’Aquitaine, enlevée à son frère Pépin en 833. Ce fut seulement après la mort de ce dernier que son père l’associa à l’expédition armée entreprise pour mater la révolte des partisans des fils de Pépin. Quand l’empereur, inquiété par la révolte du Germanique fut rappelé au Nord, le jeune Charles resta en Aquitaine avec sa mère et poursuivit la guerre. Mais jamais au cours de son règne il ne pourra s’imposer sérieusement aux Aquitains, du moins à l’ensemble d’entre eux, Jusqu’au bout, il se trouvera en ce pays, et même en « France », des gens sincères qui considéreront que l’attribution de l’Aquitaine à Charles au détriment des fils de Pépin était une iniquité. Charlemagne, lui aussi, avait déjà commis un acte de ce genre en écartant du trône ses neveux, mais alors nul en dehors d’une poignée d’hommes, tel Auchier (Ogier), n’avait osé lui tenir tête ; l’opposition n’avait pu être que sourde, puis elle s’était éteinte. Il ne pouvait en être de même en 840 en présence d’un usurpateur adolescent.
Un an avant sa mort, Pépin avait cédé à Charles la Neustrie et la Bretagne. Mais Charles, non seulement ne trouva chez les Bretons que des adversaires, mais en Neustrie, une hostilité mal compréhensible se manifesta pendant la moitié au moins de son règne. Quant à la partie de la « France » à l’est de la forêt Charbonnière, elle le repoussa avant même que le traité de Verdun l’eût attribuée à Lothaire. Finalement, Charles ne pouvait espérer de points d’appui que dans la région d’entre Seine et Meuse et dans le nord de la Bourgogne.
Trop heureux encore d’avoir ce point d’appui pour la conquête du pouvoir. Il s’en était fallu de peu, à la mort de son père, qu’il n’eût le sort des fils de Carloman et qu’il n’eût fini au cloître. Mais au dire de Nithard (II, 4), son cousin et compagnon, auteur du seul récit intelligent des années 840 à 843, les partisans de Charles fondaient les plus grands espoirs en raison de ses qualités (indoles) sur ce jeune prince de dix-sept ans ; Parmi ces partisans, il faut placer au premier rang le sénéchal Alard, homme de confiance de Louis le Pieux dans les dix dernières années de son règne, conseiller influent, despotique même, de l’empereur. Il n’est pas douteux que Louis ait recommandé à la fidélité d’Alard son dernier-né, son préféré. Alard disposait d’une nombreuse clientèle qu’il mit au service du jeune prince. Il est douteux que sans cet appui Charles eût pu régner. Naturellement Alard entendait continuer à exercer sur le fils l’ascendant qu’il avait exercé sur le père. Dès décembre 847, le 14, il lui avait fait épouser sa nièce, Ermentrude. On l’appelle le « grand Alard ». On sollicite sa protection. Dès le début du règne du premier roi de France, il apparaît que le souverain sera obligé de ménager les grandes familles de l’aristocratie française et qu’il ne pourra régner que par un jeu de bascule, en donnant sa faveur, tantôt à l’une, tantôt à l’autre.
L’inconstance de l’aristocratie, Charles l’éprouve avant même le traité de Verdun. Un comte Lambert s’était rallié à lui, au Mans, au début de 841 et lui avait été des plus utiles. Le jeune prince avait été reconnu par Nominoé, nommé gouverneur de Bretagne par le feu empereur Louis. Mais Charles donna le comté de Nantes à Reinaud, comte du petit pagus d’Herbauge en Poitou. Lambert convoitait Nantes dont son père avait été gratifié. Déjà la prétention du fils à succéder à la dignité paternelle, sur le même lieu, se manifeste ici, car Lambert, refusant toute compensation, alla trouver Nominoé, s’allia avec lui, attaqua, battit et tua son compétiteur, Reinaud, à Messac, sur la Vilaine (24 mai 843) et mit la main sur Nantes. Ensuite, il eut l’audace de distribuer à ses partisans les petits pagi aquitains au sud de la Loire, Herbauge, Mauge, Tiffauge.
Charles n’eut les mains libres qu’après la conclusion du traité de Verdun, en août. Il se dirigea alors vers l’ouest du royaume qui lui était attribué pour y rétablir l’ordre. Au milieu de novembre, on le voit assiéger Rennes. Il est bien probable qu’il reprit cette ville aux Bretons. Mais, l’hiver approchant, il rétrograda, et le même mois, campa à moins d’une lieue du Mans, à Coulaines. Là se tint une assemblée dont l’importance pour la constitution politique du royaume doit être mise en évidence. Elle règle les rapports réciproques de l’épiscopat et des grands et aussi ceux de la double aristocratie laïque et ecclésiastique avec la royauté. Le texte de ce conventus est rédigé au nom du roi.
Il commence par rappeler les tribulations auxquelles l’Eglise a été soumise, les difficultés au milieu desquelles la paix a été rétablie entre les trois rois frères. La tourmente passée, ses traces subsistent. Pour mettre ordre aux affaires publiques, les fidèles du roi se sont assemblés. Ils ont conclu un « accord louable » pour maintenir la concorde en conservant la foi due au souverain dans la volonté d’affermir l’honneur et le pouvoir royal.
« Nous leur avons rendu de dignes actions de grâces, poursuit le roi, nous approuvons leur accord excellent et nous associons à cet acte qui, sans aucun doute, tend au salut en ce monde et dans l’autre. Nous renonçons aux mesures que notre personne a prises par inexpérience du pouvoir, par jeunesse, sous l’empire de la nécessité ou sous une influence trompeuse. Après commune délibération, nous avons proposé de rédiger cet accord et avons décrété de le confirmer en outre de la souscription de tous. »
Voici les dispositions arrêtées en commun par les évêques et les grands :
1° D’abord garantie que l’Eglise ne sera plus dépouillée de ses biens et que ses représentants auront pleine liberté d’exercer justement leur saint ministère ;
2° Garantie des grands laïques qu’ils conserveront intacte, sans subterfuge, la fidélité qu’ils doivent au roi ;
3° En revanche, le roi doit honorer ceux qui l’honorent. Il ne privera personne, quelle que soit sa condition, de 1’« honneur » (fonction publique) qu’il a mérité, par caprice ou sous une influence néfaste ou par une indigne cupidité ;
4° Que personne ne nous pousse dans les voies de l’injustice. Si notre bonne foi est surprise, avertissez-nous de réparer selon la raison, avec dévouement et tact, en ménageant la dignité royale et les besoins des sujets ;
5° Si un homme à la nature rebelle et opiniâtre viole ce pacte de concorde salutaire, qu’il soit repris avec une affection chrétienne. S’il obtempère, que cette union fidèle soit une joie pour tous. S’il refuse obéissance, alors que l’autorité épiscopale, la sublimité royale et ceux que leur générosité d’âme maintient dans le pacte de charité, manifestent avec ardeur leur zèle et leur dévouement, tout en tenant compte du rang du coupable, et que les décisions prises en vue du salut, de l’utilité et du bien de tous, sous l’inspiration de Dieu, soient exécutées jusqu’au bout.
On retrouve dans cet acte, naturellement rédigé par un ecclésiastique, peut-être Loup, abbé de Ferrières, la conception que l’Eglise a insufflée dans l’esprit de Charlemagne et de Louis le Pieux. La racine du mal, la cause des désordres de la société réside dans le péché individuel. Que chacun s’applique à la vertu et tout ira bien.
La royauté sortit de Coulaines gravement affaiblie en son principe. Jusqu’alors le souverain franc avait été absolu, au moins en théorie. Désormais, il est admis, même par lui, que son autorité a des limites. Les fidèles ne sont pas tenus d’obéir au roi s’il commet des injustices, s’il se refuse à écouter les « remontrances » non seulement des évêques, mais des laïques, s’il viole ses engagements. Car il a pris des engagements ; voilà le fait nouveau, important que les historiens n’ont pas mis en pleine lumière. Ce n’est pas assez que les fidèles aient commencé par se lier entre eux, chose pourtant bien grave, il y a plus significatif encore, c’est que la royauté a reconnu cette espèce de « syndicat », qu’elle a accepté d’entrer dans cette sorte de ligue du bien public. Le roi ne domine plus la société. Il est descendu de son trône, il s’est mêlé à la foule des fidèles. L’acte qui consacre le nouvel état de choses est rédigé en son nom, mais les dispositions qu’il renferme, on a soin de nous le dire, n’émanent pas de sa seule autorité, mais de celle de l’ensemble de ses fidèles, laïques ou clercs, avec laquelle elle se confond — comme au bas du parchemin se confond la souscription royale au milieu de celle des évêques et des grands.
Depuis l’assemblée de Coulaines, le roi des Francs n’est plus que le premier d’entre ses pairs. Là est née la royauté débonnaire, parce qu’impuissante, du Moyen Age français, ce qu’on a appelé d’un terme fort impropre la « royauté féodale ». Mieux vaudrait dire la « monarchie constitutionnelle », si ce n’était pousser trop loin une analogie pourtant réelle : si le pacte de Coulaines n’est pas encore une « constitution », c’est une charte, la première en date, dans l’histoire du Moyen Age, et il existe des analogies incontestables entre la situation des Carolingiens à partir de cet instant et celle des rois d’Angleterre à partir de 1215.
L’assemblée se montra tellement satisfaite du pactus que Charles en envoya un exemplaire à son frère Louis le Germanique. L’ironie des choses voulut que le porteur de la copie, Ricouin, fût grand usurpateur de biens d’Eglise, ainsi que les trois grands personnages, soutiens de Charles, le sénéchal Alard, le chambrier Vivien, le duc Guérin, abbés laïques de riches monastères, autrement dit des spoliateurs. Cette simple constatation suffit à apprécier la sincérité de l’aristocratie dans cette soi-disant ligue du bien public constituée à Coulaines.
De cette localité, le roi se rendit à Tours. Il conçut un projet hardi, marcher sur Toulouse et enlever cette ville. Depuis plus de trois ans, ni lui, ni même son père, n’avaient pu s’enfoncer si profondément en Aquitaine. On était au cœur de l’hiver, saison où aucune expédition n’était d’habitude entreprise, mais en janvier 844 le temps fut d’une douceur exceptionnelle. Charles crut bon d’en profiter.
Le siège de Toulouse parut d’abord une inspiration heureuse. La présence du roi intimida les uns, rassura les autres. Bernard de Septimanie n’avait cessé depuis la mort de Louis le Pieux de « former les plus vastes desseins », selon Nithard, entendons qu’il cherchait à se constituer un duché autonome, peut-être un royaume dans le Midi. Il avait joué un double jeu avec Charles. Il tomba en son pouvoir, on ne sait comment. Déclaré coupable de « lèse-majesté » par le « jugement des Francs », il fut décapité. Charles dut être poussé à cette mesure rigoureuse, exceptionnelle en ces temps, à l’égard d’un grand personnage, par son entourage, peut-être par Alard, qui avait succédé à Bernard dans la faveur de Louis le Pieux.
L’Aquitaine et la Gothie crurent se trouver en présence d’un souverain justicier. Les soumissions et demandes de faveurs affluèrent au camp de Charles. Jamais sa chancellerie ne fut si active. Elle délivra quantité de diplômes confirmatifs de possessions, de donations, d’immunités, aux évêchés et abbayes de Gothie (Septimanie et marche d’Espagne) notamment. Les laïques eurent naturellement leur part de faveurs. Le 16 juin, renouvelant des dispositions de 815 et 816, Charles délivra un « précepte » accordant des privilèges de tous ordres aux « Goths ou Espagnols » qui repeuplaient le Roussillon, réduit en désert par les invasions arabes au siècle précédent.
Les prêtres de Septimanie gémissaient sous la tyrannie cupide des évêques qui les accablaient de redevances en nature ou en argent. Ils présentèrent un véritable cahier de doléances, auquel le roi fit droit par un édit.
Cependant le siège de Toulouse traînait. Il avait été entrepris avec précipitation, sans préparation. Charles n’avait emmené avec lui qu’une poignée de fidèles et certainement pas de machines de siège. Il comptait être rejoint en mai ou juin par l’ost, par l’armée qu’on levait en ces mois. L’ost se mit, en effet, en route, mais, surprise par Pépin II en Angoumois, elle essuya un complet désastre (14 juin). Notre meilleur guide pour ces temps, l’historien Nithard, y trouva la mort, ainsi que beaucoup d’autres personnages de marque.
Vers le même temps, les « marquis » laissés à la défense de la Neustrie contre les Bretons et contre Lambert, furent assaillis et tués au passage du Blaison, en Herbauge, ce qui permit à Nominoé de ravager tout l’Ouest, jusqu’au Mans, sans rencontrer de résistance.
Ces désastres commandaient le retour du roi au Nord. Charles s’obstina à poursuivre le siège. C’est une des plus anciennes manifestations de son caractère qui voulait mener une entreprise jusqu’au bout. Il fallut bien, tout de même, lever le siège n août et regagner la « France », ce qui se fit par l’Auvergne et le Berry.
A l’automne, il eut une entrevue avec ses frères à Yutz, près Thionville, entrevue cordiale, selon les annalistes officiels. Lothaire eût bien voulu intervenir dans les affaires ecclésiastiques de ses frères. Il avait eu l’habileté récemment de faire nommer son oncle, Drogon, fils illégitime de Charlemagne, archiévêque de Gaule et de Germanie par le nouveau pape Serge, qui, irrégulièrement élu, n’avait pu le lui refuser. Lothaire tenait aussi à faire rétablir sur les sièges de Reims et de Narbonne ses créatures, Ebbon et Barthélemy. Mais un concile les avait exclus de leurs sièges dix ans auparavant et le pape n’osa pas aller contre les canons de l’Eglise. A ce colloque de Yutz, les évêques, après une discrète allusion aux discordes des « très nobles princes », se montrent conciliants, opportunistes, touchant la spoliation des biens d’Eglise : si des nécessités urgentes obligent à confier à des laïques des biens d’Eglise, que du moins l’évêque diocésain en ait la surveillance religieuse et temporelle avec l’aide d’un abbé régulier.
Drogon avait présidé l’assemblée, mais celle-ci n’avait pas entériné sa promotion à la situation extraordinaire conférée par le pape Serge. Le concile qui réunit à Ver, près de Sentis, les évêques du royaume de Charles ne l’admit pas davantage : il usa d’un procédé dilatoire, le renvoi de l’affaire à un concile général de Gaule et de Germanie (décembre 844).
Cette affaire de la primatie de Drogon, qui aurait donné à Lothaire dont il était le sujet, un droit de regard sur les affaires ecclésiastiques, même politiques de ses frères, étant ainsi écartée ou ajournée, Charles avait les mains libres pour ramener le calme en Neustrie et refouler en Bretagne Nominoé. L’expédition dut être abandonnée. Un danger terrible fondait sur la France occidentale, l’arrivée des Normands remontant le cours de la Seine.

Apparition des Normands
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La péninsule scandinave demeura inconnue aux Méditerranéens. Il est possible, sinon certain que le navigateur Pythéas, Grec de Marseille, y ait abordé dans son périple, vers 335 avant notre ère. En l’an 5 après J.-C., la flotte romaine contournant le Jutland, aperçut forcément la pointe sud-est de la Scandinavie en pénétrant dans la Baltique. Longtemps, les Romains la prirent pour une île. A la fin du IIe siècle de notre ère, la population commence à déborder sur le continent : elle lance successivement Goths, Gépides, Hérules, Burgondes, peut-être même Lombards. Au VIe siècle, les Romains savent distinguer les Danois qui occupent la pointe sud de la péninsule, les îles (Seeland, Fionie, Laaland), le Jutland, des Suédois (Sveones) à l’est du lac Mélar.
Nulle expédition de piraterie n’est signalée jusqu’aux alentours de l’année 528. On apprend alors que des pirates, remontant le Rhin, ont débarqué dans le pays des Francs dit « Hattuariens », entre Rhin et Meuse, en aval de Cologne. Ils ravagent le pays et font des captifs. Mais le roi Thierry accourt, tue le chef des pirates, écrase la flotte ennemie et s’empare du butin fait par les envahisseurs. Il est intéressant de remarquer que le souvenir de cet épisode est conservé dans le poème anglo-saxon, Beowulf, rédigé trois ou quatre siècles après. Il nous apprend que le chef des pirates s’appelait Hygelac (dont Grégoire de Tours rend le nom par Chochilaïcus) et qu’il n’était pas danois, comme le croyait l’historien, mais roi des débris des Goths demeurés en Suède. Puis le silence se fait et pour plusieurs siècles la Manche, la Mer du Nord sont libres.
Brusquement, en 795, le monastère anglais de Lindisfarne (Holy Island), près de la côte de Northumberland, est pillé par les « Hommes du Nord », les Normands. En 799, deux îles au large des côtes d’Aquitaine, Noirmoutier et Ré, subissent le même sort. Ce sont les signes avant-coureurs des désastres, des souffrances inouïes qui vont s’abattre sur l’Europe pendant deux siècles L’Europe centrale et occidentale n’aura pas affaire aux Suédois ou Russes, tout occupés par leur mainmise sur le territoire des Slaves orientaux des bassins de la Dvina et du Dniepr, territoire qui prendra leur nom, Russie, comme la Gaule prend le nom de France. Les îles Britanniques seront conquises au IXe siècle par les Danois et un rameau scandinave jusqu’alors presque inconnu, les Norvégiens. La France, la Lotharingie, l’Allemagne, l’Espagne même ne verront que les Danois, ce qui suffira à leur malheur.
Déjà sous le règne de Louis le Pieux se manifestent les débarquements et pillages des Hommes du Nord. Ils s’attaquent aux Iles de la Frise. Chose plus grave, à trois reprises (834 à 836), ils s’emparent de Dorstadt, aujourd’hui Wijk-te-Duurstede, au confluent du Vecht et du Lek. C’est grave, ce port fluvial étant le principal centre commercial du nord de l’Empire. Mais, à cette date encore, il suffit que l’empereur s’approche pour que les pirates intimidés rembarquent.
La mort de Louis le Pieux et les compétitions entre ses fils enhardissent soudain les « Normands ». En 841 Rouen, en 842, Quentowic (Etaples à l’embouchure de la Canche), sont visités et pillés. Ce sont les deux ports principaux de la Manche ; le second avait supplanté Boulogne comme lieu de passage du continent en Angleterre.
Profitant des troubles qui mettent aux prises les « marquis » préposés par le jeune roi Charles à la défense de la Neustrie et le révolté Lambert, allié aux Bretons, les Normands s’introduisent dans Nantes le 24 juin. La population, évêque en tête, cherche asile dans la cathédrale. Les pirates mettent le feu à l’édifice, la ville est pillée et quantité de captifs emmenés en l’île de Heri (Noirmoutier) qui devient un repaire pour ces brigands.
Jusqu’alors ces événements déplorables pouvaient être envisagés comme des accidents dus à la période d’anarchie occasionnée par la succession de l’empereur Louis. Mais le 29 mars 845 vit un événement qui frappa de stupeur les contemporains, la prise de Paris, le jour même de Pâques : Cependant le roi avait convoqué l’ost dès mars, à Charlevanne, en aval de Paris. En raison de sa dévotion particulière à saint Denis, il fit vœu de défendre le monastère de ce nom, coûte que coûte. Gardant près de lui la majeure partie de l’armée, il envoya l’autre vers Bougival, avec ordre de passer la Seine pour en venir aux mains avec l’ennemi. Il ne fut pas obéi. Ce furent les Normands qui passèrent l’eau : pris de panique, le détachement franc s’enfuit. A cette nouvelle
« Charles, très noble roi, qui était prêt à mourir pour la défense de Sainte Eglise, triste et dolent, frappant sa jeune poitrine, se retira ».
Les monastères des environs de Paris furent pris et pillés. La cité de Paris subit le même sort il faut dire qu’elle était indéfendable, ses remparts comme ceux des autres cités de la Gaule s’étant écroulés depuis longtemps, faute d’entretien, en raison d’une longue sécurité de trois ou quatre siècles.
Démoralisée, l’armée entourant le roi était incapable de combattre. Peut-être aussi était-elle insuffisamment nombreuse : un passage d’un écrit contemporain le donne à penser : « A la convocation du roi, beaucoup vinrent, mais non tous. » Cette convocation était anormale. L’armée franque se composant surtout de cavaliers, on ne pouvait se mettre en campagne avant le mois de mai, au plus tôt ; il fallait que l’herbe eût poussé pour nourrir les chevaux.
Que faire ? A l’instigation des grands, le roi offrit au chef des pirates, Ragnar, d’acheter leur retraite. On convint de 7.000 livres d’argent. Les Normands « invoquant leurs dieux, jurèrent de ne plus pénétrer dans le royaume ». A leur retour, ils furent mal accueillis par Horic, roi de Danemark. Les vainqueurs étaient des Vikings, c’est-à-dire des aventuriers partis en expédition, sans l’aveu de leur souverain. Horic, en lutte avec Louis le Germanique, privé de leur secours, avait eu le dessous. Ces expéditions furent longtemps entreprises contre la volonté des rois danois qui redoutaient pour leur pouvoir, le prestige et la richesse qu’elles valaient aux aventuriers de la mer.
Nul doute que le versement de cette rançon n’ait profondément blessé les Francs de l’Est qui rendirent responsable Charles, de cette atteinte au prestige du nom des Francs.

Troubles en Aquitaine – Défaites en Bretagne –
Les colloques de Meerssen (845-851)

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Les païens n’avaient pas encore quitté le bassin de la Seine que le roi avait à trancher une grave affaire, celle de la succession de la créature de Lothaire, Ebbon, au siège métropolitain le plus important de son Etat par le nombre des suffragants et sa situation géographique, celui de Reims. Un concile réuni à Beauvais (milieu d’avril) donna satisfaction au roi en élisant en la personne d’Hincmar, prêtre et moine à Saint-Denis, un serviteur dévoué du souverain ; dévoué, certes, mais impérieux et à condition que son roi se rende à tous ses conseils. Cela fait, les évêques, y compris le nouvel élu, présentèrent leurs doléances. Les malheurs du royaume provenaient de l’usurpation invétérée des biens d’Eglise. Charles dut renouveler envers l’épiscopat les serments pris à Coulaines. Les protestations épiscopales reprirent au concile de Meaux quelques jours après. L’épiscopat protesta contre le reproche de n’obéir qu’à son intérêt personnel. Ce qu’il voulait, c’était une Eglise forte et respectée, seule capable d’opposer une barrière à la corruption de la société. Leur cahier de doléances ne comporte pas moins de 83 ou 84 articles. Il semble bien sortir de la plume du nouvel archevêque de Reims.
Malgré ses préoccupations de tout ordre, Charles ne perdait pas de vue les affaires d’Aquitaine et de Bretagne. Avec son neveu Pépin II, il eut recours à la diplomatie. Il lui reconnut (juillet) non le titre de roi d’Aquitaine, mais le gouvernement (dominatus) de ce pays, exception faite du Poitou, de l’Angoumois, de la Saintonge que Charles se réservait. Pépin II devait, en outre, promettre d’être fidèle à son oncle, et de lui venir en aide, le cas échéant. Etant données les circonstances, Charles avait négocié habilement.
Ensuite, il passa l’automne dans le Maine, à Rennes, en Anjou. La famine désolait la contrée. Il n’avait qu’une poignée d’hommes autour de lui. On lui persuada que s’il entrait en Bretagne, il s’attirerait un parti hostile à Nominoé. Mauvais conseil ou piège. Il y tomba.Il retourna d’Anjou jusqu’à la frontière de Bretagne, vers le cours inférieur de la Vilaine. Le 22 novembre, dans un lieu marécageux, à Ballon, il est enveloppé par Nominoé. Sa petite troupe est écrasée. Lui-même échappe à grand-peine et le bruit court qu’il est parmi les morts. Il s’enfuit au Mans, puis à Tours. Il s’avise alors de négocier avec le rebelle Lambert. Il lui reconnaît outre Nantes, l’Anjou, à condition qu’il s’engage à défendre l’Ouest contre ses anciens alliés, les Bretons.
De retour en France, il voit l’épiscopat, assemblé à Paris, le 11 février 846, lui rappeler le programme de ses revendications. Le haut clergé s’obstine à ne pas comprendre ou à faire semblant de ne pas comprendre que la concession à des grands laïques de l’abbatia, c’est-à-dire de la portion des biens d’un monastère revenant à l’abbé, est la rançon indispensable du privilège de l’Eglise de ne payer d’impôts d’aucune sorte. L’abbatia est la solde qui permet aux comtes qui en sont gratifiés d’entretenir les forces armées qui, plus que jamais, sont nécessaires au salut de 1’Etat et de 1’Eglise.
Une affaire imprévue et absurde vint compliquer les embarras au milieu desquels se débattait le jeune roi. Un de ses vassaux enleva une fille de l’empereur Lothaire et s’enfuit avec elle en Aquitaine. L’empereur accusa son frère de complicité. Il s’en prit aussi, on ne sait pourquoi, à Louis le Germanique. La « fraternité » parut tellement compromise que Louis et Charles se réunirent pour attester qu’ils n’étaient pour rien dans cette histoire. Mais, en même temps, Lothaire avait repris en mains l’affaire d’Ebbon et pressait Serge II de la faire trancher par un concile. Intimidé, le pape n’osa refuser. Il ordonna la tenue d’un synode à Trèves pour en finir avec cette affaire, de concert avec les légats pontificaux. Mais ceux-ci ne vinrent pas et le synode n’eut pas lieu.
Cependant Charles ne pouvait laisser sans réponse les doléances de son clergé. Il en entretint une grande assemblée d’été qui se réunit à Epernay (juin 846). La lecture des revendications des évêques souleva l’indignation du monde laïque. Le roi dut choisir. Sa situation ne lui permettait pas l’hésitation. L’épiscopat fut sacrifié. Par convenance, il retint quelques dispositions du concile de Meaux (pas même le quart) et pour la forme, le haut clergé n’obtenant qu’une vague promesse d’enquête et de garanties pour l’avenir. L’auteur de la partie des Annales royales (dites à tort Annales de Saint-Bertin) qui traite de cette année, l’évêque de Troyes, Prudence, ne cherche pas à dissimuler la délaite du monde ecclésiastique. Il s’indigne :
« On y fit si peu de cas des avertissements si justifiés donnés par les évêques du royaume au sujet des affaires ecclésiastiques qu’on n’avait peut-être jamais eu d’exemple, à l’époque chrétienne, d’un tel manque de respect à l’égard des pontifes. »
Au lendemain de l’assemblée d’Epernay, le roi reprit le chemin de l’Ouest. Il engagea avec Nominoé des négociations, d’abord secrètes. Elles aboutirent à un traité de paix dont les clauses sont mal connues. Le roi sacrifia Lambert, dépouillé du Nantais, au ressentiment de son nouvel allié. Il reconnut sans doute l’autonomie de l’ancien missus de son père en Bretagne. Mais, comme Nominoé cesse de dater ses actes du règne de Lothaire qu’il feignait de reconnaître pour, son souverain, on peut supposer qu’il accepta nominalement l’autorité de Charles.
Celui-ci fut rappelé vers l’Est par l’attitude de Lothaire plus que jamais agressive. L’empereur laissait les siens piller les domaines de ses frères. Une entrevue des trois fut décidée pour le début de l’année suivante. A la Noël de 846, Charles était arrivé à Reims quand il reçut une ambassade d’Abd-er-Rhaman II venue de Cordoue.
« Le roi des Sarrasins lui demandait paix et alliance. Le roi reçut les envoyés honorablement et les congédia. »
On ignore les motifs de cette ambassade. Le bruit des revers de Charles n’était peut-être pas parvenu en Espagne ou bien on ne les jugeait pas assez graves pour ébranler le prestige de celui des rois francs qui était le plus proche voisin de l’émir. Au reste, celui-ci et ses successeurs, ne sont pas beaucoup mieux partagés que les souverains chrétiens, ayant à lutter contre les révoltes perpétuelles de leurs sujets, surtout des Maures et aussi contre les attaques des Normands.
Le 28 février 847, à Meerssen, près de Maestricht, les fils de Louis le Pieux se rencontrèrent pour la deuxième fois depuis le traité de Verdun. En un si court espace de temps, le prestige des Francs avait subi de graves atteintes. Charles avait été battu sur tous les terrains. La réputation de Lothaire n’était pas moins compromise. La Provence s’était soulevée et il ne pouvait empêcher les Normands de s’emparer de la Frise. Un désastre bien plus grave que la prise de Paris, cité déchue à cette époque, s’était produit en Italie. En août 846, les Sarrasins s’étaient emparés de la basilique de Saint-Pierre, le sanctuaire le plus vénéré de la chrétienté. Ce n’était le fait que d’une bande ayant réussi un coup de main, au surplus facile, Saint-Pierre étant encore en dehors de l’enceinte de Rome, mais le représentant de Lothaire, son fils Louis, roi d’Italie et coempereur, ayant voulu s’emparer du repaire des Sarrasins, situé à cent milles de Rome, avait été vaincu et avait eu peine à échapper au désastre. Louis le Germanique était moins touché, ses sujets saxons ayant repoussé les attaques du roi des Danois Horic, mais il n’était pas indemne : il s’était fait battre par les Slaves de Bohème.
Les trois frères comprirent qu’il fallait faire trêve à leurs dissensions et s’unir contre leurs ennemis. Le plus directement menacé était Charles. Pépin et les Bretons ne tenaient aucun compte des conventions de l’année précédente. Pépin, invité au colloque de Meerssen, s’était bien gardé d’y venir. Dans les proclamations (adnuntiationes) que les souverains, selon l’usage, firent à leurs fidèles à l’issue de leurs colloques, Lothaire indique brièvement le but de la réunion, Louis avertit que des messagers vont être envoyés au nom des trois à Pépin, aux Bretons, aux Normands, pour rétablir la paix. L’annonce de Charles est la plus étendue, et la plus intéressante. Il entend dissiper les défiances entre seigneurs et vassaux :
1° Chaque homme libre aura le droit de prendre comme seigneur qui il voudra, le souverain ou un des fidèles de celui-ci ;
2° Interdiction à un vassal de changer de seigneur sans motif grave, interdiction à un seigneur d’accueillir le vassal d’un autre ;
3° Les rois entendent être justes envers leurs fidèles et ceux-ci doivent faire de même envers les leurs ;
4° Les rois consentent à ce que les vassaux des fidèles se rendent à l’armée sous l’autorité de leur seigneur, mais, en cas d’invasion ennemie, tout le monde doit marcher en masse.
On peut croire que, tout en parlant au nom de ses frères aussi bien qu’en son nom propre, Charles visait surtout ses propres sujets, particulièrement indisciplinés et indociles.
Les résultats du colloque furent nuls. Ni Pépin, ni même Lothaire et Louis convoqués à une autre entrevue ne s’y rendirent. Les Bretons échappaient à l’action des frères de Charles, les Normands et Horic se souciaient peu des menaces. Charles fut rassuré sur l’affaire de l’archevêché de Reims. Ebbon cité au concile de Paris (décembre) et contumace, fut abandonné par Lothaire qui, par un revirement inexpliqué, favorisa Hincmar au point de demander au nouveau pape Léon IV (confirmé le 10 avril 847) de conférer le pallium à l’archevêque de Reims. Aussi Charles put-il s’appliquer à ramener le calme et à apaiser les rancunes entre l’épiscopat et l’aristocratie laïque de son royaume.
A ce moment, on saisit un tournant dans le conseil du roi. Il subit l’influence des parents de sa mère (morte en 843), les Welfs, notamment de son oncle Rodolphe qu’il a nommé abbé (laïque) de Jumièges et de Saint-Riquier, des fils de celui-ci, Welf et Conrad, puis celle des fils de son autre oncle, Conrad l’Ancien : Hugues l’Abbé et Conrad d’Auxerre. Il s’opère un chassé-croisé. Le sénéchal Alard, auquel Charles devait tant, disgracié ou jaloux de la faveur des Welfs, passe au service de Lothaire qui le comble de bénéfices : quatre abbayes.
Cependant le péril normand ne cesse de croître. L’Aquitaine est au pouvoir des païens. Ils assiègent Bordeaux. Pépin II est incapable de les chasser. Charles conçoit le projet de se porter au secours des assiégés. Il part, contre l’usage, pendant la mauvaise saison, en février (848), capture sur la Dordogne neuf navires normands, mais ne peut empêcher Bordeaux d’être enlevé, pillé et le duc Guillaume, défendant la place, d’être fait prisonnier.
Charles avait échoué, mais il avait donné l’impression d’être en état de faire quelque chose. Aussi les Aquitains, découragés, abandonnèrent-ils Pépin et se tournèrent vers son oncle (Limoges, 25 mars). Le roi ne s’attarda pas au sud de la Loire. II apprenait que ses frères se rencontraient à Coblence — mauvais signe que ces rencontres à deux ! Rassuré sans doute, il retourne sur ses pas et le 6 juin 848, à Orléans, a lieu une cérémonie imposante, Charles est élu, oint par le métropolitain de Sens, Ganelon, et reçoit la couronne et le sceptre. Depuis août 838, date à laquelle son père lui avait remis les armes attestant sa majorité et une couronne pour son petit état du Maine, nulle cérémonie n’avait confirmé la royauté de Charles, royauté de fait plutôt que de droit. Désormais, il est légalement souverain des Etats que lui a légués son père, France, Aquitaine, Bourgogne, et sans doute Orléans a-t-il été choisi à dessein pour la cérémonie, car, traditionnellement la cité est à la jonction de ces trois parties constituant par leur ensemble le Regnum Francorum. Comme la date du couronnement (juin) est celle presque toujours de l’assemblée générale, il est plus que probable que Charles a tenu à ce que la cérémonie se fît en présence du monde de l’aristocratie, tant laïque qu’ecclésiastique.
Se croyant fortifié, le roi entra. avec l’armée — confondue avec le plaid général — en Aquitaine. Pépin lui échappa ; incapable de lutter, il erra çà et là en banni.
La ridicule affaire de l’enlèvement de la fille de Lothaire se dénoua. Lothaire pardonna — il fallut pour cela les sollicitations de Louis et du pape. Une entrevue de réconciliation entre l’empereur et Charles se tint à Péronne au début de 849. Comme, gage de ses bonnes dispositions, Lothaire expulsa le jeune frère de Pépin II, Charles, qui s’était réfugié sur son territoire.
Un roi carolingien n’avait pas seulement à se préoccuper de l’administration civile et de la défense armée de son royaume, les affaires religieuses, même d’ordre théologique, réclamaient son attention et lui causaient de graves soucis. En mars ou avril 849, Charles présidait à Quierzy un important concile qui condamna le moine saxon Gottschalk qui répandait la doctrine de la prédestination au salut ou à la réprobation éternelle.
Le roi reprit alors ses projets de soumettre définitivement l’Aquitaine. Après une entrevue avec Louis le Germanique, où les deux frères se firent les plus beaux serments d’assistance mutuelle, Charles se mit en route. Il fut acclamé à Limoges par les Aquitains. Chemin faisant, il ramassa le frère de Pépin, Charles que le clergé s’empressa de tonsurer et de mettre au cloître, puis il se dirigea sur Toulouse. Cette fois, il ne rencontra pas de résistance. Le comte Fridolon rendit la ville et en fut récompensé par l’octroi du Toulousain et de ses annexes (septembre).
En Gothie, le fils aîné de Bernard, décapité sous Toulouse en 844, Guillaume, tendait de se rendre indépendant. Il s’empara de Barcelone avec l’aide fournie par l’émir de Cordoue, Abd-er-Rhaman. Charles s’avança jusqu’à Narbonne. Confiant le soin de combattre l’insurgé au comte Aleran qu’il avait fait marquis de Gothie, il gagna le Berry. Il y célébra la Noël de 849 et discuta théologie avec le savant abbé de Ferrières, Loup : il le chargea de lui écrire un traité sur ce problème de la prédestination qui troublait les esprits.
Au début de 850 Aleran, attiré traîtreusement par Guillaume, fut fait prisonnier. Mais il s’échappa, noua des intrigues avec des Goths (Espagnols) de Barcelone. Ils lui livrèrent Guillaume qui fut décapité. La Gothie entière obéit à Charles.
Mais en Gascogne, le duc national Sanche-Sanchez, se révolta. L’affaire dut s’arranger vite, car dans l’été de 850 deux ducs des Gascons ultrapyrénéens, les Basques, vinrent offrir des présents et demander la paix. Le roi de France se trouva ainsi recouvrer la vague suzeraineté exercée par son père sur la Navarre.
II restait à pacifier l’Ouest et la Bretagne. Mais là le roi rencontre un obstacle invincible, Nominoé. Non content de ravager la marche bretonne, le prince breton se mit en tête, sinon de constituer une Eglise bretonne en plaçant les sept évêchés de Bretagne sous l’obédience de Dol, érigé en archevêché, du moins de faire des évêques à sa dévotion ! Sous prétexte qu’ils se sont rendus coupables de simonie, il en expulse quatre sur sept et les remplace par ses créatures Il brave les admonestations du concile de Tours, chef-lieu de la province dont relève la Bretagne au point de vue ecclésiastique. Profitant de l’éloignement du roi faisant campagne en Aquitaine, il dévaste furieusement l’Anjou, rallie à lui l’inconstant comte de Nantes, Lambert, reprend Rennes (849 et 850). Au début de 851, le roi est à Chartres, puis à Tours. Il y apprend une nouvelle qui ne lui fut pas désagréable, la mort subite, le 7 mars, de Nominoé à Vendôme : le Breton avait poussé jusque-là une campagne de destruction de la Neustrie. Mais Nominoé laissait un fils, non moins intrépide, non moins résolu, et Lambert ne se soumettait pas. Cependant Charles se sentit rassuré et crut le moment enfin venu d’avoir un nouveau colloque avec ses frères.
Il se tint de nouveau à Meerssen vers mai 851. Il n’y eut presque pas de délibération. Les rois s’engagèrent à vivre en bons termes comme des pairs. Parmi les articles promulgués, l’un était de nature à conserver la bonne entente, celui où chacun des trois contractants s’engageait à ne pas donner asile aux sujets révoltés des deux autres et pas davantage à ceux qui passaient d’un Etat à l’autre pour échapper aux peines infligées par l’Eglise. Comme conclusion du colloque, les princes en définirent le sens d’accord avec des grands des deux ordres, ecclésiastique et laïque, dans l’écrit souscrit par eux en présence de la foule des sujets : ils proclament le régime de la concorde, concorde non seulement entre eux, mais avec leurs fidèles, concorde des fidèles entre eux, pour l’œuvre commune de restauration de l’Eglise et de l’Etat ; entente de tous contre ceux, à quelque rang qu’ils appartiennent, qui viendront à troubler le régime de paix.
On eût pu croire que cette « concorde » fortifierait les fils de Louis le Pieux. Il n’en fut rien. Jamais la situation n’apparut plus lamentable dans les Etats de Lothaire et de Charles. Le premier, impuissant à réduire les Normands, avait dû concéder à Rorik, puis à son neveu Godfried, baptisé, une partie de la Frise : aux bouches du Rhin et de la Meuse, il se constituait une Normandie.
Charles crut pouvoir en finir avec les Bretons et accabler le fils de Nominoé, Erispoé. Il subit encore une grosse défaite, en Anjou, à Juvardeil (22 août). Il se décida alors à une concession humiliante : il reconnut le titre royal au Breton et lui céda en bénéfice la « marche de Bretagne », c’est-à-dire les comtés de Rennes, de Nantes, de Retz, moyennant quoi Erispoé cessa de reconnaître Lothaire comme son souverain et data ses actes du règne de Charles, dérisoire satisfaction d’amour-propre pour ce dernier.
L’année suivante (852) procura à Charles plusieurs avantages. Lambert, l’incurable rebelle, fut tué. Un Breton, Salomon, se déclara fidèle et reçut du roi le tiers de la Bretagne. Enfin, Sanche, duc des Gascons, mit la main sur le malheureux Pépin II et l’amena à son oncle qui le fit tondre et enfermer au monastère de Saint-Médard près Soissons.
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CHAPITRE VIII
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